LA FRANCE PITTORESQUE
Varou : loup-garou normand
devant expier sa faute
sept années durant
(D’après « Annales de Normandie », paru en 1952)
Publié le mercredi 17 février 2021, par Redaction
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Distinguant le loup-garou des récits féeriques victime d’une métamorphose dont il n’est pas l’auteur, du garou volontaire, sorcier ou magicien se transformant en animal malfaisant, la loi, entérinant cette croyance, condamna longtemps le second au bûcher, la Normandie usant spécifiquement du mot varou pour qualifier un être frappé de malédiction divine du fait d’un crime resté impuni parmi les hommes, soumis à une course nocturne pleine de désespoir mais n’attaquant personne
 

Du loup-garou, le folkloriste Stith Thompson (1885-1976), co-auteur de la classification internationale des contes, donne la définition suivante : « Une personne, un animal ou un objet change sa forme et apparaît sous un nouvel aspect et nous appelons cela transformation ; mais si l’être vivant meurt entre les deux états, nous avons la réincarnation. (...) Les mythologies de tous les peuples sont pleines de métamorphoses impliquant ou non la mort et le revenir (...) L’une des plus marquantes de ces croyances concerne le loup-garou, l’homme qui, périodiquement, tourne en un loup effrayant. Sous son aspect humain, le loup-garou est souvent aimable et bon, et le changement de forme a lieu involontairement. Étant loup, il combine l’esprit humain et la mémoire avec la cruauté et la voracité du loup ».

Victimes ou non, les loups-garous hantent l’esprit humain depuis l’antiquité la plus reculée. En effet, la transformation de l’homme en animal, et plus spécialement dans nos contrées en loup, a été signalée comme une chose courante et incontestable par des auteurs aussi divers qu’Hérodote, Apulée, Pline, Lucien ou Virgile, pour n’en citer que quelques-uns. À l’époque chrétienne, saint Augustin rapporte, comme un événement digne de foi, le mythe de Lycaon et de ses fils qui, s’étant nourris de chair humaine, furent changés en loups.

Loup-garou. Gravure (colorisée) extraite de La Chronique de Nuremberg, par Hartmann Schedel (1493)
Loup-garou. Gravure (colorisée) extraite
de La Chronique de Nuremberg, par Hartmann Schedel (1493)

Le Moyen Âge hérita de cette croyance et l’on connaît, parmi d’autres, la légende de saint Patrick qui transforma en loup le roi gallois Vereticus et celle de saint Natalis maudissant une puissante famille irlandaise dont chaque membre fut, dès lors, condamné à devenir loup pendant sept ans.

En 1414, les théologiens, réunis en concile à Constance, étudièrent la question sur la demande de Sigismond, empereur du Saint-Empire romain germanique (1411-1437). La conclusion de leurs délibérations fut que, non seulement la lycanthropie était une chose possible, mais encore, en douter constituait pour le chrétien une faute grave, susceptible d’entraîner la damnation éternelle.

D’autre part, la loi apporta sa sanction à cette croyance et nombre d’individus furent alors condamnés au bûcher parce que l’opinion publique les accusait de se transformer volontairement en animaux malfaisants par le moyen de la sorcellerie. La crédulité populaire savait, d’ailleurs, fort bien distinguer le garou-sorcier, avide de profits ou désireux de nuire, du garou-victime, objet d’une malédiction ou d’un enchantement. Et, si le premier genre donna naissance à de doctes traités sur la lycanthropie et fournit la matière à de nombreux et effarants procès, une littérature abondante, qui va de la légende du Chevelere Assigne (Lohengrin) au conte de La Belle et la Bête, fleurit sur le thème du second.

L’un et l’autre — sorcier ou victime — ont en commun ce que l’on pourrait appeler le « rituel » de la métamorphose : il est indispensable que l’intéressé mette, ou ôte, de gré ou de force, un objet ou un vêtement auxquels sont attachées certaines propriétés qui entraînent automatiquement la métamorphose. Pour retrouver sa forme primitive, le garou doit faire à rebours le geste qui lui a permis de la quitter.

Autre caractère à signaler comme étant, semble t-il, commun à tous les garous involontaires : la périodicité de la transformation. Elle a toujours lieu à un moment donné du jour ou de l’année et dure un laps de temps bien déterminé. De plus, certaines conditions très précises sont à remplir pour que le garou reprenne définitivement son apparence humaine. Si ces conditions ne sont pas rigoureusement remplies, le cas du garou, dans la plupart des versions, s’aggrave et le libérateur maladroit est souvent puni à son tour.

Telles sont, semble t-il, les caractéristiques essentielles et quasi-universelles de l’homme transformé en animal. Que reste-t-il, ou plutôt que restait-il, en Normandie, à la fin du XIXe siècle, de cette croyance au loup-garou ?

Le mot garou ne semble pas avoir été employé dans les patois normands ; il est remplacé par la forme dialectale varou. Les dictionnaires et glossaires des langages de Haute-Normandie ne mentionnent pas du tout ou rarement ce terme. Au contraire, ceux des dialectes bas-normands ne s’en font pas faute. Parfois même, ils ne se contentent pas d’en donner la traduction mais y ajoutent un commentaire plus ou moins historique. Cela laisserait supposer que cette croyance était, en Basse-Normandie, assez fortement enracinée pour que le besoin de la souligner se soit fait sentir.

Ces mêmes dictionnaires restreignent le sens du mot « varou » à l’usage des vivants. Les varous fantômes ne sont pas mentionnés. Toutefois, les enquêteurs qui, à cette époque, recueillirent des récits sur les varous font état de varous qui « reviennent » et la description des faits qui précèdent ce « revenir » vaut que l’on s’y arrête.

« Les hommes qui meurent damnés commencent à souffrir dès leur mise en terre. Ils mangent leur suaire — le suaire est un mouchoir plié en triangle et posé sur le visage du mort. Ses trois pointes sont imprégnées de cire vierge que l’on a fait fondre — et poussent des cris plaintifs. La nuit, des lueurs phosphorescentes apparaissent sur leurs tombes et les efforts qu’ils font pour quitter leur bière empêchent la terre de se tasser (on dit alors que la fosse « n’a pas foulé »). C’est à ce signe que l’on reconnaît qu’il y a là un malheureux damné qui deviendrait bientôt un varou ou loup-garou si l’on n’y mettait ordre. Il faut alors que le curé, muni d’une bêche neuve, exhume le cadavre, lui tranche la tête et, tout en la disputant à des démons qui, sous forme de chiens, le harcèlent, jette cette tête dans une rivière. Aussitôt, il se forme un tourbillon, une tourniolle, à l’endroit où la tête a disparu », rapporte L.-J. Chrétien qui en 1840 recueillit des traditions relatives à l’arrondissement d’Argentan.

On dirait que les tourments auxquels sont condamnés les revenants quand ils hantent les lieux qu’ils ont autrefois habités, ont créé une certaine confusion avec le varouage, cette course nocturne à laquelle est soumis le varou, course insensée, pleine de désespoir et d’épouvante. Peut- être est-ce pour cela que le terme de varou leur est appliqué ?

Loup-garou. Gravure de Hans Pape extraite de Le loup-garou par Hermann Löns, édition de 1920
Loup-garou. Gravure de Hans Pape extraite de Le loup-garou par Hermann Löns, édition de 1920

Quant au varou vivant, victime d’une malédiction divine lui aussi, on pourra juger, par les récits qui vont suivre ou par les commentaires qu’ils ont suggérés aux collecteurs qui nous les ont transmis, des particularités qui le caractérisaient.

Tout d’abord, empruntée à Louis Du Bois, une description assez précise du sort du varou : « Voici l’origine des loups-garous selon les paysans. Avant la Révolution on était dans l’usage de publier des monitoires dans les églises contre les malfaiteurs qui n’avaient pu être découverts par des moyens naturels et contre ceux qui, ayant connaissance du crime et du criminel, ne le dénonçaient pas. Les monitoires recevaient aussi le nom de quérémonies ou de quérimonies. Les paysans étaient persuadés que, si malgré les différentes publications des monitoires au prône de la messe, le criminel restait inconnu et laissait passer la troisième publication, il appartenait au diable et était obligé de courir le loup-garou. Il en était de même de ceux qui avaient refusé de faire la dénonciation du coupable »

Louis Du Bois explique encore que « le diable auquel ce malheureux est échu en partage le traite fort durement ; les coups de bâton trottent, les croquignoles et les nasardes ne sont point épargnées ; les gourmades et les horions pleuvent à foison ; le pauvre patient souffre cruellement. C’est ce qui arrive surtout, si à l’heure que Satan lui a fixée, le possédé ne se trouve pas exactement au rendez-vous qui est ordinairement le pied d’un if ; le malin va trouver chez lui le retardataire, l’entraîne rapidement par les oreilles, et l’étrille d’importance, et pour le bon exemple, au centre de chaque carrefour, et devant toutes les croix du voisinage ».

Bien que la transformation en animal ne soit pas toujours explicitement mentionnée dans les récits parvenus jusqu’à nous, tous les collecteurs sont d’accord pour souligner que le varou doit revêtir une peau de bête, une hure ou haire. avant de se livrer à ses courses infernales. C’est souvent une peau de loup, de chèvre ou de mouton. S’il arrive que quelqu’un, trouvant cette hure, l’endosse, il se met aussitôt à courir lui aussi le varou. Le même sort atteint l’imprudent qui met les vêtements abandonnés par le varou pendant qu’il accomplit sa peine. L’envoûtement cesse lorsque hure ou vêtements sont remis à leurs places respectives.

Toutes les nuits de l’année n’étaient pas propices au varouage. Dans la Manche, cela se passait de Noël à la Chandeleur ; dans les environs de Pont-Audemer, c’était durant les nuits de l’Avent, et Noël y mettait fin. Il est curieux de constater que les jours dévolus aux varous pour subir leur supplice se situent autour de la fête de la Nativité. Cette période de l’année serait-elle favorable aux changements d’individualité quels qu’ils soient ? Le thème classique des animaux doués de la parole pendant la nuit de Noël serait alors à rapprocher de celui qui représente l’homme devenant animal pendant un laps de temps ayant cette même nuit comme point de départ ou d’arrivée.

Le temps d’expiation du varou était généralement fixé à sept ans si aucune intervention n’avait lieu pendant ce délai. Ce temps pouvait être abrégé si quelqu’un lui faisait du sang entre les deux yeux, c’est-à-dire piquait adroitement le varou entre les yeux, avec la pointe d’un couteau de manière à faire jaillir quelques gouttes de sang. Si l’opération réussissait, le varou était débarrassé de sa hure à tout jamais. Si le coup était mal porté, le malheureux voyait sa peine prolongée de sept ans à partir de ce moment.

Ces principaux caractères vont se retrouver dans le récit suivant, recueilli au milieu du XIXe siècle par Jean Fleury qui le consigna dans Littérature orale de la Basse-Normandie, Hague et Val de Saire (1883) : « Il y a, dans la commune de Gréville, trois vallons parcourus chacun par un vaisseau qui se rend à la mer. Entre deux, ce sont des hauteurs qui se terminent par des falaises. La première de ces dépressions de terrain, en venant de Cherbourg, est la vallée du Hubilan, qui était autrefois le domaine favori des fées. La seconde est la vallée du Câtet, qui aboutit près du trou de Sainte-Colombe. La troisième est le Val Ferrand, qui aboutit à la mer en un endroit que l’on appelle le Douet du Moulin. Ce vallon est le plus boisé et le plus sauvage des trois. Il a aussi sa légende. Le vallon est profond. À mi-hauteur, du côté Est, s’élève une habitation perdue au milieu de grands arbres ; derrière et à côté, des jardins et des champs en pente rapide ; dans la vallée même, un moulin.

« C’est très pittoresque, mais très isolé. Les maisons les plus voisines sont à près d’un kilomètre de là. Quand le moulin marche, quand l’eau qui tombe d’en haut fait tourner les roues à grand bruit, on aurait beau crier, on ne serait pas entendu. C’est ce qui arriva au milieu du XVIIIe siècle à un M. de Rikmé, qui était venu s’y établir. Il fut assassiné à coups de hache, et la même hache servit à tuer le meunier dans son moulin. C’était au milieu du jour. Tout le monde était à travailler aux champs. Personne n’entendit, ou du moins, si l’on, entendit, si l’on vit les meurtriers qui étaient en même temps des voleurs, personne n’en dit rien.

« On eut recours, en désespoir de cause, à un moyen qu’on employait quelqufois avec succès pour découvrir les crimes cachés. Un dimanche, dans toutes les églises du pays, on lut en chaire un monitoire où les faits étaient relatés et où l’on sommait, au nom de Dieu, les auteurs, victimes ou témoins du crime, de déclarer ce qu’ils savaient sous peine, s’ils ne le faisaient, d’encourir l’excommunication majeure. Le monitoire était lu trois dimanches de suite, avec un appareil propre à frapper les fidèles de terreur. À la fin de la troisième lecture, le prêtre, après avoir adressé une dernière et solennelle sommation à ses auditeurs, jetait à terre le cierge qu’il tenait à la main et l’éteignait en marchant dessus. Tout est consommé, disait-il ; l’excommunication est encourue. Les auteurs du crime, les témoins qui ne se sont pas déclarés sont rejetés de l’Église.

Affiche de Gérard Noël (1912-1994) du film fantastique britannique de Terence Fisher La Nuit du loup-garou (titre original : The Curse of the Werewolf) sorti en 1961 et inspiré du roman Le Loup-garou de Paris de Guy Endore (1933)
Affiche de Gérard Noël (1912-1994) du film fantastique britannique
de Terence Fisher La Nuit du loup-garou (titre original : The Curse of the Werewolf)
sorti en 1961 et inspiré du roman Le Loup-garou de Paris de Guy Endore (1933)

« La terreur fut profonde à Gréville quand le prêtre fulmina cette excommunication, mais personne ne bougea. Les meurtriers ne se trouvaient pas dans l’église ; il y avait pourtant dans l’auditoire quelqu’un qui, sans avoir participé au crime, en avait été le témoin involontaire. Si on l’avait regardé, sa pâleur eb ce moment aurait pu faire deviner la vérité, mais personne ne le regarda, et quand il sortit de l’église, il était redevenu assez maître de lui-même pour ne pas attirer l’attention sur lui.

« Cet individu était un valet de ferme appelé Gliauminot. Il couchait habituellement dans la grange, où il s’était fait un lit dans le blé. Une nuit, comme il dormait — c’était la nuit de Noël, pendant la messe de minuit, au moment où les animaux s’agenouillent, dit-on, dans les étables —, il semble tout à coup que quelque chose de lourd se jette sur son dos ; il se lève, ouvre la porte, et voilà que malgré lui — il l’a assuré plus tard — il se met à courir comme un fou à travers les mares, les cavées, les fondrières, les ronces et les buissons, marchant devant lui sans pouvoir s’arrêter, sans pouvoir se diriger et emporté par une force irrésistible. Arrivé à un carrefour à quatre chemins, il se sent cinglé de sept coups de fouet vigoureusement appliqués. Il en est de même à chaque carrefour, mais il ne voit personne. C’est une main invisible qui le frappe.

« Il se croise avec plusieurs de ses connaissances ; il les reconnaît, mais elles ne le reconnaissent pas ; il veut leur parler : les sons s’arrêtent dans sa gorge. Il ne peut articuler un seul mot. Et puis les rencontres sont rares. Les chemins par où on le fait courir sont si déserts, si impraticables que presque personne n’y passe.

« Gliauminot était valet chez les Vertbois. Un valet qui avait à lui parler alla le chercher à la grange de très bonne heure ; il fut étonné de ne pas le trouver mais il fut bien plus étonné encore quand, au bout d’un moment, il le vit arriver brisé, éreinté, les mains ensanglantées et crotté jusque par dessus la tête.

« — D’où arrives-tu ? lui dit-il. On dirait que tu viens de porter le varou.

— Eh bien, tu me promets le secret ?

— Certainement.

— Eh bien, tu as deviné : je viens de porter le varou. Voilà ce que l’excommunication m’a valu. Et j’en ai comme ça pour un mois, jusqu’à la Chandeleur. N’en dis rien, surtout ; il ne faut pas qu’on le sache. Mais toi, si tu me rencontrais, par hasard — il faut que ce soit par hasard —, sais-tu ce que tu devrais faire ?

— Oui, il faudrait sauter sur toi et te faire du sang entre les deux yeux.

— Si le sang coulait, ne fût-ce qu’une goutte, je serais délivré. Seulement, il faudrait être très adroit. Si tu ne réussissais pas, ma peine serait doublée.

— Ah çà, il paraît que vous êtes plusieurs à porter le varou, car voici ce qu’on m’a raconté pas plus tard qu’hier. Au carrefour qui est entre Gréville et Nacqueville, un domestique trouva, la semaine dernière, un habit de luxe en bon état et le prit. Mais la nuit d’après, il fut réveillé par une voix qui lui ordonnait de reporter l’habit où il l’avait trouvé. Il le reporta. Un homme qui l’attendait là lui dit : Tu as bien fait de le rapporter, sans cela, c’est toi qui aurais couru à ma place.

— C’est qu’il avait eu trop chaud et qu’on lui avait permis d’ôter ses habits pour mieux courir. Au reste, si je suis coupable, je suis le moins coupable de tous, et il n’est pas juste que je sois puni tout seul.

— Tu sais donc le secret du Vaouferand ?

— Eh, bien, oui, j’étais là, pas loin ; j’ai tout vu, mais je n’ai pas osé, je n’oserais pas encore le dire. C’est toujours les pauvres qui souffrent des sottises des grands personnages. Ça me fait plaisir d’apprendre que d’autres que moi sont punis.

« Le valet fit sa peine, assure-t-on, et ne dénonça personne, si bien qu’on n"a jamais su au juste quels furent les meurtriers de M. de Rikmé. Le monitoire sur cet assassinat est le dernier qu’on ait fulminé dans le pays. Il est de 1770. »

Le varou, d’autre part, était en quelque sorte « tabou » : nul n’avait le droit de l’appeler par son nom ; nul, non plus, n’avait le droit d’attenter à sa vie, bien qu’il fût possible de le tuer, mais seulement au moyen d’une balle d’argent bénite. Si cette loi n’était pas respectée les pires malheurs fondaient sur celui qui l’avait enfreinte.

La légende suivante, extraite d’Esquisses du Bocage normand de Jules Lecoeur (Tome 2, édition de 1887) illustrera cet aspect de l’intangibilité du varou : « Au bac de la Bataille, près de Clécy, Dominique, le passeur, entendait souvent, au coup de minuit, une voix le héler ainsi de l’autre rive : Au bateau, Dominique ! au bateau ! Réveillé en sursaut et contraint pas une force irrésistible d’obéir, le pauvre hère sautait de son grabat, démarrait le bac, passait la rivière et trouvait devant lui une dame plus pâle que les vêtements blancs qui la couvraient, et qui prenait place à l’arrière. Le bac repartait, mais s’enfonçait dans l’eau à mesure qu’il avançait, comme s’il eût été chargé outre mesure ; et quand, transi de peur, Dominique se retournait, la forme blanche avait disparu et le bac revenait à flot.

« Longtemps le passeur n’osa se soustraire à ce supplice. Cependant à bout de patience, il prit conseil du sacristain de la paroisse, et d’après son avis résolut d’y mettre fin.

« Une nuit, il s’embusqua derrière le tronc vermoulu d’un vieux saule chevelu auquel il avait coutume d’amarrer le bac et attendit anxieusement l’oreille attentive, l’œil à l’affût. Il était armé d’un fusil où il avait glissé une balle bénite que lui avait remise le sacristain. À minuit, quand l’appel se fit entendre, et que la forme blanche apparut et se dessina sur l’autre rive, il visa et tira. Le coup avait porté car il vit le fantôme s’enfuir, il entendit des cris déchirants et des gémissements qui, bientôt, s’éteignirent dans le profond silence de la nuit.

« Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, des laboureurs qui traversaient la bruyère de Noron, trouvèrent étendu, au pied d’un bloc de rochers, le corps d’une jeune fille admirablement belle, couverte de la haire d’un varou par dessus ses blancs vêtements. Elle avait au côté une large blessure, d’où son sang s’était écoulé avec sa vie.

Transformation en loup-garou. Détail d'une gravure d'Édouard Riou (1833-1900) extraite d'une édition de l'ouvrage d'Alexandre Dumas (1802-1870) intitulé Le Meneur de loups
Transformation en loup-garou. Détail d’une gravure d’Édouard Riou (1833-1900) extraite
d’une édition de l’ouvrage d’Alexandre Dumas (1802-1870) intitulé Le Meneur de loups

« C’était elle que le passeur avait frappée, et la tradition ajoute qu’en expiation d’une faute cachée, elle devait accomplir durant sept années ces courses nocturnes, qui se terminèrent par un si tragique dénouement.

« Dominique fut désormais délivré de ses terrifiantes visites, mais le malheur ne tarda pas à le frapper. Ses deux jeunes enfants périrent quelques jours après, victimes d’un mystérieux accident, et le chagrin qu’il en ressentit le conduisit aussi prématurément dans la tombe. »

On peut constater, par ces exemples qui réunissent assez fidèlement tous les caractères « traditionnels » du varou normand, que celui-ci, qu’il soit « revenant » ou bien vivant, n’est pas nuisible. C’est un être condamné, en vertu de la morale ou du droit outragés, à subir une peine effroyable. Il n’attaque personne, il ne dévore pas les enfants et ne cherche pas à reprendre de sa vigueur en buvant du sang frais comme les vampires d’Europe Centrale. Il souffre son châtiment seul, au ban des hommes ses semblables.

Ajoutons que la « halle bénite » devait avoir été déposée sur l’autel pendant la célébration de la messe. Le plus souvent, la complicité du prêtre ne pouvant être envisagée, c’était le sacristain qui, soudoyé à cet effet, dissimulait la balle sous l’autel. Ayant ainsi « participé. » au sacrifice de la messe, la balle acquérait la propriété de détruire les sortilèges ; ainsi, elle tuait le varou, faisait crever les orages dus à la malveillance d’un sorcier, atteignait les créatures fantastiques, etc.

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