LA FRANCE PITTORESQUE
Café (Débuts du) : découverte
de la boisson et avènement
des établissements où la consommer
(D’après « Annales. Économies, sociétés, civilisations », paru en 1951)
Publié le dimanche 17 mai 2020, par Redaction
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C’est par une longue suite de vicissitudes que le café, faisant modestement son apparition à Marseille en 1644 grâce à des voyageurs étrangers, obtint peu à peu droit de cité en France après avoir conquis le centre élégant de la vie parisienne : un demi-siècle plus tard, il avait gagné la faveur publique, bravant les mesures infructueuses d’un gouvernement ayant vu en lui une source de revenus substantiels
 

Ce furent, tout naturellement, des « voyageurs » qui introduisirent en France le café, alors fort en usage dans les pays turcs, du Bosphore à la vallée du Nil. Marseille, « porte de l’Orient », l’accueillit en 1644. Revenant de Constantinople où il avait accompagné M. de la Haye, le sieur de la Roque rapporta, avec du café, les ustensiles nécessaires pour le confectionner et le boire : il s’enorgueillissait particulièrement de « tasses de vieille porcelaine d’une grande beauté et de petites serviettes de mousseline brodées d’or, d’argent et de soie », objets de collection plus que d’usage courant.

Son petit cabinet à la turque « passait pour une vraie curiosité » et le public invité à goûter le breuvage était composé de voyageurs amis, comme La Roque accoutumés aux usages du Levant. D’autres négociants de Marseille commencèrent alors à en faire également un certain usage. Mais pendant une quinzaine d’années la boisson ne sortit guère de milieux assez restreints.

Turc buvant du café, Chinois buvant un thé et Indien d'Amérique du Sud buvant un chocolat. Gravure (colorisée ultérieurement) extraite de Traités nouveaux et curieux du café, du thé et du chocolate par Philippe-Sylvestre Dufour, édition remaniée parue en 1685 de son De l'usage du caphé, du thé et du chocolate publié en 1671
Turc buvant du café, Chinois buvant un thé et Indien d’Amérique du Sud buvant un chocolat.
Gravure (colorisée ultérieurement) extraite de Traités nouveaux et curieux du café,
du thé et du chocolate
par Philippe-Sylvestre Dufour, édition remaniée parue en 1685
de son De l’usage du caphé, du thé et du chocolate publié en 1671

En 1657, introduit par Jean de Thévenot, le café fit son apparition à Paris. Le célèbre voyageur (Voyageurs et écrivains français en Égypte par J.-M. Carré, 1932), ayant rapporté d’Égypte une provision de la précieuse fève, en régala des amis — Jean de Thévenot consacre plusieurs pages au « cahvé » et aux « cahvehanes » (cabarets publics de « cahve ») chez les Turcs, dans le récit de ses voyages — qui n’étaient peut-être pas tous des orientalisants au même titre que ce M. de la Croix, interprète du roi en langue turque, qui nous en a gardé le souvenir. Quelques personnes de la haute société, à l’affût de plaisirs nouveaux, se piquèrent même de posséder des faiseurs de café italiens.

En 1660, un sieur More fut adjoint par le maître d’hôtel de Mazarin à la troupe de ses cuisiniers, tandis qu’Andréa Salvator venait préparer le nouveau breuvage chez le maréchal de Gramont, « fort curieux de ces sortes de choses ». Ces deux habiles Italiens excellaient « à distiller toutes sortes de fleurs, fruits, grains et autres choses, tant par le chaud que par le froid, et à préparer le chocolat, le thé et le café » (La maison réglée, et l’art de diriger la maison par Audiger, 1692, dans son chapitre traitant de La véritable manière de faire toutes sortes d’eaux et de liqueurs à la mode d’Italie). La fève, rare et précieuse, était vendue 80 francs la livre. Clientèle assez restreinte encore. Le grand public ignorait toujours l’existence du café. D’où la surprise des lecteurs de la Muse de Cour, quand ils y découvrirent, en 1666, un poème de Subligny célébrant les vertus du « kavé » :

Qui guérit en moins d’un avé
Quand le reste ne peut guérir en une année...

Un événement bien « parisien » allait être à l’origine de l’engouement qui, soudain, « lança » le noir breuvage. Depuis plusieurs années, les relations avaient été suspendues entre le Sultan et le Très-Chrétien, brouillés à la suite d’outrages, vols, molestations, etc., dont nos ambassadeurs et nos négociants étaient l’objet en pays turc. Un corps d’armée dirigé par le duc de Beaufort venait même d’être envoyé au secours des Vénitiens assiégés dans Candie par le Grand Vizir.

Soudain on apprit que Mohammed IV, revenant à de meilleurs sentiments, envoyait à Paris un ambassadeur. Celui-ci débarqua à Toulon le 4 août 1669, accompagné d’une vingtaine de notables et de domestiques — et tous les regards furent désormais tournés vers Soliman Aga, Muaferraca — titre turc indiquant une fonction de la domesticité du sultan, interprété comme le nom de l’ambassadeur que l’on appela à Paris Mouta Faraca ou Mustapha Raca. Pour le saluer, les villes sur son passage tirèrent le canon. À Paris le roi lui-même le reçut avec une solennité inusitée — la Gazette de France des 7 et 19 décembre 1669 donne la relation de l’ « audience donnée par S. M. à l’envoyé du Grand Seigneur.

Mais loin d’être touché par ces marques d’attention, le Turc, bien au contraire, se plaignit de ce que le roi ne s’était pas levé pour recevoir sa lettre, et se retira fort mal content. L’ambassade aboutissait à un échec, sur le plan politique ; il en fut tout autrement, s’agissant de la littérature et des mœurs — car Mustapha Raca est à l’origine du Bourgeois Gentilhomme et répandit en France l’usage du café. À en croire une anecdote de La Martinière, ce serait pour se moquer des dédains de l’envoyé de la Sublime Porte qu’auraient été imaginées les « turqueries » bouffonnes du Bourgeois Gentilhomme : en mettant sur la scène l’Orient travesti, Molière vengeait Louis XIV.

Intérieur d’une coffee house anglaise. Frontispice de Coffee houses jests
par William Hickes (1630-1682), édition de 1686

En fait, après s’être montré si fier envers Louis XIV, Soliman Mouta Faraca, bel homme d’une cinquantaine d’années, se mit à recevoir, les dames surtout. « De jeunes et beaux esclaves, habillés d’un riche costume turc, présentaient aux dames de petites serviettes damassées garnies de franges d’or et servaient le café dans des tasses de porcelaine fabriquées au Japon. » On se pressait dans le logis au décor exotique, attiré d’ailleurs par le charme d’une conversation piquante — le Turc était « homme d’esprit » (Journal d’Olivier d’Ormesson) — plus que par un breuvage au goût assez acre. Mais Mustapha poussa la galanterie jusqu’à offrir du sucre avec son café. Et l’engouement fut complet.

Après son départ — il prit congé du sieur de Lionne fin mai 1670 et quitta Toulon le 22 août (Mémoires de d’Arvieux) —, tous ceux qui avaient eu l’inestimable privilège d’être reçus par lui mirent leur point d’honneur à faire goûter par leurs invités le breuvage dont tout le monde parlait. Aussi la mode se répandit, dans la haute société, de consommer du café au cours des réceptions.

Les bourgeois, eux aussi, voulurent bientôt connaître la saveur nouvelle. La renommée de la « liqueur arabesque » fut exploitée par les marchands de la capitale, toujours prêts à satisfaire la curiosité du public. Il y eut donc à Paris, dès 1671, « plusieurs boutiques où l’on vendait publiquement le caffé ». C’est ce que nous apprend le traité composé par Philippe-Sylvestre Dufour (1622-1687) et intitulé De l’usage du caphé, du thé et du chocolate, paru cette année même à Lyon. Il résumait diverses opinions touchant le « bunchum » (la fève) et la boisson qu’on en peut extraire. Le produit nouveau, vendu en grains, était utilisé comme drogue plus encore que comme boisson d’agrément ; ce sont ses propriétés thérapeutiques que vantait un prospectus répandu par les marchands de café :

« Coffé est une meure qui croist dans les déserts d’Arabie, d’où elle est transportée dans toutes les dominations du Grand Seigneur : qui estant beuë [bue], desseiche toutes humeurs froides et humides, chasse les vents, fortifie le foye, soulage les hydropiques par sa qualité purifiante ; souveraine pareillement contre la galle et corruption de sang ; raffraischit le cœur et le battement vital d’iceluy, soulage ceux qui ont des douleurs d’estomac et qui ont manque d’appetit ; est bonne pareillement pour les indispositions de cerveau froides, humides et pesantes. La fumée qui en sort est bonne contre les deffluxions des yeux et bruits dans les oreilles ; souveraine aussi pour la courte haleine, pour rhumes qui attaquent le poumon, et douleurs de ratte, pour les vers, soulagement extraordinaire après avoir trop beu ou mangé. Rien de meilleur pour ceux qui mangent beaucoup de fruict. »

Et donc le café n’eût été qu’une préfiguration du quinquina médicinal, s’il n’avait ,dans le même temps, été prôné sur les tréteaux des foires comme la boisson par excellence. Les Arméniens qui, dès 1666, comme le notait Subligny, apportaient du Midi à Paris des ballots de café, eurent alors l’idée de profiter de l’engouement des Parisiens en ouvrant des boutiques où l’on vendrait uniquement des décoctions du noir breuvage. Peut-être furent-ils inspirés par l’exemple de Marseille, initiatrice en la matière, où s’ouvrit, en 1671, un magasin de « liqueur de caffé ».

Dame qui prend du café. Gravure de Robert Bonnart réalisée vers 1695
Dame qui prend du café. Gravure de Robert Bonnart réalisée vers 1695

En 1672 s’établit à Paris — même si les historiens du café indiquent que dès 1643 un Levantin aurait ouvert sans succès un café dans le passage couvert, sous le Petit-Châtelet, qui menait dans la rue Saint-Jacques au Petit-Pont, aucun ne donne de références —, à la foire Saint-Germain, une « maison de caffé » tenue par un nommé Harouthioun ou Pascal, qui connut grand succès. La foire fermée, Pascal transporta son commerce sur le quai de l’École — plus tard quai du Louvre —, où, pour deux sous six deniers, il servait une tasse de café.

Mais là, le succès l’abandonna. Les passants du quai répugnèrent à pénétrer dans l’établissement que furent seuls à fréquenter des Levantins et quelques chevaliers de Malte. Pascal dut fermer boutique et se retirer à Londres. Pour y continuer son commerce ? Probablement. Dans la capitale anglaise, les coffee houses, ouvertes depuis 1652, avaient déjà conquis la faveur du public au point qu’en 1675, craignant leur hostilité, Charles II essaya de supprimer « ces repaires de gens déconsidérés, qui discutent et répandent divers propos fallacieux, malicieux et scandaleux, pour diffamer le gouvernement de Sa Majesté et troubler la paix et le repos de la nation » (Encyclopedia Britannica).

À Paris, Pascal avait été un précurseur. Attiré par la clientèle abondante et facile qu’offrait la foire Saint-Germain, son commis Procopio associa ses maigres économies de « garçon de café » à celles d’un nommé Logerot, et loua dans la foire la loge 121, à l’angle de la rue Mercière et de la Quatrième Traverse. L’idée de la « maison de café » installée en ville fut reprise, elle, par un autre Arménien, Maliban, qui s’installa rue de Bussy, près du Jeu de Paume de Metz. Après un court passage rue Férou, il revint à la première boutique, et se mit à y débiter du tabac et des pipes à la mode orientale. Il échoua sans doute, puisque bientôt il passa en Hollande. Son commis lui succéda — un certain Grigor ou Grégoire, originaire d’Ispahan —, qui eut une idée fort astucieuse : il alla s’établir près de la Comédie Française, qui donnait alors ses représentations rue Mazarine. Comédiens et gens de lettres prirent l’habitude de se retrouver chez Grégoire. Le café, lieu où Ton cause, était fondé.

Pour consommer, il n’était d’ailleurs pas besoin d’entrer dans les petites échoppes des cafetiers levantins. Des marchands ambulants parcouraient les rues, débitant le café à domicile. Le plus célèbre, un petit boiteux, nommé le Candiot, sans doute un Crétois, s’en allait par les rues en criant : « Du café ! » Ceint d’une serviette fort propre, il portait d’une main un réchaud sur lequel était une cafetière, et de l’autre une espèce de fontaine remplie d’eau ; devant lui, un éventaire de fer blanc avec tous les ustensiles nécessaires. Pour deux sous il remplissait un gobelet, en fournissant aussi le sucre. Le Candiot avait des concurrents. Les noms de Joseph, un Levantin, et d’Étienne d’Alep sont parvenus jusqu’à nous. Tous ces Levantins ont été les artisans obscurs de l’acclimatation, à Paris, du café. Durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, Arménien fut synonyme de marchand de café.

Les réduits où se consommait le café n’étaient cependant que des échoppes infestées par la tabagie. On vit alors apparaître, rue des Fossés-Saint-Germain, un établissement d’un tout autre aspect, aimable, propre, luxueux même : le premier véritable café, fondé par Francesco Procopio Coltelli. On a beaucoup discuté sur les origines du personnage : était-il né à Palerme en Sicile, à Florence comme le prétend son successeur Dubuisson (L’art du distillateur et marchand de liqueurs considérées comme aliments médicamenteux par Dubuisson, 1779), ou encore à Paris, ville dans laquelle un Procopio Coltelli était venu s’installer à l’époque de Catherine de Médicis ? La question est résolue par un Extrait du Plumitif de la Chambre des Comptes de Paris, année 1684, attestant que Francesco Procopio Coltelli était sicilien. Son acte de mariage permet d’ajouter : né en 1650, d’Onofrio Coltelli et de Domenica Semarqua.

Le café Procope au XVIIIe siècle. Estampe (colorisée ultérieurement) anonyme de 1779

À la suite de quelles tribulations le Sicilien — en qui il faut renoncer à voir un gentilhomme ruiné — échoua-t-il à la foire Saint-Germain où il devint commis de Pascal ? On ne sait. Il suivit son patron quai de l’École ; lorsque ce dernier eut fermé boutique, il retourna, nous l’avons vu, à la foire Saint-Germain, s’associa à un certain Logerot pour louer une échoppe, et gagna rapidement assez d’argent pour pouvoir, dès 1675, se marier avec Marguerite Crouïn : il en eut, de 1676 à 1688, huit enfants. Ses relations semblent localisées dans les milieux italiens. Mais en 1684 le Sicilien, à la tête d’une affaire prospère, se fit naturaliser. Désormais Procope Couteau appartient sinon à l’histoire de France, du moins à l’histoire des mœurs françaises.

Avant d’être français, Procopio faisait, dès 1676, partie de la communauté des « distillateurs-limonadiers ». Tandis que son acte de mariage le désigne (en 1675) comme « marchand », il est appelé « distillateur » en 1677 et « maître-distillateur » en 1677 et 1678 dans les actes de baptême de ses filles. En 1676, en effet, les « maîtres-limonadiers, marchands d’eau-de-vie » avaient reçu un nouveau statut ; l’article III donnant la « faculté de composer et vendre (...) du café en grain, en poudre et en boisson ». « Distillateur-limonadier », Procope avait quitté la foire Saint-Germain pour venir s’installer rue de Tournon. En 1686, il se transporta rue des Fossés-Saint-Germain puis y fonda l’établissement qui devait au cours des siècles suivants connaître la célébrité sous le nom de « Café Procope ».

Procope loua de plus les deux maisons attenantes, ce qui lui fournit un assez vaste espace : « Le terrain régnait le long des fossés de la ville entre les portes de Saint-Germain et de Bussy et en était la contrescarpe. » Le hardi Sicilien, abattant les cloisons, consacra le rez-de-chaussée des deux immeubles à son café, y installa de petites tables de marbre commodes et avenantes, accrocha au plafond des lustres de cristal, orna enfin les murs d’une élégante tapisserie et, suprême raffinement, de miroirs et de glaces. Le café devenait digne de devenir le rendez-vous des honnêtes gens et des gourmets.

À ses talents de cafetier le « maître-distillateur » joignait ceux de préparateur de liqueurs et de drogues multiples. Il possédait aussi une gamme de vins capiteux tels muscats, vins d’Espagne, de Saint-Laurent et de la Ciotat et toute une palette de mélanges savants : rossoly, « rosée du soleil », qui au gourmet permettait de savourer l’harmonie du fenouil, de l’anis, du coriandre, de l’aneth et du carvi pilés ensemble et macérés au soleil dans de l’eau-de-vie ; « populo », où venaient se fondre les parfums du clou de girofle, du musc, de l’ambre, du poivre long, du sucre, de l’anis, du coriandre et de l’esprit de vin ; eau de Cédrat et « liqueur du parfait amour » ; sorbec, composé de citron, de musc, d’ambre et de sucre ; fruits confits, cerises, framboises ou noix ; eaux de gelées et finalement glaces de fruits et de fleurs aux multiples parfums, car l’« artiste » sicilien lança, dès la fin du XVIIe siècle, la formule du « café glacier » : de quoi se réchauffer, de quoi se rafraîchir.

C’est alors que, par une coïncidence heureuse, une large clientèle vint s’offrir à Procope. Chassés en 1687 de la rue Mazarine par l’hostilité des Jansénistes, leurs voisins les Comédiens du Roi, s’installant dans la salle du Jeu de Paume du sieur de l’Étoile, rue des Fossés-Saint-Germain, juste en face du Café Procope, construisirent un théâtre neuf ; le 18 avril 1689, la Comédie-Française inaugurait par une sensationnelle représentation de Phèdre et du Médecin malgré lui sa nouvelle salle de spectacle. Dans le théâtre lui-même, Procope occupait sa place ; car il y avait loué la « loge de la limonade » et installé une « distributrice de douces liqueurs ». Fait capital : le Café Procope devint lui-même le quartier général de tous ceux qui avaient rapport avec la Comédie.

Habit de Caffetier (vêtement allégorique avec attributs professionnels). Gravure (colorisée ultérieurement) de Nicolas de Larmessin (1632-1694) extraite de la série Les costumes grotesques : habits des métiers et professions publiée en 1695
« Habit de Caffetier » (vêtement allégorique avec attributs professionnels).
Gravure (colorisée ultérieurement) de Nicolas de Larmessin (1632-1694) extraite
de la série Les costumes grotesques : habits des métiers et professions publiée en 1695

Jusque-là, Procope avait surtout la visite des joueurs de boule du Jeu de Malus (situé derrière le café), des joueurs de paume du sieur de l’Étoile et de quelques bretteurs du voisinage. Il avait aussi trouvé une clientèle parmi les nombreux passants qui traversaient le carrefour de Bussy, alors le véritable centre de Paris sur la rive gauche. Des rues Dauphine, Mazarine, Saint- André-des-Arts, des Boucheries, de Condé, on poussait volontiers jusqu’à la rue des Fossés-Saint-Germain, pour y déguster une glace, y savourer une tasse de café. Mais, une fois bâtie la Comédie, afflua la clientèle des auteurs, comédiens, nouvellistes, gens de lettres, beaux seigneurs aussi ou fermiers généraux, attirés dans ces parages par les charmes des comédiennes.

Alors, les serveurs en costumes orientaux, drapés d’amples vêtements et coiffés de bonnets de fourrure, apportent leurs petites tasses de breuvage fumant à une clientèle fort variée : jeunes cavaliers bien faits ; abbés galants se délectant de confiseries ; couples discrets réfugiés au milieu de la foule et du bruit ; savants aussi et gens de lettres qui « confèrent sur des matières d’érudition, sans gêne et sans cérémonie, pour ainsi dire en se divertissant ». Devant la tasse de café, on bavarde ; « la causerie accompagne obligatoirement le café ou le thé, elle est même presque leur vraie raison d’être ». Le café, à peine né, est un café littéraire.

Dès le début aussi, c’est un café politique. On y discute les affaires, plus graves, du gouvernement. Et le pouvoir s’intéresse aussitôt à ces centres possibles d’opposition. Le 27 décembre 1685, Seignelay écrit à La Reynie : « Le Roy a été informé que, dans plusieurs endroits de Paris où l’on donne à boire du caffé, il se fait des assemblées de toutes sortes de gens et particulièrement d’étrangers. Sur quoy Sa Majesté m’ordonne de vous demander si vous ne croiriez pas qu’il fût à propos de les en empêcher à l’avenir. » Mais le succès des nouveaux établissements était si éclatant que le lieutenant de police ne retint pas la proposition du secrétaire d’État.

À côté du Procope on vit se développer beaucoup d’autres cafés : à la foire Saint-Germain, les modestes échoppes se transformèrent en salles élégantes, où les garçons « arméniens » se servaient désormais de cafetières d’argent ; à l’angle de la rue Dauphine et de la rue Christine, Laurent fonda un café devenu rapidement célèbre ; rue Saint- André-des-Arts, Étienne d’AIep se fixa après avoir, des années durant, parcouru les rues en criant : « Du café ! » Bref, en 1690, tout le centre élégant de la vie parisienne entre le carrefour de Bussy, la foire Saint-Germain et la Seine, était gagné à la formule nouvelle : il était de bon ton de se rendre au café.

Dans le même temps, le café avait gagné l’usage des particuliers, non sans difficulté. Après l’engouement de 1670, une réaction s’était manifestée, conduite par la Faculté ; effrayés par les propriétés excitantes du café, de nombreux médecins l’avaient fait bannir par leurs pratiques. La correspondance de Mme de Sévigné témoigne de l’opposition du corps médical à la nouvelle boisson, et des attitudes changeantes de la Cour et des gens du monde envers le nouveau breuvage. Le 10 mai 1676, elle apprend à sa fille que le café vient d’être « chassé honteusement » de chez Mlle de Méri. « Après de telles disgrâces, peut-on compter sur la fortune ? » En 1679 à nouveau, elle rapporte à Mme de Grignan les préventions de Du Chesne, médecin de ses amis : « La force que vous croyez que le café vous donne n’est qu’un faux bien. » La même année, le sieur Colomb, pour son agrégation au Collège des médecins de Marseille, démontrait de son côté que l’usage du café était nuisible aux habitants de cette ville.

Un homme et une femme prenant du café. Gravure de Bernard Picart réalisée vers 1720
Un homme et une femme prenant du café. Gravure de Bernard Picart réalisée vers 1720

Un fort parti restait cependant attaché au café. D’où les perplexités de la marquise : « Du Chesne hait toujours le café ; le frère [Ange] n’en dit point de mal, écrit-elle en 1680 à sa fille... Est-ce qu’il faut avoir l’intention de le prendre comme un remède ? Caderousse s’en loue toujours ; le café engraisse l’un et emmaigrit l’autre : voilà toute l’extravagance du monde. Je ne crois pas qu’on puisse parler plus positivement d’une chose où il y a tant d’expériences contraires. » (16 février 1680)

Le parti du café petit à petit l’emportait ; bientôt il allait pouvoir, à son tour, se réclamer de traités savants, montrant le bon usage que l’on pouvait en faire pour la « préservation et la guérison des maladies ». Mais, nouveau retour de fortune : « Le café est tout à fait disgracié, écrit Mme de Sévigné à sa fille le 1er novembre 1688 ; le Chevalier croit qu’il échauffe et qu’il met son sang en mouvement ; et moi en même temps, bête de compagnie comme vous me connaissez, je n’en prends plus. »

Une semaine après, il est vrai, la marquise pense que le café pourrait « revenir en grâce » ; mais la Cour semblant le condamner définitivement : « Le café est disgracié ici et par conséquent je n’en prends plus ; je trouvais pourtant qu’il me faisait de certains biens ; mais je n’y songe plus. » C’est alors qu’un médecin de Grenoble, Monin, eut l’idée d’ajouter au café du sucre et du lait. La préparation eut raison des derniers opposants et la marquise, suivant les conseils d’Aliot, médecin ordinaire du roi, vanta désormais le lait cafeté ou café laité, « la plus jolie chose du monde ».

Tant que sa place était restée modeste, le gouvernement n’avait pas songé à voir dans le café une source possible de revenus. Le jour où il figura de façon régulière sur les livres de raison, il pensa pouvoir en tirer des profits substantiels. Un édit de janvier 1692 monopolisa en effet la vente du café au profit du Trésor. Le fermier aurait seul le droit d’importer et de vendre le café, le thé, le chocolat, le cacao et la vanille ; il faudrait, pour les débiter, une autorisation écrite, renouvelable tous les ans moyennant trente livres. Le prix du café en grains était fixé à quatre francs la livre ; la « prise » de café, à trois sols six deniers. Et maître François Damame, bourgeois de Paris, recevait pour « six années prochaines et consécutives », à dater du 1er janvier 1692, le privilège « de vendre, faire vendre et débiter seul, à l’exclusion de tous autres, tous les caffés tant en fèves qu’en poudre, le thé, les sorbecs et les chocolats » (arrêt du Conseil d’État du roi en date du 22 janvier 1692).

Le café avait désormais une existence officielle dans l’État. Mais allait-il pouvoir résister à l’énorme augmentation de prix qu’entraînait la ferme ? Il valait de 27 à 28 sols la livre en 1690 ; il était porté brusquement à quatre francs la livre. La chute de la consommation fut brutale — de la consommation officielle tout au moins, car la fraude prit de grandes proportions. Une lettre de M. de Berulle, intendant de Lyon, au contrôleur général (10 mars 1692) nous apprend que « les commis de Damame (sic) ont saisi à la douane et fait porter dans leur bureau un ballot de 7 à 8 quintaux que Mme la Princesse de Wirtemberg qui est ici dans un couvent réclame et redemande comme à elle appartenant et qu’elle prétend avoir fait venir pour sa provision ». L’intendant a beau invoquer que « cette princesse en fait une très grande consommation, qu’elle n’a d’autres plaisirs que de prendre du café », il s’agit vraisemblablement d’une vulgaire affaire de fraude.

Marchand ambulant de café. Gravure d'Edmé Bouchardon de 1746 extraite d'Études prises dans le bas peuple ou Les cris de Paris
Marchand ambulant de café. Gravure d’Edmé Bouchardon de 1746
extraite d’Études prises dans le bas peuple ou Les cris de Paris

Cependant la consommation d’ensemble avait dû réellement diminuer : « La plus grande partie de ceux qui en prenaient s’en abstiennent », lit-on dans les considérants de l’arrêt du Conseil d’État du 19 août 1692 « qui réduit et modère le prix du café à la somme de cinquante sols la livre, y compris le prix du marchand et autres droits ». Cette atténuation ne redonna pas de vigueur à un système qui ralentissait la consommation et encourageait la fraude.

Un arrêt du Conseil du roi révoqua le privilège de Damame en mai 1693. Le commerce du café redevenait libre ; il ne pouvait cependant « entrer dans le royaume que par la ville de Marseille, en payant à l’entrée du port une somme de dix sols de chaque livre pesant, poids de marc, outre et par-dessus tous les anciens droits ». Désormais « liqueur de café » et « maisons de café » pouvaient sans contrainte répondre à la faveur grandissante du public.

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