LA FRANCE PITTORESQUE
Calembour
(D’après « Le Courrier de Vaugelas » paru en 1870 et « Études sur l’Allemagne
ancienne et moderne » (par Philarète Chasles) paru en 1854)
Publié le vendredi 10 juillet 2020, par Redaction
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Si la réputation du curé de Calemberg, exerçant en Allemagne et dont les facéties ont couru l’Europe, fournit de prime abord une justification crédible de l’étymologie de notre mot calembour apparu à la fin du XVIIIe siècle, peut-être faut-il privilégier la piste d’un certain comte de Kahlemburg, ambassadeur en France
 

Le calembour remonte à une haute antiquité, et les Latins donnaient à ces jeux de mots le nom d’annominationes. On voit dans Les Bigarrures du seigneur des Accords — de son nom Étienne Tabourot (1547-1590) —, recueil paru en 1572, que chez nous le calembour s’appelait équivoque au XVIe siècle.

Le dictionnaire étymologique de Ménage, intitulé Origines de la langue française et publié en 1650, dit que « depuis peu de temps » ce jeu de mots s’appelait montmorisme, « à cause de Pierre Montmaur, professeur du Roy dans la langue grecque, qui affectait ces jeux de paroles ».

Pourquoi cela sent-il si bon dans les coffres d'un avare ? Parce que c'est plein d'orangers (d'or rangé). Dessin extrait de Calembours en actions : bêtises et jeux de mots tirés par les cheveux, par Amédée de Noé dit Cham (1842)
Pourquoi cela sent-il si bon dans les coffres d’un avare ?
Parce que c’est plein d’orangers (d’or rangé). Dessin extrait de Calembours en actions :
bêtises et jeux de mots tirés par les cheveux
, par Amédée de Noé dit Cham (1842)

Trévoux (édition de 1771) ne contient pas le mot calembour. Cependant ce mot était déjà en usage ; car François-Georges Maréchal, marquis de Bièvre (1747-1789), qui s’était fait au XVIIIe siècle une réputation par ses reparties et ces sortes de jeux, avait publié en 1777 Kalembour (sic), et, grâce à lui, le calembour, tant écrit que parlé, avait un tel succès que Voltaire en fut effrayé : « Ne souffrons pas, écrivait-il à Mme Du Deffand, qu’un tyran si bête usurpe l’empire du monde. »

Malgré l’aversion de Voltaire, le calembour s’est maintenu en faveur, s’est propagé. Mais quelle est l’origine de ce singulier vocable ? On en propose deux.

Voici d’abord celle que donne Charles Rozan dans ses Petites ignorances de la conversation (1856) : « Pus tard (il s’agit du XVIIIe siècle), on vit à Versailles un certain comte de Kahlemburg, ambassadeur de l’empire d’Allemagne, qui dut à la façon pittoresque dont il parlait notre langue de faire sensation parmi les beaux-esprits de la cour. Peu familiarisé avec les nuances de cette langue si fertile en équivoques, le comte tomba souvent dans les pièges qui lui étaient malicieusement tendus ; séduit lui-même par des analogies, ou trompé par des consonances pareilles, il fit plus d’une fois des liaisons, des rencontres, des chocs de mots qui eurent un grand succès.

« Bientôt on ne put entendre une plaisanterie de ce genre, une bizarrerie quelconque de langage, sans songer au comte de Kahlemburg, et son nom, à force d’être : répété à ce même propos, devint synonyme de coq-à-l’âne, de jeu de mots. C’est ainsi que ce nom allemand s’est établi chez nous en prenant une forme française. »

Voici maintenant la seconde, qui a été indiquée par Philarète Chasles dans ses Études sur l’Allemagne ancienne et moderne (1854) : « La grave Germanie a possédé autrefois toute une race de plaisants drôles, une population de joyeux corps, une mythologie burlesque.

« Ce fut vers le milieu du XVIe siècle que leurs bons contes légués par le Moyen Âge revêtirent une forme plastique, souvent hostile au clergé. On vit les divertissantes historiettes de messieurs les fous prendre place dans la littérature. Rabelais avait donné l’exemple ; Brisquet et Triboulet en France, Claus Narr et Kurz Von den Rosen en Allemagne s’étaient fait une position importante ; c’était un siècle gai, bon vivant et drolatique que le siècle sanglant qui s’ouvre par les gausseries de Rabelais et le bûcher de Servet, pour se terminer par la satire Ménippée et l’assassinat de Henri III.

« La presse, nouvelle et terrible invention, recueillait ce qui pouvait flatter la curiosité générale. À côté du roman de la Rose et des commentaires de la Bible, elle éditait les romans de chevalerie, les triviales gaîtés du Pogge et les inventions de Rabelais. Le roman du Renart, le Vaisseau des Fous, les aventures de l’Espiègle et les bons tours du moine Rush, du curé de Calemberg. et du curé Amis furent imprimés à la grande joie des étudiants et des lecteurs de facéties. »

Calemberg est un petit village d’Allemagne, de Hanovre et aussi de Saxe. Le curé de Calemberg est un homme historique, comme le curé de Meudon ; et les annales de la Germanie le représentent comme l’un des meilleurs conseillers du duc Othon-le-Joyeux. Il a été cité par tout le monde, même par Luther dans son Commentaire de l’Ecclésiaste.

Son véritable nom, Weigand von Theben, est, à la vérité, absent de toutes les biographies, nous apprend encore Philarète Chasles ; mais un petit volume rare, imprimé peu de temps après sa mort, a conservé son jovial souvenir. Les facéties du curé de Calemberg ont couru l’Europe.

Il moralisait quelquefois, comme ce pauvre Yorick, écrit Chasles. Un jour on lui reprocha d’avoir manqué à sa promesse de faire un beau sermon sur la diversité des opinions humaines. « À demain, répondit-il ; vous ne serez pas mécontents de mon sermon, qui sera un drame et un symbole ». Une petite colline s’élevait auprès du village de Calemberg : notre curé remplit un panier de crânes choisis dans le cimetière, puis montant au sommet de la colline, et laissant rouler sur ses déclivités tous les crânes à la fois : « Chers frères, s’écria-t-il, en adressant la parole aux villageois assemblés au pied du coteau, vous m’avez demandé un beau sermon sur la variété infinie des opinions des hommes, voyez ces pauvres crânes qui n’ont plus le souffle vital ! Comme ils roulent ! Comme ils se dispersent ! Comme chacun prend son parti et suit sa voie. Ce serait bien pis, mes chers frères, s’ils étaient vivants, si le poids de leurs intérêts, de leurs préjugés et de leurs caprices les emportaient sur des routes différentes ! »

Apologue un peu grossier, assez profond de sens, où l’on verrait volontiers le type de ces étranges sermons, que Jean-Paul [écrivain allemand de son nom complet Jean-Paul-Frédéric Richter (1763-1825)], dans ses moments de facétie misanthropique, a prêtés à des curés imaginaires et à des vicaires chimériques.

Philarète Chasles rapporte que le premier trait d’esprit qui fit connaître le curé de Calemberg était à la fois un tour d’audace et un rapide élan vers la fortune. Pauvre garçon, sans passé, sans avenir, sans amis, Weigand Von Theben est en service chez un bourgeois de Vienne. Il suit son maître au marché. Le peuple s’attroupe autour d’un énorme poisson que le pêcheur veut vendre un prix exorbitant. « Parbleu, s’écrie le valet, je vais l’acheter pour le duc notre maître ! » et il prie le bourgeois de lui prêter l’argent nécessaire.

Pourquoi un paysagiste joue-t-il toujours faux ? Parce qu'il aime les faux ré (les forêts). Dessin extrait de Calembours en actions : bêtises et jeux de mots tirés par les cheveux, par Amédée de Noé dit Cham (1842)
Pourquoi un paysagiste joue-t-il toujours faux ? Parce qu’il aime
les faux ré (les forêts). Dessin extrait de Calembours en actions : bêtises et jeux
de mots tirés par les cheveux
, par Amédée de Noé dit Cham (1842)

Le bourgeois, dans sa profonde vénération pour le suzerain, ne repousse pas la demande de son serviteur, et Weigand court joyeux au palais d’Othon. Le garde de la porte qui le vit se présenter avec ce panier et ce poisson lui barra rudement le passage et força Weigand de marchander l’entrée du palais :

— Que me donnerez-vous enfin ? demande le concierge.

— Parlez, faites votre prix ; mais je ne possède rien dans ce moment, attendez que le duc m’ait récompensé.

— Soit ; convenons que la moitié du présent quel qu’il puisse être m’appartiendra.
— C’est convenu.

Le valet, introduit en présence d’Othon-le-Joyeux, voit son poisson gigantesque accueilli avec reconnaissance.

— Que veux-tu que je te donne ? demande le duc.

— Pas grand-chose, altesse ; un centaine de coups de fouet bien appliqués.

— Pourquoi ? dit le duc éclatant de rire, et quelle étrange fantaisie !

Weigand lui conta l’histoire du concierge, et le duc fit exécuter ponctuellement la convention conclue entre ces deux personnages, à cette seule exception près, que la flagellation de l’un serait plus solennelle et plus sérieuse que celle de l’autre. Égayé par les facéties de Weigand, Othon le prend à gré. Un vieux curé du voisinage vient à mourir, c’est Weigand qui hérite de la cure. Il a le même succès auprès de ses ouailles qu’auprès du seigneur suzerain ; tout le monde aime ce bon curé qui fait rire les chrétiens.

Notre homme ne négligeait pas ses affaires. La première fois qu’il mit le pied dans l’église, il en trouva la toiture endommagée : « Arrangeons-nous, dit-il aux paroissiens ; vous vous chargerez d’une partie des réparations, et moi de l’autre. La pluie tombe sur la nef et sur les bas-côtés, l’autel n’est pas moins exposé aux injures de l’air. Partageons ce différend en deux. Est-ce le dessus de l’autel, ou la voûte de la nef que je dois réparer ? de quelle partie vous chargez-vous ? »

« Nous allons réparer le dessus de l’autel », répondirent les paroissiens qui, dans leur pensée avare, venaient de comparer la dépense de ces deux réparations. Le curé de Calemberg les laissa faire ; quand la voûte qui protégeait l’autel et l’officiant se trouva bien couverte et réparée, il se tint parfaitement tranquille et laissa dormir dans l’oubli les réparations du reste de l’église. Sorti vainqueur de cette petite bataille avec ses paroissiens, il ne cessa de leur jouer des tours dont le meilleur est digne d’être rapporté, en altérant à peine le vieux style de la légende :

« Or il est bon que vous sachiez que le curé de CalemBerg avait dans son cellier du vin détestable qui s’était gâté avec le temps, et dont il ne savait comment se défaire. Il s’advisa d’une merveilleuse invention qui lui réussit. Il fit proclamer à son de trompe, dans les villages environnants, que le curé de Calemberg avait trouvé le moyen de voler ; que Dieu aidant , il avait fabriqué à cet effet une belle paire d’ailes ; et que le prochain dimanche, il prendrait son essor du sommet du clocher, traverserait la rivière et irait se poser sur le faîte du clocher d’un autre village, situé à quelques milles de là.

« Après quoi il fit fabriquer deux grandes ailes couvertes de plumes de paon, et apporter dans le chœur de l’église les tonneaux remplis de son mauvais vin. Le bedeau reçut l’ordre de vendre ce vin aussi cher que possible aux paroissiens, pour leur faire attendre de meilleure grâce le moment où le curé prendrait son essor. Le moment arrive, et l’on accourt de toutes parts pour voir s’accomplir le miracle ; debout sur son clocher et essayant ses ailes, l’ange de nouvelle espèce semble prêt à partir, mais ne part pas encore. Toutes ces figures populaires, nez en l’air et bouche béante, se tournent du côté du clocher ; le soleil les brûle, la soif les prend ; le bon prêtre ne vole pas encore.

« Attendez-moi, chers amis, criait-il du haut du clocher, le moment approche et vous verrez avec surprise ce qu’il en adviendra. Cependant la soif augmentait avec la chaleur, et l’on était heureux de trouver dans le chœur de l’église les rafraîchissements nécessaires. Ce détestable vin paraissant très-bon pour la circonstance, tout fut épuisé en quelques minutes ; on vit une émeute prête à éclater lorsque le dernier tonneau se trouva vide. Le bedeau ennuyé de n’avoir rien à répondre à des gens furieux qui lui criaient : À boire ! À boire ! monte au clocher et demande au curé : — Que faut-il faire ? tout votre vin est vendu. — Bien vendu ? — Très bien. — Et payé ? — Bien payé. — À la bonne heure.

« Les deux ailes du prêtre s’agitèrent vivement, et s’approchant sur le bord de la balustrade qui entourait le clocher : — Bonnes gens, cria-t-il au peuple, quel est celui d’entre vous qui a vu un homme voler ? — Personne, personne ! — Eh bien ! personne ne le verra. Allez dire à vos femmes, vous tous, fils de bonnes mères, que vous venez d’acheter le vin du curé de Calemberg, trois fois plus cher qu’il ne lui a jamais coûté. Vos écus sont bons, vos écus sont très bons ; je ne me plains pas de vous ! Et bonsoir, mes amis ! Vilains et paysans merveilleusement courroucés menacèrent de leur vengeance le curé fripon qui se moqua d’eux, et transforma en bon vin les pièces d’argent et d’or que lui avaient values ses mauvaises futailles. »

Ces espiègleries attirèrent l’attention de l’évêque qui voulut sévir. Le curé s’arrangea de manière à ce que ses paroissiens surprissent monseigneur dans une situation tellement équivoque ou pour mieux dire, si peu équivoque, que toutes les railleries tombèrent sur le supérieur. Malgré cet échec, l’évêque enjoignit au curé de ne pas choisir de servante qui n’eût quarante ans. Weigand en fut quitte pour payer deux servantes dont chacune était âgée de vingt ans ; ce qui d’après son calcul était absolument la même chose.

Pourquoi les voleurs mangent-ils le meilleur lard ? Parce qu'ils vivent de lard sain (de larcin). Dessin extrait de Calembours en actions : bêtises et jeux de mots tirés par les cheveux, par Amédée de Noé dit Cham (1842)
Pourquoi les voleurs mangent-ils le meilleur lard ? Parce qu’ils vivent
de lard sain (de larcin). Dessin extrait de Calembours en actions : bêtises et jeux
de mots tirés par les cheveux
, par Amédée de Noé dit Cham (1842)

Philarète Chasles n’affirme pas que l’étymologie qu’il rapporte soit la vraie : « Peut-être dit-il, l’illustre abbé de Calemberg a-t-il légué à la langue française les deux mots de calembourg et calembredaine qui ont fort intrigué les philologues. »

Pour trancher cette question, examinons les deux hypothèses. Le mot Calemberg commence par un c, comme notre calembour ; mais tous les noms propres allemands finissant par erg qui ont passé dans notre langue ont conservé intacte cette finale (Nuremberg, Heidelberg, etc.). Le mot Kahlemburg commence certes par un k, mais le français remplace généralement cette lettre par un c ; et, quant à la finale allemande burg, elle a passé avec la même prononciation (ourg) dans tous les mots de cette langue qui se sont francisés (Strasbourg, Hambourg, Louisbourg, Augsbourg, etc.)

D’où l’on est tenté de conclure que, malgré l’immense réputation du curé de Calemberg, on ne peut, pour une raison de phonétique, attribuer à son nom l’origine de notre calembour ; cette origine, en la supposant allemande, comme tout porte à le croire, ne peut donc être que Kahlemburg, donné plus haut d’après Charles Rozan.

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