LA FRANCE PITTORESQUE
Fontaine de Segrais (Loiret) :
une eau minérale abandonnée
(D’après « La Chronique médicale : revue mensuelle de médecine
historique, littéraire et anecdotique », paru en 1936)
Publié le samedi 16 mai 2020, par Redaction
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Si les années 1930 virent l’arrêt définitif de l’exploitation de la source d’eau minérale de Segrais, aux environs de Pithiviers dans le Loiret, on avait assisté, sous l’impulsion de l’abbé Garreau, à la renaissance en 1879 de cette fontaine notoire fréquentée sous les règnes de Louis XIII, Louis XIV et Louis XV par de hauts personnages et dont les bienfaits reconnus étaient alors gratuitement dispensés
 

La poésie apporta à la source de Segrais l’appui de son éloquence. Charles-Pierre Colardeau, surnommé l’ « Abeille Française », naquit à Janville (Eure-et-Loir), le 12 octobre 1732. Son oncle, curé à Pithi­viers, lui fit faire ses études au collège de Meung-sur-Loire, puis sa philosophie à Paris. Il entra ensuite chez un procureur, qu’il abandonna pour retourner à la campagne et se livrer à son goût pour la poésie. Son épître d’Héloïse à Abeilard le rendit célèbre.

Couverture d'une réédition de 1875 de l'Épître à M. Duhamel de Denainvilliers de Charles-Pierre Colardeau (1774)
Couverture d’une réédition de 1875 de l’Épître à M. Duhamel
de Denainvilliers
de Charles-Pierre Colardeau (1774)

D’une santé fragile, il vit celle-ci s’altérer et paralyser son travail, devenant presque aveugle. Désigné pour remplacer à l’Académie française le duc de Saint-Aignan, il mourut la veille de sa réception, le 7 avril 1776. Il avait chanté dans ses vers la source de Segrais dans une épître à Duhamel de Denain­villiers paru en 1774 :

Segrais, vallon charmant dans sa rusticité,
Source pure où l’on puise, où l’on boit la santé,
Où la beauté, flétrie au moment d’être éclose,
Vient embellir son teint des couleurs de la rose ;
Segrais dont le breuvage et salutaire et frais
Fait circuler le sang devenu trop épais,
Qui divise à la fois nos humeurs engourdies
Et de la fièvre en nous éteint les incendies.

En 1769, Pierre Bizouerne, arpenteur à Bourgneuf, paroisse de Dadonville, dressa un plan en couleurs de la fontaine de Segrais (ou Segray). En 1771, Pierre Bourgeois, seigneur de Boynes, ministre de la Marine, échangea une correspondance avec l’intendant de la généralité d’Orléans, dans laquelle il lui recommandait le sieur Dupas, chirurgien à Pithiviers, qui sollicitait l’emploi de directeur de la fontaine, située sur les propriétés de M. Duhamel de Denainvilliers. En 1772, Gaulmin de la Tronçay, médecin du roi, à Pithiviers, correspondit avec ce même intendant au sujet de la source de Segrais.

L’intendant voulait y attirer des buveurs et faire acheter la source par le roi : il demanda à cette intention des renseignements au subdélégué en l’élection de Pithiviers, et le chargea de s’entendre avec M. Duhamel de Denainvilliers, qui d’ailleurs fit échouer les démarches et le projet de l’intendant, car il ne voulut pas vendre le terrain sur lequel était la source, et dont il était propriétaire. Des Essarts, qui avait tenté une semblable démarche, avait échoué également dans ses négociations, et dans une lettre à l’intendant, déclare « avoir été reçu comme un chien dans un jeu de quilles. »

L’intendant de la généralité d’Orléans, ne se rebutant pas, essaya d’agir par l’intermédiaire de Duhamel du Monceau, sous prétexte de « procurer les eaux gratis à tous ceux qui voudraient en faire usage » : Duhamel du Monceau, frère du Duhamel de Denainvilliers. membre de l’Académie des sciences, célèbre naturaliste et agronome, s’intéressa à la question et fit, en 1779, un rapport favorable à l’Académie des sciences.

Chapelle et fontaine de Segrais (Pithiviers-le-Vieil) à la fin du XIXe siècle
Chapelle et fontaine de Segrais (Pithiviers-le-Vieil) à la fin du XIXe siècle

Il invoqua qu’il y a 35 ans, la duchesse d’Antin, qui séjournait à Bellegarde en Gâtinais, avait été guérie par les eaux de Segrais : en reconnaissance, son mari avait d’ailleurs fait faire une enceinte de mur autour de la fontaine. On avait alors nommé un intendant, un directeur, un fontainier, etc., et avec mélancolie, le propriétaire de la source avait écrit :

« Il est bien singulier qu’on veuille s’emparer de mon bien, pour vendre aux malades ce que je leur donne gratis, et qu’on cherche à me mortifier en me privant de la satisfaction que j’éprouve à rendre un service gratuit aux malades et aux pauvres. »

Dans le même temps, Amelot écrivait à l’intendant (1779) qui lui répondait : « Les eaux de la fontaine de Segrais, que j’ai fait analyser, ont la vertu et la propriété des eaux de Forges ; elles acquièrent de plus en plus de réputation pour le bien qu’elles opèrent tous les ans, et c’est une ressource pour les étrangers et les habitants de cette province, qui y trouvent les secours qu’ils vont chercher à Forges. »

Cette même année 1779 encore Dupas, chirurgien de Pithiviers, inspecteur des eaux minérales de la fontaine, dressa un état des guérisons obtenues par l’usage des eaux de Segrais ; dans ce travail, il rappelait le séjour de Condillac, instituteur du duc de Parme, qui vint à Segrais avec sa sœur, Madame de Sainte-Foix, pour se soigner « d’une opilation à la rate dont il est guéri. » Cureau, lieutenant général d’Orléans, qui avait été satisfait des eaux de Segrais, les préférait à celles de Forges. Il citait les témoignages d’un grand nombre de hauts personnages ou de grandes familles de l’Orléanais qui vantaient les eaux de Segrais pour en avoir goûté les bienfaits.

En 1783, l’intendant de la généralité d’Orléans fit encore une démarche pour acquérir la fontaine, au compte du roi, et dressa un projet et un plan de construction et d’aménagement de promenade.

Le 11 messidor an II (29 juin 1794), le préfet du département du Loiret écrivait au ministre de l’Intérieur au sujet de la Fontaine de Segrais, sise à Pithiviers-le-Vieil, à 4 kilomètres de Pi­thiviers : « Citoyen Ministre, je vous ai indiqué, sommairement, les principes et les propriétés de ces eaux ; je vous ai observé que cette fontaine avait peu de renommée hors de l’arrondissement ; je pense que les vers de Colardeau ont fait au dehors la plus grande partie de sa célébrité. »

Henry Louis Duhamel du Monceau (1700-1782). Estampe de Jean-Germain Drouais (1763-1788)
Henry Louis Duhamel du Monceau (1700-1782). Estampe de Jean-Germain Drouais (1763-1788)

La même lettre signale une autre source découverte à Beaugency (Loiret) en 1786, à laquelle s’est intéressé le duc d’Orléans. Toutes deux sont dites, d’après l’expérience, « désopilatives, apéritives, emménagogues, diurétiques et même lithontriptiques ». On retrouve les mêmes expressions dans une autre lettre du préfet du Loiret au citoyen ministre, le 3 frimaire de l’an II (23 novembre 1793).

Près d’un siècle plus tard, l’abbé Garreau, dans une lettre au ministre en date du 17 juillet 1877, parle d’une brochure rédigée par lui, dans laquelle il dit : « Cette source de Segrais date de plusieurs siècles et la restauration de cette fontaine a causé la plus grande joie dans la contrée ; à cette occasion, j’ai publié une petite brochure, qui témoigne du passé de cette source, et que j’ai l’honneur de vous offrir. » Dans une autre lettre au maire de Pithiviers, datée du 31 mai 1877, il écrit : « Je reste seul et personnellement propriétaire du terrain d’où émerge la source de Segrais et où j’ai fait élever et aménager la nouvelle fontaine pour l’usage du public, à titre gratuit, suivant la forme établie dès le principe et suivant l’affiche qui figure l’intérieur de la fontaine. »

Cette source ayant en effet été abandonnée, une décision ministérielle du 5 septembre 1872 l’avait retranchée de la nomenclature des sources minérales exploitées, en stipulant que, si plus tard son propriétaire voulait la remettre en exploitation, il devrait en demander l’autorisation. La brochure de Garreau, dédicacée au ministre, avait été éditée par Herluison, à Orléans, en 1875 et vendue au profit de la source, dont elle faisait l’éloge.

On peut y lire que « l’antique Fontaine de Segrais vient d’être rendue au public ; c’est un bienfait considérable pour toute la contrée. Dans un temps où l’on se plaint dans chaque famille de l’appauvrissement du sang et de la faiblesse générale des tempéraments, n’est-il pas bien juste de mettre à profit ce trésor enfoui depuis de longues années et que tant de communes se fussent estimées heureuses de posséder ? Bien des personnes, nous l’espérons, viendront à cette nouvelle fontaine pour lui demander le secours de ses eaux bienfaisantes. Puissent-elles y trouver, comme tant d’autres dans le passé, la guérison de leurs infirmités ! »

Jacques Brierre, député du Loiret (1876-1885)
Jacques Brierre, député du Loiret (1876-1885)

Autour de la grotte, l’abbé Garreau, qui se dit « le restaurateur de Segrais », avait placé deux antiques sarcophages, en pierre blanche, trouvés à Pithiviers-le-Vieil ; et, à l’intérieur, il avait reproduit la grotte de Lourdes, et une figure de la Vierge immaculée, dont la vue, assurait-il, ne pouvait être que fort agréable aux personnes souffrantes, presque toujours très pieuses qui viendraient prendre les eaux.

Déjà en 1716, puis en 1719, le seigneur de Segrais, Isaïe Simon Ledet, avait obtenu du roi des lettres patentes de Concierge-Garde-Fontaine de la source minérale, pour lui et ses descendants. La demande de l’abbé Garreau au ministre, datée du 14 février 1878, est écrite sur un papier à en-tête, ainsi formulé « Primitive observance de Prémontré, abbaye de l’Immaculée-Conception, à Saint-Michel, près Tarascon, Bouches-du-Rhône ».

Dans le rapport présenté à l’Académie de médecine le 21 mars 1835, l’eau de Segrais ne bénéficiait pas de l’enthousiasme de l’abbé Garreau, car on y lit que « cette eau ne semble présenter aucun intérêt au point de vue médical. » Et en 1839, Étienne Pariset (1770-1847), secrétaire perpétuel, confirme cette opinion : « L’eau de Segrais ne renferme qu’une petite quantité de principes minéralisateurs, et encore ces principes sont-ils, par leur nature, peu importants ; nous considérons cette eau comme peu active. »

De son côté, le docteur Ganard, médecin inspecteur, chargé d’un rapport sur l’eau de Segrais en 1852, s’exprime ainsi : « Elle n’a point de vertu efficace et ne peut être rangée parmi les eaux minérales dont la valeur est incontestée. D’ailleurs, elle est peu fréquentée, et le petit nombre de personnes qui font de rares visites à la fontaine de Segrais sont réellement guidées, bien moins par l’espoir d’y puiser la santé que par le charme d’une promenade, dans un site fort agréable par lui-même. »

Néanmoins, le zèle des partisans d’une réhabilitation de la source ne se relâcha pas. En effet, le 23 mars 1878, Jacques Brierre, député du Loiret (1876-1885), écrivait au ministre de l’Agriculture et du Commerce : « Tous les habitants de Pithiviers et des environs, ainsi que MM. les pharmaciens et médecins, seraient heureux de connaître le résultat de l’analyse pour la satisfaction du public, et l’avenir de cette source autrefois si célèbre. En résumé, M. le ministre, tous les intéressés seraient désireux que ces eaux, si fréquentées sous Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, fussent de nouveau approuvées par l’État et par l’Académie de médecine, et qu’une autorisation soit délivrée pour l’exploitation de la source. »

Le 21 janvier 1879, le ministre de l’Agriculture autorisa l’abbé Garreau, ancien curé de Pithiviers-le-Vieil, qui était alors religieux Prémontré, à exploiter la source de la fontaine de Segrais, qu’il possédait, et qui avait été fermée en 1872. L’arrêté du ministre de l’Agriculture et du Commerce porte que cette eau sera livrée au public en boisson pour usage médical. L’Académie de médecine donna son rapport, rédigé par M. Poggiale, en séance du 31 décembre 1887, classant l’eau comme ferrugineuse.

Chapelle et fontaine de Segrais (Pithiviers-le-Vieil) à la fin du XIXe siècle
Chapelle et fontaine de Segrais (Pithiviers-le-Vieil) à la fin du XIXe siècle

Le conseil départemental d’Hygiène du Loiret fut saisi, en sa séance du 7 juillet 1933, d’une demande d’avis de retrait d’autorisation, le service des mines ayant fait observer que les sources dites « Fontaine de Segrais » et « Nouvelle fontaine de Segrais » étaient inexploitées depuis trente ans. Le ministre demanda un rapport au préfet, rapport précisant que la source de Segrais avait été autorisée le 2 messidor de l’an XII (21 juin 1804), et la nouvelle fontaine le 21 janvier 1879. Le rapport stipulait que les points d’émergence étaient dans le calcaire de Beauce, que le débit n’avait pas été mesuré, que l’eau était ferrugineuse et à 8°C.

Le décret du 30 avril 1930 réglant la législation relative aux eaux minérales devait au demeurant marquer la fin de l’exploitation de la fontaine de Segrais. Il prescrivait, en effet, aux propriétaires de sources de faire procéder au moins deux fois l’an à une analyse bactériologique par un laboratoire agréé, et l’article prévoyait que l’autorisation d’exploitation pouvait être retirée quand la source n’était pas exploitée depuis cinq ans.

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