LA FRANCE PITTORESQUE
Mousse de Corse : un remède oublié
(D’après « Revue d’histoire de la pharmacie », paru en 1951 et 1955)
Publié le mercredi 17 mars 2021, par Redaction
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Se récoltant en raclant les roches des côtes provençales mais également de Corse, de Sardaigne et de Sicile, la mousse de Corse, Alsidium helminthocorton, ou mousse de mer, fut l’objet d’un engouement à la fin du XVIIIe siècle, ses propriétés vermifuges lui valant un article inséré au sein de la Gazette de la Santé et d’élogieux prospectus publicitaires
 

La manière de collecter cette algue faisait que le produit commercial était constitué par un mélange de quelque 20 espèces différentes additionnées de conserves et de lichens. D’après de Candolle, qui en pratiqua un examen approfondi, la meilleure qualité, celle qui venait d’Ajaccio, ne contenait encore qu’un tiers de véritable fucus, Fée accordant quant à lui une moitié.

L’emploi de la mousse de Corse est fort ancien en Grèce ; certains passages de Théophraste et de Dioscoride indiquent son emploi médical, et le muscus marinus de Pline et des vieux auteurs ne serait autre que notre mousse. La connaissance des propriétés vermifuges de ce petit fucus aurait été apportée en Corse par une colonie grecque venue s’y établir vers le milieu du XVIIe siècle.

Mousse de Corse. Planche de Pierre-Jean-François Turpin extraite
de Flore médicale (Tome 5) par François-Pierre Chaumeton,
Joseph Tyrbas de Chamberet et Jean-Louis-Marie Poiret (1818)

En 1776, un chirurgien de l’île, en botaniste intéressé, chercha à l’exploiter commercialement et vint en France lancer son spécifique ou M. lemithocorton. Il en communiqua un échantillon, avec d’autres produits, dont l’orseille, à un botaniste en renom, de La Tourette, qui le présenta à l’Académie de Lyon. En janvier 1777, la Gazette de Santé signalait le nouveau vermifuge et faisait remarquer que lemithocorton était une déformation de helmintocorton, qui en grec signifie « herbe aux vers », et celui-ci fut adopté par La Tourette, puis par Schwendimann, qui lui consacra sa thèse en 1780.

Enfin, de La Tourette publia une très belle étude dans le Journal de physique de septembre 1782 et établit que la mousse de Corse doit être définitivement rangée dans le genre fucus. Suivent celles de de Candolle, de Fée, etc., et l’analyse chimique de Bouvier faite en 1791 et qui bien entendu ne mentionne pas l’iode, qui n’était pas encore découvert.

Le prospectus du promoteur, le sieur Dimo Stephanopoli — le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques nous apprend que ce naturaliste né en 1729 fut docteur en médecine, médecin de la famille Bonaparte, chirurgien-major au Royal-Corse en 1777, chirurgien-major à l’hôpital militaire d’Ajaccio en 1780, conseiller municipal d’Ajaccio, et que l’empereur Napoléon Ier lui confia une mission scientifico-politique sur les côtes de la Grèce et de l’Albanie en 1797 — fut notamment apposé sur les murs de la ville de Carpentras, le texte étant le suivant :

« Avis par permission de Monseigneur le Gouverneur du Comtat et approbation des Messieurs les médecins

« Le sieur Dino Stefanopoli, chirurgien, employé dans les hôpitaux de l’île de Corse, annonce au public un spécifique contre les vers, auxquels sont sujets particulièrement les enfants. Ce remède, dont l’effet est très bénin, a non seulement la propriété de détruire les vers qui se trouvent dans les intestins, en les expulsant par les selles, mais il a encore l’avantage d’empêcher qu’il ne s’en engendre de nouveaux, pourvu qu’on en prenne deux ou trois doses dans le courant de l’année, même en état de santé.

« Ce spécifique n’est point une composition, ni un secret ; il consiste en une petite plante marine du genre des coralines, appelée en grec Lemithocorton, qui ne croît qu’aux environs d’Ajaccio en Corse, et qui est bien différente de la coraline articulée. Celle-ci est la vraie coraline des Grecs, dont l’efficacité a été tellement reconnue par les médecins et chirurgens qui habitent l’île de Corse, que M. Le Vachez, premier médecin des hôpitaux militaires de cette île, a ordonné qu’on ne se servît que du vrai Lemithocorton.

« On trouvera cette simple, avec un imprimé qui indique la façon de s’en servir, à Carpentras, chez M. Chapuy, à la rue de l’Ange. »

Dimo Stephanopoli décrit sa découverte dans le mémoire annexé à Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce pendant les années V et VI (1797 et 1798), Tome 2 par Antoine Sérieys, paru en 1800 :

« La colonie grecque dont je fais partie, établie en Corse depuis cent vingt ans, venue des côtes de la Laconie, avait conservé l’usage du Lémithochorton ; mais elle ne l’avait point étendu au-delà de ses limites. Depuis quatre-vingt-cinq ans qu’elle habitait cette île, jamais aucun Corse n’avait soupçonné les vertus, ni même l’existence de cette plante, lorsqu’en 1760, exerçant la chirurgie dans ce pays, où les maladies vermineuses et les fièvres putrides sont très communes, je sentis la nécessité d’un vermifuge assuré, assez puissant pour en détruire les causes. Le Lémithochorton de la grande espèce, qui m’était connu comme aux autres Grecs, devint l’objet de mes recherches. J’en séchai et j’en préparai une certaine quantité ; je l’employai en poudre, en infusion, en décoction et en sirop, de toutes les manières. Ses heureux effets surpassèrent mes espérances.

« La simplicité de ce remède qu’on peut employer dans tous les cas, et sans craindre aucun inconvénient, les occasions fréquentes que j’ai eues de l’administrer dans le cours de plusieurs années, m’ont mis en état de connaître, par ses effets, toute l’étendue de ses vertus, et comme vermifuge et comme calmant.

« Il est constant que ce remède fait rendre les vers dans les vingt-quatre heures, et que la propriété vermifuge lui est inhérente, comme celle de concilier le sommeil est inhérente à l’opium, comme celle d’évacuer les humeurs est inhérente à la manne, à la rhubarbe, au jalap , etc.

« Ainsi, le Lémithochorton détruisant promptement la cause de la maladie, le malade se trouve parfaitement rétabli dans les vingt-quatre heures.

« J’ai vu des enfants en convulsion et attaqués d’une fièvre violente : une prise de Lémithochorton les calmait visiblement ; et, après un court sommeil, ils se réveillaient sans aucun des accidents qui, quelques heures auparavant, paraissaient les menacer d’une mort inévitable.

« J’en ai vu d’autres, qui donnaient à peine un signe de vie, avaler avec bien de la peine de l’infusion de cette plante, le matin, et se trouver hors du lit l’après-midi. »

Le remède eut beaucoup de succès et son emploi devint courant. Ainsi qu’il arrive toujours dans ce cas, les concurrents, à l’affût des trouvailles des autres, s’empressèrent d’exploiter un filon qui pouvait être fructueux. Le prospectus de Stefanopoli n’avait qu’une page in-8° ; l’apothicaire Jacquart en rédigea un de 4 pages in-4°, agrémenté d’un bois en bandeau représentant vaguement une île.

Nous pouvons notamment y lire :

« De ses grandes propriétés contre les vers, de la meilleure manière d’en faire usage, et des signes les plus ordinaires des maladies vermineuses, par le sieur Jacquart, apothicaire du roi, chimiste et botaniste de leurs altesses sérénissimes Mgr le duc de Chartres et Mgr le prince de Marsan, membre du Collège de pharmacie de Marseille, y demeurant, sur le Cours.

« Depuis que les premiers médecins du royaume ont exalté la vertu du Lemithochorton comme un des plus puissants vermifuges connus, je me suis empressé d’en faire venir pour satisfaire aux demandes réitérées que m’en faisaient nombre de personnes de l’art, tant dans l’intérieur de la France, que dans les colonies, où j’en ai fait des envois considérables.

« (...) L’usage journalier de cette plante maritime en forme de thé, est très salutaire, quoi que l’on ait point de vers, en empêche la formation, et les détruit chez ceux qui en ont.

« Cette boisson, édulcorée avec du sucre, du sirop ou du miel, est très agréable à prendre ; elle n’exige aucun régime : on peut la prendre à toute heure du jour ; on préfère ordinairement le matin et le soir. Je vais exposer succinctement la meilleure manière d’en faire usage, où celle que j’ai observée réussit le mieux sur un grand nombre de sujets de tout âge et de tout sexe.

« Pour la dose, j’ai suivi celle qui a été prescrite dans la Gazette de Santé, qui est en infusion d’un gros et demi pour le premier âge, de 2 gros pour le second, de 3 pour le troisième et de 4 pour les adultes.

« Par exemple, pour le premier âge, je mets au feu, dans une petite cafetière de terre vernissée, deux onces et demi à 3 onces d’eau : lorsqu’elle bout, j’y jette un gros et demi de Lemithochorton en poudre grossière ; je retire le vaisseau du feu, je remue bien le tout, et le couvre exactement.

« Je laisse infuser cela toute la nuit, et le matin, après avoir coulé et édulcoré avec du sucre, du sirop ou du miel, je le fais prendre à jeun au petit malade. Je répète cela tous les jours, jusqu’au septième au soir ; temps où je donne un lavement avec du lait et du sucre ; le lendemain matin, je purge avec demi-once de sirop de fleur de pêche et 8 à 10 grains de jalap ; suivant la force et le tempérament de l’enfant, j’en continue comme ci-dessus l’usage jusqu’à ce que tous les symptômes soient dissipés ; et même pour plus grande sûreté quelque temps après, observant de purger tous les 8 jours ; il est à naître que l’usage continué de cette plante ait jamais été nuisible à personne.

« Pour les âges plus avancés, je suis la même marche, observant d’augmenter la dose de l’eau pour l’infusion, à proportion de celle de la plante, et je purge aussi tous les huit jours avec ma conserve de santé : purgatif très facile à prendre, qui est on ne peut mieux indiqué dans ce cas, puisque les meilleurs médecins en ont ordonné constamment l’usage dans toutes les maladies où les apéritifs et les purgatifs étaient indiqués. Ce remède purgatif, dont je dois la première idée à un chef des sauvages de la Guyane française, réunit beaucoup de propriétés qu’il serait trop long de détailler ici. »

Suit la description des maladies vermineuses d’après Lieutaud.

« Les personnes qui désireront avoir du véritable Lemithochorton, sans aucune falsification, pourront avec confiance m’adresser leurs ordres, et je leur en ferai passer la quantité qu’ils désireront au même prix qu’il a été marqué dans la Gazette de Santé, c’est-à-dire à 3 sols le gros et 24 sols l’once, poids de table d’usage à Marseille.

Visite chez le médecin-apothicaire. Détail d'une peinture flamande du début du XVIIIe siècle
Visite chez le médecin-apothicaire. Détail d’une peinture flamande du début du XVIIIe siècle

« Les personnes de l’art qui en prendront une certaine quantité auront même une douceur sur le prix.

« Il faut avoir l’attention d’affranchir le port des lettres et de l’argent.

« J’offre aussi mes services à toutes les personnes qui sont dans le cas de faire une certaine consommation de remèdes, soit chirurgiens, apothicaires et autres. Je fais des envois par tout pays de médicaments tant simples que composés ; le tout de première qualité et au plus juste prix possible.

« Les hôpitaux qui jusqu’à présent m’ont accordé leur confiance sont très satisfaits de mes envois, tant par la qualité que pour le prix, me faisant un devoir de concourir au bien des pauvres. »

On y goûtera comme il convient, l’exquise politesse des termes, si bien dans la note du XVIIIe siècle. Faire une douceur sur le prix, avoir l’attention d’affranchir ! On dit maintenant plus rudement : « faire une remise », « prière d’affranchir ».

Mais la fortune de la mousse de Corse ne devait pas s’arrêter là : il paraît que Napoléon l’aurait fait connaître à ses médecins de Sainte-Hélène et serait ainsi l’instigateur du travail de William Farr sur l’usage de ce fucus dans les indurations, le squirrhe ou cancer non ulcéré ; la tumeur se ramollit et se dissipe et le médecin anglais aurait obtenu plusieurs guérisons. Le Dr Dohlhoff fit d’ailleurs remarquer que cette propriété de fondant n’était due qu’à l’iode et que, par conséquent, on pourrait remplacer la mousse de Corse par d’autres fucus où ce principe est plus abondant.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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