LA FRANCE PITTORESQUE
2 juillet 1816 : naufrage de la frégate
française La Méduse au large
des côtes de l’actuelle Mauritanie
(D’après « Naufrage de la frégate la Méduse, faisant partie de l’expédition
du Sénégal en 1816 » (par Alexandre Corréard et Henri Savigny)
édition de 1821 et « Récits de naufrages, incendies, tempêtes
et autres événements de mer » (par Prosper Levot) paru en 1867)
Publié le jeudi 1er juillet 2021, par Redaction
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Partie le 17 juin 1816 avec trois autres bâtiments dans le cadre de la reprise de possession des établissements situés sur la côte occidentale d’Afrique, la frégate La Méduse s’abîme en mer le 2 juillet, ce naufrage étant marqué par l’épisode du radeau, emblématique de la détresse et des souffrances endurées par les marins et les passagers après l’évacuation du navire, et qui resta gravé dans les mémoires grâce au chef-d’œuvre de Géricault exposé au salon de 1819
 

Les établissements français situés sur la côte occidentale de l’Afrique, depuis le cap Blanc jusqu’à l’embouchure du fleuve de Gambie, furent possédés tour à tout par la France et l’Angleterre. Les Français en avaient été les premiers fondateurs avant le XIVe siècle. Les Anglais s’étaient emparé, en 1758, de l’île Saint-Louis, lieu où nous entrâmes vingt ans plus tard, en 1779. À cette époque, nos possessions nous furent assurées de nouveau par le traité de paix conclu entre la France et l’Angleterre, le 3 septembre 1783.

En 1808, elles retombèrent encore une fois entre les mains des Anglais, moins par la force de leurs armes que par la trahison de quelques hommes. Elles nous furent ensuite restituées par les traités de Paris de 1814 et 1815, qui confirmèrent celui de 1783 dans tout son contenu. Les droits des deux nations étant ainsi réglés, la France pensa à rentrer dans ses possessions et à jouir de leurs avantages. Le ministre de la Marine, après avoir longtemps médité, et mis deux ans à préparer une expédition de quatre voiles, ordonna enfin qu’elle fît route pour le Sénégal.

La Méduse courant diverses bordées au plus près du vent. Gravure de Jean-Jérôme Baugean (1764-1819)
La Méduse courant diverses bordées au plus près du vent.
Gravure de Jean-Jérôme Baugean (1764-1819)

Cette expédition se composait de 4 bâtiments : la frégate La Méduse, la corvette L’Echo, la flûte La Loire, et le brick L’Argus, portant, indépendamment des équipages et des soldats envoyés dans la colonie, 365 passagers, dont 30 étaient spécialement chargés de rechercher au cap Vert ou dans les environs, un lieu propre à l’établissement d’une colonie. Le commandement supérieur de la division fut confié à Hugues Duroys de Chaumareys, capitaine de La Méduse. C’est à l’inexpérience et à l’impéritie de cet officier supérieur, qui avait passé en Angleterre tout le temps de l’émigration et avait échappé, comme par miracle, au désastre de Quiberon, qu’on doit attribuer tous les malheurs de l’expédition.

L’expédition partit de la rade de l’île d’Aix, le 17 juin 1816, à 7 h du matin. Le 21 ou le 22, on doubla le cap Finistère, et peu après (triste présage !) un mousse de La Méduse, âgé de 15 ans, tomba à la mer et se noya, malgré les efforts que l’on fit pour le sauver. Le 28, La Méduse, qui marchait mieux que ses conserves, aperçut Madère et Porto-Santo. Le 1er juillet, elle reconnut le cap Bojador ; et presque aussitôt, pendant que l’équipage s’amusait aux burlesques cérémonies du baptême marin et à la distribution des dragées du bonhomme tropique, la frégate courait à sa perte, entraînée par les courants qui, quelques heures plus tôt, auraient pu facilement être évités. La gaieté la plus folâtre fit bientôt place au sérieux qu’accompagne la possibilité de grands dangers.

Divers indices avaient annoncé qu’on naviguait sur de hauts fonds ; on n’avançait plus que la sonde à la main. L’inquiétude redoubla lorsqu’on sut que la sonde ne donnait plus que 18 brasses de profondeur ; on amena de suite les voiles : la sonde fut lancée de nouveau et ne donna plus que 6 brasses.

L’effroi s’empare alors de toutes les âmes. Le capitaine ordonne, en toute hâte, de serrer le vent au plus près ; il n’est plus temps. La frégate, en loffant, donne presque aussitôt un coup de talon ; elle court encore un moment, en donne un second, enfin un troisième, et s’arrête. La sonde n’accusait plus que 5 mètres 5 centimètres d’eau. C’était l’instant de la pleine mer, et l’on était sur le banc d’Arguin.

Consternés, tous ceux qui étaient à bord, restèrent quelques moments immobiles et pétrifiés, tels que l’antiquité nous dépeint ceux qu’avait terrifiés l’aspect soudain de la terrible Gorgone, dont le vaisseau qu’ils montaient portait le nom. À ce calme de la terreur succédèrent les reproches, les dissensions, puis le désespoir. On ne put s’accorder sur les mesures à prendre dans un si grand danger. Pendant trois jours, on fit de vains efforts pour remettre la frégate à flot.

Naufrage de La Méduse. Gravure extraite de Naufrage de la frégate La Méduse, faisant partie de l'expédition du Sénégal en 1816, par Alexandre Corréard et Henri Savigny, édition de 1821
Naufrage de La Méduse. Gravure extraite de Naufrage de la frégate La Méduse, faisant partie
de l’expédition du Sénégal en 1816
, par Alexandre Corréard et Henri Savigny, édition de 1821

Enfin, le 5 au matin, l’eau ayant envahi la cale, et les pompes ne pouvant plus franchir, l’évacuation la plus prompte fut décidée. Mais, comme les embarcations du bord ne suffisaient pas au transport des passagers, on construisit un grand radeau de 20 m de longueur sur 7 m de largeur, avec les mâts, les vergues, etc., de la frégate. On retira des soutes du biscuit, du vin et de l’eau-de-vie que l’on déposa dans les diverses embarcations. Mais l’étourderie et la confusion présidèrent à ces distributions. Le radeau seul eut du vin en assez grande quantité, mais pas une miette de biscuit.

Le grand canot reçut 35 personnes, parmi lesquelles se trouvaient le colonel Schmalz, gouverneur du Sénégal, et toute sa famille. Le canot major se chargea de 42 personnes, celui du commandant de 28. Sur la chaloupe, bien qu’elle fût en mauvais état, s’embarquèrent les hommes de l’équipage, au nombre de 88. Un canot de 8 avirons, dit du Sénégal, parce qu’il était destiné à rester dans le pays, fut monté par 25 personnes ; enfin on en mit 15 autres dans une yole. Parmi elles se trouvait, avec toute sa famille, Picard, qui avait été longtemps secrétaire de l’administration de la colonie. Le grand radeau se trouva chargé de 152 personnes ; 17 ne voulurent pas s’embarquer et restèrent sur la frégate quoiqu’elle fût dépourvue de mâts et abattue sur la hanche de bâbord.

On partit. Le radeau, commandé par l’élève de première classe Coudin, était remorqué par trois canots, le grand, le major et celui du Sénégal ; mais deux de ces embarcations larguèrent successivement les amarres qui les tenaient au canot major, et s’en séparèrent. Le radeau ne se trouvait donc plus remorqué que par ce dernier ; l’amarre cassa ou, d’après les historiens du naufrage, elle fut coupée par l’ordre de ceux qui conduisaient le canot, et qui voyaient avec peine qu’il les entraînait trop en dérive. Ainsi 150 hommes furent abandonnés au milieu de l’océan sans espoir de secours.

Quelques jours plus tard et bien qu’ayant suivi des trajets différents, les occupants des trois canots finirent par se retrouver à Saint-Louis. Mais les malheureux abandonnés sur le radeau, lorsqu’ils eurent perdu de vue la dernière embarcation, furent frappés de stupeur, et leur désespoir s’exhala en violentes imprécations contre ceux qui les avaient si cruellement délaissés. Toutefois, on ne tarda pas à reconnaître que le calme et la subordination étaient nécessaires au salut commun.

Un ordre fut établi pour la distribution du peu de vivres qui restaient ; le biscuit disparut en un jour. L’espoir que les embarcations viendraient à leur secours soutenait seul le courage des infortunés que la mort menaçait à chaque instant. Pendant la nuit qui suivit leur abandon, ballottés par les flots, ils s’entrechoquaient et tombaient dans les intervalles des pièces mal jointes qui composaient le radeau. Plusieurs périrent brisés ou mutilés ; d’autres furent lancés à la mer par la violence des secousses ; d’autres s’y précipitèrent volontairement pour mettre un terme à leurs souffrances.

Révolte d'une partie de l'équipage sur le radeau de La Méduse. Lithographie réalisée en 1818 de Charles Philibert de Lasteyrie (1759-1849) d'après une composition d'Hippolyte Lecomte
Révolte d’une partie de l’équipage sur le radeau de La Méduse. Lithographie réalisée en 1818
de Charles Philibert de Lasteyrie (1759-1849) d’après une composition d’Hippolyte Lecomte

Le lendemain, à l’heure de la distribution, il manquait déjà 20 hommes. La nuit suivante fut encore plus affreuse que la précédente. Le vent souffla avec une violence extrême ; des montagnes d’eau couvraient à chaque instant les malheureux naufragés et se brisaient sur eux avec fureur. Ils furent obligés de se serrer au centre, partie la plus solide du radeau ; ceux qui ne purent se grouper dans ce poste périrent presque tous. Sur l’avant et sur l’arrière, les lames déferlaient avec tant d’impétuosité, qu’elles entraînaient les plus vigoureux.

On se pressait si fortement au milieu que plusieurs furent étouffés. Les soldats et les matelots, fermement persuadés qu’ils allaient être engloutis, résolurent d’adoucir leurs derniers moments en buvant jusqu’à perdre la raison. Ils percèrent un tonneau de vin, sans que les officiers, qui partageaient leur découragement, pussent les en empêcher, et ils ne cessèrent que quand l’eau de la mer eut pénétré par le trou qu’ils avaient pratiqué. Les fumées du vin ne tardèrent pas à porter le désordre dans des cerveaux déjà affaiblis par la fatigue, la perspective de la mort et le défaut d’aliments.

Sourds à la voix de la raison, ils formèrent l’horrible projet de détruire le radeau en coupant les amarrages, et de s’engloutir ainsi avec leurs compagnons d’infortune. Ils manifestèrent hautement l’intention de se défaire d’abord des chefs qui pouvaient s’opposer à leurs desseins. Les sabres furent tirés, et ces frénétiques, se chargeant avec furie, ajoutèrent de leurs propres mains aux causes de destruction qui les environnaient de toutes parts.

Le sang coulait. Dans cet étroit espace étaient des hommes, rebut de la société, déjà flétris par elle et marqués du fer réprobateur. À la vue du sang, leurs instincts féroces se réveillent ; ils fondent sur les officiers et les passagers qui, connaissant leurs desseins, s’étaient retirés à l’une des extrémités du radeau. Mieux armés, ceux-ci, qui avaient d’ailleurs conservé leur sang-froid et que l’intempérance n’avait pas énervés, repoussèrent les assaillants, jonchèrent le radeau de cadavres et les précipitèrent à la mer.

Mais la faim et la pénurie de provisions suscitèrent entre les survivants de continuelles dissensions. L’exaspération et la fureur causées par leurs souffrances anéantirent en eux tout sentiment d’humanité. Ces malheureux, exténués par un long jeûne, auxquelles les vagues jaillissant sur leurs blessures ou leur corps dénudé, faisaient, à tout moment, pousser des cris lamentables, en vinrent, pour prolonger de quelques heures une si misérable existence, jusqu’à se nourrir de la chair de leurs victimes, et à boire l’urine les uns des autres pour offrir à leur soif ardente un soulagement trompeur. Deux d’entre eux, qui furent pris buvant furtivement, à l’aide d’un chalumeau, à la seule barrique qui restait, furent jetés à la mer. Un jeune élève, que son intéressante figure, sa voix douce et pénétrante, son caractère enjoué et son courage faisaient aimer de tous, s’éteignit comme une lampe qui cesse de brûler faute d’aliments.

Le nombre de ceux qui étaient sur le radeau se trouvait ainsi réduit à 27. « Mais, dit un des acteurs de cet horrible drame (Alexandre Corréard), 15 sur les 27 paraissaient devoir exister quelques jours ; tous les autres, couverts de plaies, avaient presque entièrement perdu la raison. Cependant, ils avaient part aux distributions, et pouvaient avant leur mort consommer, disions-nous, 30 à 40 bouteilles de vin qui nous étaient d’un prix inestimable. On délibéra. »

Le radeau de La Méduse à la dérive. Gravure extraite de Naufrage de la frégate La Méduse, faisant partie de l'expédition du Sénégal en 1816, par Alexandre Corréard et Henri Savigny, édition de 1821
Le radeau de La Méduse à la dérive. Gravure extraite
de Naufrage de la frégate La Méduse, faisant partie de l’expédition du Sénégal en 1816,
par Alexandre Corréard et Henri Savigny, édition de 1821

Le résultat de cette exécrable délibération fut que les 15 plus forts jetteraient les 12 plus faibles à la mer, ce qui fut exécuté ; et dans le nombre des victimes se trouvait avec son mari, une femme, une cantinière, « qui, ajoute Corréard, s’était associée pendant 20 ans aux glorieuses fatigues de nos armées ; pendant 20 ans, elle avait porté aux braves, sur le champ de bataille, ou de nécessaires secours, ou de douces consolations. » Six jours après, les 15 hommes encore vivants furent recueillis par L’Argus, envoyé à la recherche du radeau. Ils étaient près d’expirer et ressemblaient moins à des hommes qu’à des cadavres.

Ils furent ramenés à Saint-Louis, où, malgré les soins qui leur furent prodigués, 5 d’entre eux succombèrent peu après leur arrivée. Ainsi, de 152 individus qui avaient pris place sur ce fatal radeau, 10 seulement survécurent pour apprendre, par leurs récits, ce que l’homme peut accumuler de souffrances et de crimes dans un espace de 13 jours.

Plusieurs de ces infortunés, en perdant la raison, perdirent le sentiment de leurs peines, et devinrent insensibles à l’horreur de leur situation. Quelques-uns même éprouvaient momentanément, par suite d’un état particulier aux marins qui voyagent sous des latitudes très élevées, des jouissances qui leur étaient ravies dès que le retour de leurs facultés leur rendait la connaissance d’eux-mêmes et de leur déplorable destinée. C’est pendant la nuit que cette espèce de fièvre, nommée calenture, s’empare de celui que, sur mer, une température brûlante et de longues fatigues ont prédisposé à son invasion. Il s’éveille entièrement privé de raison ; son regard étincelle ; il s’échappe de son lit, court sur les ponts et les gaillards, et croit voir, au milieu des flots, des arbres, des forêts, des prairies émaillées de fleurs.

Cette illusion le réjouit ; sa joie se traduit par mille exclamations ; il témoigne le plus ardent désir de se jeter à la mer, et si on le laissait faire, il s’y précipiterait, croyant descendre dans un pré. Plusieurs des naufragés, en proie à ces hallucinations, se croyaient encore sur La Méduse voguant paisiblement ; d’autres voyaient des navires et les appelaient à leur secours. Alexandre Corréard croyait parcourir les belles campagnes d’Italie.

Quelquefois aussi ces douces illusions étaient produites par des rêves qu’on aurait pu appeler bienfaisants s’ils n’avaient pas rendu le réveil plus affreux. « Vers le matin, dit M. Bredif, qui était sur la chaloupe, la lune étant couchée, excédé de besoin, de fatigue et de sommeil, je cède à mon accablement, et je m’endors malgré les vagues prêtes à nous engloutir. Les Alpes et leurs sites pittoresques se présentent à ma pensée ; je jouis de la fraîcheur de l’ombrage ; je renouvelle les moments délicieux que j’y ai passés ; le souvenir de ma bonne sœur fuyant avec moi, dans les bois de Kaiserslautern, les Cosaques qui s’étaient emparés de l’établissement des mines, est présent à mon esprit. Ma tête était penchée au-dessus de la mer ; le bruit des flots qui se brisent contre notre frêle barque produit sur mes sens l’effet d’un torrent qui se précipite du haut des montagnes ; je crois m’y plonger tout entier. Tout à coup je me réveillai ; ma tête se releva douloureusement ; je décolle mes lèvres ulcérées, et ma langue desséchée n’y trouve qu’une croûte amère de sel, au lieu d’un peu de cette eau que j’avais vue dans mon rêve. Le moment fut affreux, et mon désespoir extrême. »

Le Radeau de La Méduse. Peinture de Théodore Géricault (1818-1819)
Le Radeau de La Méduse. Peinture de Théodore Géricault (1818-1819)

On était allé, en toute hâte, à la recherche des canots et du radeau qui n’étaient point arrivés à Saint-Louis lorsque le gouverneur et le commandant y parvinrent ; on fut moins empressé à envoyer vers La Méduse, où l’on disait cependant qu’une somme de 100 000 francs — on ne put jamais la retrouver — avait été embarquée pour les besoins de la colonie, ainsi qu’un grand nombre d’approvisionnements, et où étaient enfin restés 17 des malheureux naufragés.

Cette dernière considération devait sans doute déterminer le prompt envoi d’un bâtiment sur ce point ; mais on avait, avec raison, pensé que si ces 17 hommes, restés volontairement sur la frégate, n’étaient pas engloutis par les flots, ils trouveraient à bord des vivres en quantité suffisante pour prolonger leur existence bien plus longtemps que ceux des canots et du radeau. Enfin, le 26 juillet, on expédia une goélette ; mais, battue par des vents contraires, elle fut obligée de rentrer au port.

À sa seconde sortie, elle essuya, au large, un assez fort coup de vent qui lui causa des avaries, et après 15 jours d’une navigation infructueuse, elle dut encore rentrer. Plus heureuse à sa troisième sortie, elle atteignit La Méduse 52 jours après son abandon. Les 17 hommes qu’on y avait laissés avaient rassemblé tous les moyens de subsistance qu’ils y avaient trouvés. Tant que les vivres avaient duré, ils avaient vécu en paix ; mais 42 jours s’étaient écoulés sans qu’ils eussent vu paraître les secours qu’on leur avait promis. Alors 12 des plus impatients et des plus intrépides, se voyant menacés de manquer de tout, résolurent de gagner la terre.

Ils construisirent un radeau avec des pièces de bois qui étaient sur la frégate ; mais ils furent victimes de leur témérité, et les restes de leur radeau, trouvés sur la côte du Sahara par les Maures, sujets du roi de Zaïde, ne laissèrent aucun doute sur leur sort. Un matelot, qui avait refusé de les accompagner, voulut aussi, à quelques jours de là, gagner la terre ; il se mit dans une cage à poules, et fut submergé à une demi-encablure de la frégate. Au reste, si ces malheureux n’avaient point péri dans les flots, il est presque certain qu’eux et leurs compagnons auraient tous succombé aux horribles tortures de la faim.

Les 4 qui restaient se décidèrent à mourir à bord plutôt que d’affronter des dangers dont il leur semblait impossible de triompher. Un d’eux venait de périr de besoin quand la goélette arriva ; son corps avait été jeté à la mer. Les 3 autres étaient si affaiblis que, deux jours plus tard, on n’aurait trouvé que leurs cadavres. Ils occupaient chacun un endroit séparé, et n’en sortaient que pour aller chercher des vivres qui, dans les derniers jours, ne consistaient qu’en un peu d’eau-de-vie, de suif et de lard salé. Quand ils se rencontraient, ils couraient les uns sur les autres et se menaçaient de coups de couteau, comme des bêtes féroces se disputant la proie qui doit les faire vivre. Tant que le vin et les autres provisions avaient duré, ils s’étaient parfaitement soutenus ; mais dès qu’ils avaient été réduits à l’eau-de-vie pour unique boisson, ils s’étaient graduellement affaiblis. Ils se trouvèrent enfin réunis aux malheureux échappés aux mêmes désastres.

Un camp avait été établi près du village de Dakar pour recevoir tous les nouveaux débarqués ; et, comme le naufrage de la frégate avait beaucoup diminué le chiffre des hommes de la garnison et occasionné la perte d’une grande partie des vivres dont elle était chargée, la corvette L’Echo avait été expédiée, le 29 juillet, pour obtenir de nouveaux secours et prendre les ordres du roi relativement aux difficultés opposées par le gouvernement anglais.

L'Argus venant au secours des rescapés du radeau de La Méduse. Gravure extraite de Naufrage de la frégate La Méduse, faisant partie de l'expédition du Sénégal en 1816, par Alexandre Corréard et Henri Savigny, édition de 1821
L’Argus venant au secours des rescapés du radeau de La Méduse. Gravure extraite
de Naufrage de la frégate La Méduse, faisant partie de l’expédition du Sénégal en 1816,
par Alexandre Corréard et Henri Savigny, édition de 1821

Au nombre des 53 naufragés qui prirent passage sur La Loire était Savigny, chirurgien de La Méduse qui, à son retour en France, préluda par l’insertion, dans un journal, de quelques détails sur la catastrophe dont il avait été un des acteurs, au récit qu’il publia plus tard, avec Alexandre Corréard, des émouvantes péripéties dont elle avait été accompagnée et suivie.

La nouvelle du naufrage était parvenue en France le 10 septembre seulement, laconiquement consignée dans Le Moniteur universel dans les termes suivants : « La frégate La Méduse s’est perdue le 2 juillet, à 3 heures du soir, par un beau temps, sur le banc d’Arguin, à vingt lieues du cap Blanc (en Afrique, entre les îles Canaries et le cap Vert). Six chaloupes et canotes de La Méduse, ont sauvé une grande partie de son équipage et de ses passagers ; mais de 150 hommes qui comptaient se sauver sur un radeau, il en a péri 135 ».

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