LA FRANCE PITTORESQUE
Thérapeutique alcoolique
au Moyen Âge
(D’après « Revue d’histoire de la pharmacie », paru en 1965 et 1966)
Publié le dimanche 7 juin 2020, par Redaction
Imprimer cet article
Si les premiers siècles de notre ère assistèrent à l’usage de vins aromatiques comme recours médicamenteux vantés par Galien ou Cassiodore, la mise en œuvre au XIIe siècle de distillations contrôlées par les médecins et alchimistes marqua un nouvel essor des thérapies par l’alcool, sous la houlette de figures comme Arnaud de Villeveneuve ou Jean Brouaut
 

Les effroyables ravages causés par l’alcoolisme, depuis la fin du XVe siècle, quand, à la suite des pestes, l’alcool sortit de l’officine pour devenir non plus un médicament, mais une boisson et une drogue, font parfois oublier que l’alcool ait pu constituer tout un système thérapeutique.

Pour arracher à la légende l’histoire de la thérapeutique alcoolique, il faut d’abord préciser l’histoire du mot lui-même et de la notion qu’il véhicule. Originellement, kuhl ou kohl, précédé, par la suite, de l’article arabe al, désigne une fine poudre noire, qu’on peut identifier avec quelque certitude chez les Arabes et même, d’après Martin Levey dans son article paru en 1962 et intitulé Medieval arabic bookmaking and its relation to early chemistry and pharmacology, chez leurs prédécesseurs égyptiens et babyloniens, comme un sel noir d’antimoine, avec diverses impuretés. Ibn Badis rapporte que chez les Musulmans kuhl ou ithmad était un collyre, dont l’un des principaux avantages était de noircir les paupières.

Initiale A avec représentation d'un médecin conseillant un patient d'allonger son vin avec de l'eau. Enluminure extraite du Recueil de traités de médecine et image du monde (manuscrit français n°12323, milieu du XIVe siècle)
Initiale A avec représentation d’un médecin conseillant un patient d’allonger son vin
avec de l’eau. Enluminure extraite du Recueil de traités de médecine et image
du monde
(manuscrit français n°12323, milieu du XIVe siècle)

On en vint à désigner par le même mot plusieurs poudres noires et fines, puis n’importe quelle poudre fine. Enfin, apparut la signification de substance impalpable et subtile (Crosland dans Historical studies in the language of chemistry, 1962), en même temps que les traductions aqua ardens et aqua vitae. Et bien que ce dernier sens fût devenu très commun dès le XVIe siècle, on le voit encore, très curieusement, coexister au XVIIIe chez Baumé, avec le sens antérieur de poudre fine (Chimie expérimentale par Antoine Baumé, 1773).

Après le mot, la notion : en fait, elle surgit toujours dans une civilisation où les mots de principe volatil sont déjà utilisés et lourdement chargés de sens. Qu’on ait cru, à tort certainement, que l’alcool fût né chez les Alexandrins, ou, avec plus de raison, chez les Bénédictins de Salerne, on le voit toujours surgir d’un contexte savant, où la notion d’esprit est familière. Mais aussi à un moment où elle a perdu le sens purement spirituel qu’elle avait chez Platon. D’où de multiples confusions de la part des dispensateurs comme des historiens et, partant, de multiples légendes.

Et cette espèce de « matérialisme de l’esprit », ou de « spiritualisme de la matière » facilement décelable chez Tertullien (De idolatria) et chez Diodore de Sicile, c’est précisément celui qu’on peut retrouver chez les fabricants d’alcool jusqu’à la fin du XIIe siècle. Au XVIIe siècle, la signification du mot est parvenue à s’identifier avec le principe volatil qui peut être séparé du vin. Mais, déjà au début du XIVe siècle, cette notion se fait jour. Ainsi, l’alcool n’est qu’un cas particulier de la notion de quintessence, qui résume, pour chaque substance, ses qualités propres, selon la croyance qu’il existe, au-dessus des quatre éléments — considérés, depuis Aristote, comme constituants de la matière — une entité qui en est extraite et qui, pourtant, n’est plus strictement matérielle.

D’où les erreurs d’interprétation, puis les légendes tendant à en faire une substance purement spirituelle. Intermédiaire entre le « domaine spirituel » ou « céleste » et le domaine matériel, l’alcool, en réalité, au cours de son histoire, participe, comme la quintessence, de l’une et l’autre sphère de la réalité. C’est une matière, mais « subtile », qui permet de joindre le monde des esprits et celui des corps. Ce qui reste alors de la notion platonicienne d’âme du monde, c’est sa fonction d’intermédiaire entre deux ordres de réalité.

Si l’alcool a pu être confondu avec la quintessence, tout en devenant, dans de multiples préparations, un important remède des grandes pharmacopées classiques de Lémery à Baumé ; s’il a pu être assimilé à la pierre philosophale, tout en étant un solvant organique très utilisé, sinon bien compris, sous sa forme esprit de bois, c’est, en partie, parce qu’il est né d’un mot et d’une notion formant chacun des couples contradictoires : poudre-substance volatile et corps privilégié de la chimie-moyen de connaissance.

L’usage de la thérapeutique alcoolique sous forme de vins, spécialement de vins aromatiques a, bien entendu, précédé la découverte de la distillation de l’alcool. Il en est de même pour les essences distillées. Galien (IIe siècle) parle longuement des vertus des vins. Ses écrits, augmentés d’un nombre considérable d’apocryphes, alimenteront les controverses des distillateurs pendant plus de douze siècles. Il recommande l’usage modéré du vin : bu avec mesure, il réconforte, tonifie, délivre des ennuis. « Pour nous, ajoute-t-il, non sans humour peut-être, nous en usons tous les jours » ; c’est un médicament fort conciliable avec une vie décente, l’étude des bons auteurs et la pratique des arts libéraux.

Avec Cassiodore, au Ve siècle, nous retrouverons les prescriptions et la doctrine de Galien. Mais, aux Ier et IIe siècles, quelques textes témoignent qu’à côté de cette tradition savante existent des recettes plus populaires. Dans Appollonius de Tyane, il est question d’un esprit qui trouble le camp. On laisse du vin à sa disposition : l’esprit, une fois le vin bu, apparaît sous la forme d’un satyre endormi. On remarquera, d’une part, la corrélation entre vin et esprit ; d’autre part, le mystérieux et double pouvoir conféré à cette boisson : elle apaise l’esprit, mais aussi le rend visible et lui confère une forme ambivalente et inquiétante.

Mais ici nous avons affaire à un esprit de bonne composition et, somme toute, anodin : le vin bu, il s’en va. Dans d’autres textes, le vin agit comme une véritable drogue sensorielle ; il met en communication avec un monde privilégié où le rationnel s’efface, tandis que le désir d’une plus grande familiarité avec la nature s’exprime à travers des mythes confus. Ainsi, pour comprendre le langage des oiseaux, il faut boire des philtres magiques, dans la composition desquels entre le vin.

Cette nostalgie du paradis perdu va s’affirmer avec les grands bouleversements économiques des premiers siècles, quand le travail de la terre cessera pratiquement en Italie, quand les marchés de Gênes et d’Aquilée s’écrouleront. Que feront alors nos dispensateurs de vins aromatiques et d’essences distillées ? Ils vont, eux aussi, se retirer du monde, mais auprès de leur alambic, le cas le plus connu étant celui de Zosime (IIIe siècle).

Au cours du Moyen Âge, nous avons perdu la trace du dispensateur de boissons aromatiques. Signalons pourtant une recette donnée par Alexandre de Tralles (525-605) : si vous voulez guérir un malade, faites brûler sa chemise, confectionnez une macération des cendres de cette chemise dans du vin, et donnez-la à boire au patient par sept fois (A history of magic and experimental science par Lynn Thorndike, 1934). Aetius (VIe siècle) rapporte, lui aussi, plusieurs recettes à base de vin, qui présentent toutes un caractère superstitieux. Par exemple, celle d’une macération de vipères dans le vin, dont la vertu est prouvée par l’anecdote des moissonneurs qui trouvent une vipère morte dans leur vin et s’aperçoivent bientôt que ce breuvage a guéri un des leurs atteint d’éléphantiasis. Ce remède figurait, à vrai dire, déjà dans Galien, mais sans présenter le même caractère superstitieux.

Transformation de plantes et distillation de médicaments à base de plantes. Détail d'une gravure (colorisée ultérieurement) anonyme du milieu du XVIe siècle
Transformation de plantes et distillation de médicaments à base de plantes.
Détail d’une gravure (colorisée ultérieurement) anonyme du milieu du XVIe siècle

Un autre élément des vins aromatiques, l’élément plante, va, à partir du Ve siècle, être mieux utilisé, en grande partie grâce à Cassiodore. Celui-ci recommande aux moines de s’instruire de la pharmacie, de lire Dioscoride dans la traduction de Coelius Aurelianus, ainsi qu’Hippocrate et Galien. Les « jardins de simples » vont alimenter l’armarium pigmentorium (Histoire de la pharmacie par Maurice Bouvet, 1937). Les multiples « eaux merveilleuses », souvent vendues sous le patronage d’un saint, dont une légende raconte les pouvoirs, vont se répandre, d’autant mieux que l’expansion de la monnaie va permettre à de nouvelles classes l’usage des drogues-miracles.

Au moment de la renaissance ou pseudo-renaissance carolingienne, l’enthousiasme provoqué par Cassiodore va diminuer : les copistes remplacent les traducteurs et les moines cherchent moins dans les anciens manuscrits des remèdes que des prétextes à œuvre d’art. On ne sait ce que sont devenus les alambics des Alexandrins : des exemplaires auxquels aucun perfectionnement n’aura été apporté se retrouvent au IXe siècle.

Deux siècles plus tard, Hildegard von Bingen préconise une poudre merveilleuse qui préserve des poisons et même des mots magiques. En la mettant au-dessus du vin, on obtient une boisson qui, mêlée au safran, est digestive et antiaphrodisiaque. Mais les conciles de Clermont (1130), de Reims (1131), de Latran (1135) vont tenter de rejeter la pharmacie hors des couvents. Même si leurs anathèmes sont peu respectés, une nouvelle dimension apparaît pour notre thérapeute : la clandestinité, et l’histoire, après ce nouvel échec, tend à se perdre, à nouveau, dans la légende.

C’est à l’école de Salerne que les historiens attribuent généralement le mérite d’avoir, vers 1150, réussi les premières distillations contrôlées de l’alcool et l’indication qu’il peut constituer seul, et non plus à l’état de vin aromatique, un médicament.

Autre est le cas du célèbre Arnaud de Villeneuve (1240-1311), campé par une légende poétique, mais très vraisemblablement fausse, en parfait alchimiste détenteur de mystérieux pouvoirs et de délicieux remèdes, voué à la recherche du grand œuvre et de l’élixir de longue vie et, pourtant, préparateur d’une eau-de-vie plus accessible ; médecin du pape, diplomate, voyageur, et aussi homo sylvester, practicus rusticanus ; « effronté charlatan » et encore habitué des textes arabes et habile connaisseur des vertus des simples.

La critique historique a montré que sous le nom d’Arnaud se cachent au moins deux personnages. Le fabricant de remèdes qui nous intéresse ici n’a point inventé l’alcool, il s’est contenté de perfectionner des recettes, et surtout de les exposer sous une forme didactique, dans le Liber de vinis (Livre des vins), ouvrage qui longtemps lui fut attribué, mais serait apocryphe et aurait en réalité pour origine un manuscrit latin composé par maître Silvestre vers 1325.

Quoi qu’il en soit, il convient d’abord, d’après cet ouvrage, de se placer sous la protection divine. Ensuite, de choisir soigneusement le récipient, « ut vas sit de bono ligneo ». La première technique consiste à cuire dans le vin ou dans l’eau alcoolisée un mélange d’herbes appropriées, puis à laisser bouillir et consumer, jusqu’à ce que le volume initial soit réduit d’un tiers. Le résidu, écumé, sera filtré à travers une fine étoffe. On peut aussi concasser des herbes, dans un petit sac de fil, puis plonger le tout dans du vin blanc. La macération se transforme ensuite en décoction, comme dans le premier procédé. Enfin, la distillation comprend non seulement le procédé connu de nos jours sous ce nom, mais aussi la concentration par métal rougi et la distillation par le soleil, spécialement utilisée déjà dans les pays méditerranéens.

Et voici quelques-unes des fameuses liqueurs-médicaments qu’on peut ainsi obtenir : le vinum mirabile pro melancholicis, à base de buglosse, de séné, de roses rouges ; le vinum cordiale, à base de bourrache et de mélisse ; l’alcoolat ou vin de romarin, l’ancêtre de l’eau de la reine de Hongrie, « aqua ardens seu vitae », onguent de beauté et élixir de jeunesse ; le vinum extinctionis auri, qui prolonge la vie, lui aussi, « ut difficile sit credere ». La notion d’eau-de-vie présente dans les deux dernières recettes permettra, au XIVe siècle, la diffusion de traités apocryphes qui, se couvrant du nom du médecin, lui prêteront leur quête du fameux élixir de vie et, en attendant, de fortune. Mystification si bien réussie que c’est seulement en 1959, par exemple, qu’on a pu prouver que Semita semite, centon de Flos florum, consacré à la recherche de la pierre philosophale, était postérieur à Arnaud.

La fabrication des médicaments à base d’alcool va prendre, à la fin du XVIe siècle, une forme particulièrement systématique chez un mystérieux personnage que les historiens de la pharmacie et de la chimie ont généralement oublié : le médecin protestant Jean Brouaut (vers 1540 - 1603 ou 1604), disciple normand de Paracelse et de son traducteur Gérard Dorn. La clarté et la rationalisation de doctrines, restées ailleurs confuses, devraient peut-être suffire à sauver de l’oubli son Traité de l’eau-de-vie.

Illustration de la page de titre de la première édition du Traité de l'eau-de-vie de Jean Brouaut, publiée de façon posthume par l'avocat au parlement Jean Balesdens et l'imprimeur, graveur et alchimiste Jacques de Senlecque (1646)
Illustration de la page de titre de la première édition du Traité de l’eau-de-vie de
Jean Brouaut, publiée de façon posthume par l’avocat au parlement
Jean Balesdens et l’imprimeur, graveur et alchimiste Jacques de Senlecque (1646)

Brouaut n’est pas original : Paracelse et bon nombre d’autres auteurs traitent désormais abondamment des bienfaits de la thérapeutique alcoolique. Il peut même, par les synthèses qu’il réussit, être considéré comme l’exemple-type du préparateur de remèdes alcooliques de son siècle. Il n’a rien non plus d’un rêveur abstrait : comme Liébaut, il décrit soigneusement ses appareils et en donne des croquis ; il a confectionné lui-même son fourneau économique, selon les habitudes des distillateurs de son époque ; de même, un passe-vins. Son Traité contient nombre de recettes sur la fabrication des teintures alcooliques et de prescriptions pour leur usage thérapeutique. Il sait reconnaître que la fermentation alcoolique n’est pas le propre des moûts de fruits, et que le lait, en particulier, peut se transformer en alcool, mais ce phénomène est déjà assez connu à l’époque.

Pourtant, Brouaut, comme Paracelse et Ulstad, se laisse fasciner par la légende née chez Roquetaillade : pourquoi l’eau-de-vie ne serait-elle pas la quintessence de toutes les quintessences, « une et pareille en tous breuvages » ? Pourquoi ne serait-elle pas « une liqueur comme universelle et générale », la quintessence ultime de l’univers sublunaire tout entier ? Quittant ainsi les tâches concrètes de la thérapeutique, Brouaut n’échappe donc pas complètement au vertige des mythes alchimiques.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE