LA FRANCE PITTORESQUE
Paris port de mer : un projet
vieux d’un siècle et demi
(D’après « Les Annales politiques et littéraires » du 12 février 1911)
Publié le mercredi 24 juin 2020, par Redaction
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En 1911, un an après la terrible inondation du bassin de la Seine, l’attention fut ramenée sur la possibilité d’exécution de Paris port de mer, projet rédigé dès septembre 1883 par l’illustre Anatole Bouquet de La Grye, ingénieur hydrographe et astronome mort en 1909 : consistant à approfondir le lit de la Seine, couper ses courbes par des canaux et créer un vaste port à Saint-Denis, il n’aurait cependant pas suffi à éviter le drame, son rôle pressenti n’étant de surcroît que strictement commercial
 

Anatole Bouquet de La Grye avait présenté son projet au vice-amiral Bernard Jauréguiberry, ministre de la marine, qui l’avait approuvé en principe et engagé son auteur à persévérer. Deux ans plus tard, un Comité d’études était formé, ayant à sa tête le vice-amiral Thomasset, président de la Société des Études maritimes et coloniales. Ce devint, dès lors, l’idée maîtresse de l’existence de Bouquet de la Grye, qui y consacra toutes les forces persuasives de sa belle intelligence, mais qui devait mourir sans avoir vu ses conceptions entrer dans la période de réalisation.

Après la crue centennale de 1910, on pensa que, si le canal avait déjà existé, il eût servi de dégagement pour les masses d’eau contre lesquelles il fallut lutter. Cela était inexact, et jamais un canal à écluses, pas plus celui-là que tout autre, ne saurait jouer un rôle de ce genre sans être mis hors de service. D’ailleurs, Bouquet de La Grye n’y avait nullement songé.

Anatole Bouquet de La Grye. Photographie réalisée par Séraphin-Médéric Mieusement (1884)
Anatole Bouquet de La Grye. Photographie réalisée par Séraphin-Médéric Mieusement (1884)

Une voie d’eau de ce genre ne doit avoir pour but que de faciliter les transports, de les rendre moins onéreux, si possible, et, par conséquent, de les augmenter. Lorsqu’il s’agit d’obtenir ces résultats pour une ville comme Paris, de rapprocher la capitale de la mer en permettant à toute une catégorie de navires de venir s’y mettre à quai sans rompre charge, la question vaut bien que l’on s’y attache : ce que l’on peut envisager et espérer suffit à motiver l’étude de ce beau travail et conduit à souhaiter sa mise à exécution.

Voici, sommairement, en quoi consiste le projet de Bouquet de La Grye, mis au point par lui en 1886, rapporte en 1911 l’ingénieur civil et ancien directeur de La Vie scientifique Max de Nansouty : c’est surtout une canalisation de la Seine entre Rouen et Paris. Le chenal de la basse Seine a une profondeur minima de 3m20. D’où il résulte que les bateaux ayant un tirant d’eau de 3 mètres au maximum peuvent seuls y circuler et que Paris, bien qu’étant, par son tonnage, le premier port de France, ne peut recevoir à quai que des chalands ou quelques modestes cargo-boats.

Le projet de Paris port de mer porte la profondeur minima à 6m20 et, par conséquent, le tirant d’eau possible des navires à 6 mètres. Ce ne seraient point encore les transatlantiques de 10 000 tonnes que l’on verrait dans le bassin de Saint-Denis-CIichy, ni dans les ports secondaires d’Argenteuil, de Poissy-Achères, de Mantes, de Vernon, des Andelys. Mais ce serait déjà toute la série des navires jusqu’à 5 000 tonnes environ. Plus tard, d’ailleurs, des dragages pourraient approfondir le chenal jusqu’à 7m20 et accroître utilement encore l’importance des transports directs.

Entre Rouen et Paris, au lieu des huit barrages actuels de la Seine, il y aurait quatre grandes écluses permettant aux navires de franchir 6 à 7 mètres de dénivellation. Le parcours fluvial, gagnant 35 kilomètres sur les méandres actuels du fleuve, serait de 185 kilomètres. Deux sinuosités seulement de la Seine seraient supprimées par des « coupures », afin de laisser passer le chemin de fer : l’une entre Bezons et Sartrouville, l’autre près de Rouen, entre Bezons et Pont-de-l’Arche.

Au point de vue de l’art de l’ingénieur, l’exécution de ce projet présente-t-elle de très grosses difficultés ? s’interroge Max de Nansouty. On peut, sans hésitation, répondre que non. Avec l’emploi des machines actuelles, dragues et excavateurs perfectionnés, avec les ressources toutes nouvelles du béton et du ciment armés, le travail Serait exécuté très rapidement et certainement d’une façon irréprochable.

Au point de vue commercial, quels en seraient les résultats probables ? se demande encore notre chroniqueur. Comme le canal de Paris à la mer est quelque peu inquiétant pour les intérêts, fort respectables d’ailleurs, du Havre et de Rouen, comme, de plus, il réagirait probablement sur les tarifs de certaines voies ferrées, des discussions tumultueuses éclatent dès que l’on parle de ce projet. On se jette littéralement à la tête — sur le papier — les tonnes de jauge, les tonnes brutes, les cargo-boats, les possibilités de trafic. On échange des paroles amères, on se mortifie, de part et d’autre, en brandissant l’intérêt national. Bouquet de La Grye ne connaissait que trop les amertumes de ce genre de discussions, inséparables, d’ailleurs, de tout grand projet, parce qu’il blesse nécessairement la petitesse de beaucoup d’intérêts jaloux et mesquins, et parce qu’il menace la routine des habitudes et les préjugés.

Paris port de mer : gare du Quai d'Orsay. Montage photo de 1903
Paris port de mer : gare du Quai d’Orsay. Montage photo de 1903

Il n’y avait qu’un moyen de mettre un frein, dans une certaine mesure rassurante, à la fureur de ces arguments commerciaux et autres. C’était de faire étudier, tout d’abord, par des hommes compétents, quelle serait la condition matérielle du port de Paris en cas d’exécution de Paris port de mer. Louis Puech, ministre des Travaux publics, Postes et Télégraphes — du 3 novembre 1910 au 24 février 1911 —, a donc nommé une Commission présidée par Alfred Picard, l’éminent ingénieur qui connaît le mieux, par sa belle carrière, la question des canaux et de la navigation intérieure de la France. Il est assisté d’André Charguéraud, directeur des Routes et de la Navigation, et des conseillers d’État Cotelle et Blanc.

On a reproché à Paris port de mer d’avoir été le « rêve » de Bouquet de La Grye. Du Havre à Paris, il imaginait la file des navires, des bricks, des trois-mâts, des steamers, montant vers la capitale de la France. Il voyait les pavillons flottants, les gréements se détachant sur le ciel parisien comme une dentelle. Sur les quais du grand bassin à flot de Saint-Denis, c’étaient les marchandises entassées, les hommes empressés, les wagons, les voitures, allant et venant avec cette bruyante allégresse que donne la prospérité aux quais des grands ports de mer.

Il ne faut pas croire que ce grand projet d’Anatole Bouquet de La Grye était chose nouvelle de son temps. Il eut au moins un précurseur en la personne de Sébastien Mercier, auteur des Tableaux de Paris. De cet ouvrage publié en 1782, détachons un chapitre présentant des arguments que l’on invoqua au début du XXe siècle.

« Cette population qui s’accroît, s’accroîtra encore ; car, depuis que les routes sont ouvertes, tout vient, tout fond des provinces sur la capitale ; des colonies de jeunes gens y accourent, abandonnent les toits paternels, soit pour y faire fortune, soit pour y vivre avec plus de liberté ; et de là ce nombre infini de gens qui cherchent de l’emploi et de l’occupation. La masse d’argent s’y précipite, et d’autant plus qu’il ne reflue pas vers les provinces, et que les provinces y versent incessamment le leur. Mais cette masse se concentre en un petit nombre de mains.

« Ces considérations ont fait désirer à plusieurs que Paris devînt port, comme il l’a été autrefois, à ce qu’il semble. Il est sûr que le commerce maritime contiendrait très bien à la capitale d’un royaume aussi peuplé que la France, surtout si l’on considère que presque tout l’argent est dans Paris. Ce commerce ne nuirait en rien aux autres villes du royaume, parce que les relations nouvelles, ouvertes avec l’Amérique, pourraient occuper le double et le triple de vaisseaux qui courent les mers ; parce que le propre du commerce est de vivifier toutes les parties qu’il arrose ; parce qu’avec le temps et quelques efforts, l’on peut enlever à l’Angleterre et à la Hollande une partie de cet empire presque exclusif qu’elles s’attribuent.

« Quelle incroyable activité, et quel surcroît d’industrie naîtraient de ce nouveau point de vue ! Il agrandirait et ennoblirait les spéculations de nos financiers, transformés en agioteurs, faute de plus grands moyens. Il fournirait une multitude de ressources à tant d’hommes qui languissent avec du courage et du talent.

« Le projet de faire aborder les vaisseaux marchands au pied du superbe palais des Tuileries n’est pas jugé impraticable. On prétend même que, pour vaincre toutes les difficultés, la dépense totale n’excéderait pas quarante-six millions. J’ai vu un plan qui me semble devoir être vainqueur de tous les obstacles, et qui rendrait la rivière navigable en tout temps.

« Eh ! quoi, est-ce au peuple qui a joint la Méditerranée à l’Océan, est-ce au pays qui a enfanté Riquet et Laurent, à redouter une entreprise beaucoup plus facile ? Et quand il fallut ordonner aux eaux du canal de Languedoc de passer sur un pont et de traverser une rivière, de couler à travers une montagne percée à la crête, de monter, de descendre une autre montagne sans s’égarer, c’étaient d’autres travaux, d’autres difficultés à dompter ; difficultés regardées comme insurmontables. On en vint à bout, néanmoins, sur plus de quarante lieues d’étendue ; et la science des machines n’était point alors perfectionnée au point où elle est aujourd’hui.

Paris port de mer, revue jouée au Théâtre des Variétés. Affiche de 1890
Paris port de mer, revue jouée au Théâtre des Variétés. Affiche de 1890. Les personnages
de l’affiche donnent une idée de la tonalité du propos : on y voit ainsi un élu donnant
le départ à une course de chevaux, allégorie des oppositions autour du projet.
Un soldat prussien sur un vélo rappelle les arguments patriotiques. Un couple
descend vers un quai où accoste un navire à voiles, soulignant une vision
assez peu industrielle des avantages de la mer à Paris

« Quelle entreprise plus utile et plus nécessaire ! On a dépensé bien davantage pour des bosquets peuplés de marbres stériles, et qui n’attestent que l’orgueil des rois, et non leur magnificence. Mes vœux hâtent le moment où cette ville aura un débouché pour ses nombreux enfants, obligés le plus souvent de s’expatrier, ou de ramper dans des occupations qui dégradent l’âme. Je lui vois alors un gage de subsistance assurée, un gage de félicité, et je ne tremblerai plus sur ses futurs destins ; elle aura un rang égal aux capitales du monde. Mais je ne la considérerai vraiment comme florissante, que quand elle se sera fait jour au sein des mers, pour appeler en ligne directe l’abondance dans ses murs : sans ce moyen, le revers le plus inattendu peut tout à coup la dessécher, la flétrir, et donner la mort à ses citoyens.

« Le projet n’a jamais été jugé impraticable par les ingénieurs, et le devis estimatif des ouvrages, signé par plusieurs architectes, a été sous les yeux du ministère.

« On a de l’argent pour des guerres destructives et incertaines, pour les vieux rébus du radotage ministériel ; on n’en a point pour féconder une ville immense, et soulager les provinces du tribut énorme et onéreux qu’elle en exige. »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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