LA FRANCE PITTORESQUE
Saint-Ernest : « doublure » de Napoléon
et arroseur arrosé
(D’après « Mon journal : recueil hebdomadaire illustré », paru en 1912)
Publié le lundi 28 décembre 2020, par Redaction
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Sans rival pour incarner Napoléon sur scène, l’acteur Louis Saint-Ernest en tirait une certaine arrogance, doublée d’une paresse dont un camarade endossant le rôle du maréchal Berthier résolut un jour de se jouer en pleine représentation
 

L’acteur Louis-Nicolas Brette Saint-Ernest (1802-1860) qui jouait, vers 1840, dans les théâtres populaires de l’ancien boulevard du Temple, ressemblait d’une façon étonnante à Napoléon Ier. Aussi s’adressait-on toujours à lui dès qu’il y avait à remplir, dans une pièce, le rôle de l’Empereur ou du général Bonaparte.

C’était comme la spécialité de Saint-Ernest, et, chose singulière, il avait fini par si bien s’incarner dans ce rôle de chef et d’autocrate, que, en dehors même du théâtre, dans la vie ordinaire, il se montrait fréquemment plein de morgue, arrogant et cassant. Vis-à-vis de ses camarades surtout, il tranchait ainsi volontiers du monarque, et était parvenu à en froisser et mécontenter plus d’un. L’un de ceux-ci jura un jour de se venger.

Louis Saint-Ernest jouant le rôle de Napoléon
dans Le mémorial de Sainte-Hélène en 1852. Lithographie d’Alexandre Lacauchie

Louis Saint-Ernest, qui était aussi paresseux que fier de sa prérogative, de sa ressemblance avec l’Empereur, n’étudiait ses rôles que très strictement, n’apprenait que les paroles qu’il avait tout juste à prononcer. Ce camarade, qui voulait lui jouer un tour, remplissait, dans une pièce impériale, le rôle du maréchal Berthier, et, à certain moment, il avait à remettre à l’Empereur, incarné par Saint-Ernest, une proclamation, écrite sur une belle feuille de papier roulée, et dont l’acteur n’avait qu’à donner lecture.

Ce soir-là, Louis Saint-Ernest eut beau dérouler la feuille de papier et la retourner et la regarder dans tous les sens, aucune ligne n’y était tracée ; rien à lire ; pas de proclamation. Et naturellement notre paresseux s’était bien gardé d’apprendre son discours par cœur. Il comprit tout de suite quelle vilaine farce lui jouait son camarade ; mais, à son tour, il voulut l’attraper.

« Berthier ! dit-il d’une voix sonore et d’un ton majestueux, Berthier, je t’ai fait maréchal de France, je t’ai fait prince de Wagram, je t’ai fait grand commandeur de la Légion d’honneur ! Je veux mettre le comble à mes faveurs ! Tiens, dit-il en lui passant le rouleau de papier blanc, c’est toi qui vas lire ma proclamation »

Mais l’acteur, qui faisait le rôle de Berthier, ne manquait pas non plus d’esprit d’à-propos, et, après s’être incliné très bas devant l’Empereur, il répliqua : « Sire, vous m’avez fait maréchal de France, vous m’avez fait prince de Wagram, vous m’avez fait grand commandeur de la Légion d’honneur, et je ne saurais trop vous remercier de tant de preuves d’affection et de tant d’honneur. Mais, Sire, vous avez oublié de me faire apprendre à lire : je ne sais pas lire ! »

Et, afin de pouvoir continuer et achever la représentation, il fallut aller chercher le manuscrit de la pièce, et le remettre à Saint-Ernest, qui alors, comme si de rien n’était, donna lecture de la proclamation impériale.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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