LA FRANCE PITTORESQUE
Chanson de Roland : qui en est
le véritable auteur ?
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Publié le mercredi 6 mai 2020, par Redaction
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Le thème de la Chanson de Roland, poème épique composé trois siècles après les faits qu’il relate et qui ont trait à la guerre alors menée par l’empereur Charlemagne contre les Sarrasins, aurait été propagé dès la fin du XIe siècle par le moine guerrier Turold de Préaux, apporté sans doute en Normandie par les Croisés d’Espagne
 

Que la poésie épique française ait produit, vers la fin du XIe siècle, un chef-d’œuvre consacré à un incident de guerre survenu trois cents ans plus tôt et qui eût dû, en des conditions normales, être bien vite oublié, voilà le problème dont les érudits ont toujours cherché la solution.

Rappelons le thème de cette chanson de geste : en guerre contre les Maures, Roland, le neveu de l’empereur Charlemagne, doit affronter un ennemi personnel assoiffé de vengeance et un ennemi militaire prêt à tout. Pris dans une embuscade, la vaillant guerrier, avec force et courage qui le caractérisent, tient tête aux ennemis mais y trouve la mort. Si la bataille est terrible, la vengeance de Charlemagne le sera tout autant.

La mort de Roland (il tue un païen avec son olifant et remet
son gant à saint Michel). Enluminure datant du début du XIVe siècle,
extraite de la Chronique du monde de Rudolf von Ems

On a, tour à tour, supposé à l’origine du poème que nous donne le manuscrit d’Oxford — rédigé en anglo-normand et conservé à la Bibliothèque Boldéienne, il s’agit du plus ancien et du plus complet manuscrit sur ce thème — soit une œuvre lyrico-épique très ancienne, contemporaine du guet-apens de Roncevaux (15 août 778), soit un poème en langue romane quelque peu postérieur, soit une tradition orale conservée le long de la route qui, de France conduit en Espagne par le col de Roncevaux. On en discutera sans doute longtemps encore, tant sont rares les données certaines sur quoi se puisse fonder une thèse recevable. Du moins l’accord se fait-il unanime pour affirmer que la Chanson telle que nous la connaissons n’a pas été créée de rien.

S’agit-il maintenant de dater l’œuvre et d’y chercher des allusions aux événements dont l’auteur fut le témoin ou le contemporain ? Les avis sont à nouveau partagés. Tous les exégètes de la Chanson de Roland se sont appliqués à identifier les noms de lieu que l’on y trouve, plus ou moins déformés. Sans doute n’était-il pas très malaisé de trouver, dans le vaste monde islamique du XIe siècle, des toponymes auxquels on pût rapporter les formes altérées qu’on lit dans la Chanson ; mais la dispersion même des lieux ainsi repérés ôte toute valeur à de telles identifications. Si le dernier auteur du poème a voulu célébrer la Reconquista espagnole, pourquoi y mêle t-il des toponymes empruntés au Maghreb ou au Levant méditerranéen ? Et si son dessein était de chanter le triomphe de la première Croisade, pourquoi faire intervenir en cette affaire des noms de lieux espagnols ou africains ?

Les recherches en étaient ainsi au point mort lorsque parut, à la fin de 1939, une étude de Henri Grégoire, de l’Université de Bruxelles, sur La Chanson de Roland et Byzance. L’auteur s’y attachait particulièrement à l’examen de l’un des épisodes du poème, celui de Baligant. On sait quel en est le thème : lorsque Charlemagne arrive à Roncevaux pour venger Roland, il y trouve le plus puissant des chefs Sarrasins, Baligant, à la tête d’une immense armée, divisée en dix corps. Le premier contingent vient de Butentrot. Or, remarque Grégoire, c’est à Butrinto, en face de Corfou, que survint, en 1081, un événement important : Robert Guiscard, conquérant normand de l’Italie méridionale, enhardi par ses succès, part à la conquête de Constantinople et débarque dans ce port d’Epire.

Mais cet essai d’identification ne mérite créance que si les autres toponymes énumérés dans l’épisode de Baligant se rapportent aussi à la campagne balkanique de Robert Guiscard. Or, tel est précisément le cas ; et c’est ici que la thèse de Grégoire s’affirme solide. D’ailleurs, le nom de Baligant lui-même n’est-il pas une déformation de celui du général Georges Paléologue qui, en 1081, opposa au conquérant normand l’armée impériale ? Et la « terre de Bire », citée dans les derniers vers du poème n’est-elle pas l’Epire ?

Voici paraître sous une lumière tout à fait nouvelle le difficile problème des origines de la Chanson de Roland : l’œuvre, telle que nous la connaissons, semble bien émaner d’un homme qui a connu et voulu glorifier l’œuvre de Robert Guiscard, mais qui n’a pas connu la première Croisade — se déroulant de 1096 à 1099 — ; dans le cas contraire, comment n’aurait- il pas mentionné la prise de Jérusalem (juillet 1099) et les protagonistes de l’entreprise ?

Charlemagne à Roncevaux. Chromolithographie publicitaire Poulain des années 1930

Et voici déjà une première donnée acquise : la version du manuscrit d’Oxford de la Chanson a dû naître en milieu normand, avant la première Croisade. Mais où chercher l’auteur ?

Les plus anciennes mentions d’un poème épique sur Roland se rencontrent dans le monde anglo-normand de la fin du XIe siècle. La première se rapporte aux récits de la bataille de Hastings. En 1125, Guillaume de Malmesbury raconte qu’avant la bataille, on entonna « le chant de Roland, pour que l’exemple d’un vaillant homme enflammât les cœurs de tous ceux qui allaient se battre » ; on sait en quels ternies évocateurs l’affirmation est répétée par Wace vers 1160 (Roman de Rou) :

Taillefer, qui mult bien chantout,
Sor un cheval qui tost alout,
Devant le duc alout chantant
De Karlemaigne et de Roland
Et d’Oliver e des vassals,
Qui morurent en Rencevals...

Que ces témoignages soient véridiques ou non, peu importe. On retiendra, du moins, que Guillaume de Malmesbury, âgé en 1125 de quarante ans environ, pensait que la Chanson pouvait exister en 1066 ; elle était donc antérieure à son temps. Il ressort, d’autre part, du premier des textes ci-dessus allégués que l’existence de ce poème était connue à l’abbaye de Malmesbury, dont la bibliothèque en possédait sans doute un manuscrit. Et voici une seconde mention, à peu près contemporaine de la première ; un catalogue des manuscrits de la bibliothèque monastique de Peterborough, rédigé au XIIe siècle, mentionne deux exemplaires d’un poème en langue française sur la guerre de Roncevaux.

Quant au poème lui-même, que nous apprend-il de l’auteur ? Il faut interroger le fameux explicit : « Ci fait la geste que Turoldus declinet ». De ce vers énigmatique, maintes interprétations ont été proposées.

Certains y voient une allusion à un poème latin dont se serait inspiré l’auteur de la version du manuscrit d’Oxford. Le vers final rappelle, en effet, la formule usuelle des explicit des ouvrages en latin. Mais alors, comment expliquer l’indicatif présent declinet, là où il faudrait un passé ou un imparfait ? Bien mieux, le verbe décliner ne semble pas avoir jamais eu le sens de « composer ».

D’autres voient en Turold un jongleur à qui aurait appartenu le manuscrit d’Oxford. On sait, de fait, que les jongleurs possédaient ainsi des aide-mémoires. Mais si Turold n’est qu’un jongleur, pourquoi son nom est-il donné en latin ? Enfin, si declinare, dans le latin liturgique, signifie « déclamer sur une mélopée descendante », on ne trouve jamais le verbe français décliner avec ce sens.

Selon certains, Turold serait l’auteur même de la version du manuscrit d’Oxford ; son nom est donné en latin parce qu’il était clerc. Mais, dans ce cas, declinet doit signifier « compose ». Or, on ne connaît aucun exemple d’emploi de ce verbe dans ce sens. Et, ici non plus, ce n’est pas le présent, mais un temps du passé qu’il faudrait.

Mort de Roland lors de la bataille de Roncevaux en 778. Enluminure de Jean Fouquet extraite des Grandes chroniques de France (vers 1460)
Mort de Roland lors de la bataille de Roncevaux en 778. Enluminure de Jean Fouquet
extraite des Grandes chroniques de France (vers 1460)

Est-ce à dire que le problème soit insoluble ? Peut-être pas. Le verbe décliner se trouve dans la Chanson et il y a constamment le sens de « baisser, aller vers son déclin ». Par exemple : « Quand veit li reis le vespre decliner... » (vers 2447). D’autre part, que traduit souvent, au Moyen Âge, le quod latin, avec le sens de « parce que ». La seule traduction grammaticalement impeccable serait donc : « Ici s’arrête la geste, car Turoldus est fatigué » (ou encore : « car Turoldus se fait vieux »).

Turoldus, c’est l’auteur ; on ne voit guère, en effet, un jongleur signer l’œuvre qu’il récite ; pour l’auteur, au contraire, c’est une habitude assez constante à la fin du XIe et au XIIe siècles. Ainsi Thomas, à la fin de son Tristan : « Thomas finit là son écrit... » Ce nom de Turoldus (Touroude, Théroulde, etc.) nous situe en plein milieu anglo-normand. Mais comment distinguer entre le grand nombre d’hommes qui le portèrent dans les États de Guillaume le Conquérant et de ses fils ?

Joseph Bédier, après en avoir retenu quatre ou cinq, remarque qu’aucun d’eux n’est capable de produire un témoignage, un « bout de texte » disant qu’il a composé une chanson de geste, ou du moins qu’il a écrit. Il n’y a, conclut l’auteur des Légendes épiques : recherches sur la formation des chansons de geste (1908) qu’à rejeter leurs prétentions et souhaiter qu’un autre Turold se présente muni des références qu’on est en droit d’attendre de lui.

Atkinson Jenkins — auteur en 1929 de La Chanson de Roland — et Henri Grégoire en appellent du verdict de Bédier. Que cherchait, en effet, celui-ci ? Un Normand nommé Turold, qui ait eu des relations avec la Cour de Sicile. Or tel est, disent-ils, le cas de Turold, abbé de Peterborough, fils ou neveu de l’évêque de Baveux Eude de Conteville qui eut des rapports suivis avec Palerme où il mourut en 1097. Assertions bien fragiles ; l’existence d’un lien de parenté entre Turold et Eude n’est rien moins qu’établie. Quant à l’évêque de Bayeux, nous ne savons s’il eut des relations personnelles avec la Cour de Palerme ; c’est par hasard qu’en 1097 il mourut, non point à Palerme, mais en Pouille où il attendait de s’embarquer avec ses compagnons Croisés pour l’Orient.

Est-il d’ailleurs indispensable de supposer que l’auteur du poème du manuscrit d’Oxford ait eu des rapports particuliers avec la Cour de Sicile ? Les relations entre Palerme et la Normandie étaient alors fréquentes ; il s’agit d’une époque où les sujets du duc Normand émigrent encore assez volontiers ; quant aux pèlerins et aux marchands, ils vont et viennent sans cesse entre les deux États ; si bien que tout Normand est à même de connaître, dans une ville ou un monastère du duché, les hauts faits de Robert Guiscard ou de sa descendance.

Or Turold, avant d’être abbé de Peterborough, fut moine de Préaux, près de Pont-Audemer ; peut-être était-il fils de cet autre Turold que le jeune Guillaume le Bâtard avait eu pour précepteur ; dans ce cas, le restaurateur de Préaux, Onfroi de Vieilles, aurait été son frère. Plus tard, quand Turold sera abbé en Angleterre, les chroniqueurs insulaires l’accuseront de dépouiller au bénéfice de Préaux les églises confiées à sa charge (The Chronicle of Hugh Candidus, a monk of Peterborough, 1949). Fait hautement suggestif pour qui sait que les clercs normands pourvus de charges en Angleterre après 1066 firent, de leurs nouveaux revenus et parfois de leurs nouveaux biens, des largesses à l’église normande dont ils étaient originaires.

Cette dernière abbaye se trouvait au voisinage de terres ayant appartenu au sire de Couches, Roger de Toeni, l’un des plus célèbres parmi les Croisés normands d’Espagne. Sur ces terres, une des principales agglomérations, située à quelques kilomètres seulement de Préaux, portait d’ailleurs le nom d’Epaignes. À Préaux même, la bibliothèque possédait plusieurs manuscrits où se trouvaient racontés en latin les exploits de Turpin et de ses compagnons.

Couverture de la réédition numérique de 2014 par les éditions Fleurus de La Chanson
de Roland
(d’après le manuscrit d’Oxford) de Joseph Bédier publiée initialement en 1922

Quant à Turold, c’est un guerrier autant qu’un moine. Transféré en 1069 de l’abbaye de Malmesbury, qu’il avait eue au lendemain de la Conquête, à celle de Peterborough, il se trouvera aux prises avec un chef danois insoumis, Hereward, contre lequel il devra lutter sans trêve, prenant lui-même le commandement des troupes et, pour augmenter l’importance de celles-ci, inféoder une partie des terres de l’abbaye. Il meurt en 1098.

Ainsi, en trois des abbayes où ce Turold a vécu, la légende de Roland était particulièrement connue : à Préaux, par des textes latins ; à Malmesbury, par une tradition orale ou, plus vraisemblablement, par un écrit ; à Peterborough, par deux manuscrits d’un poème en français sur la bataille de Roncevaux.

Les traces de la légende que nous a conservées l’histoire des XIe et XIIe siècles ne sont pas si nombreuses que cette densité puisse être attribuée au hasard. Bien mieux, il est à peu près certain que la tradition attestée à Malmesbury et les textes que possédait Peterborough furent apportés en Angleterre par les conquérants.

Ce Turold serait-il celui que cherchait Bédier, c’est à dire l’auteur de la Chanson de Roland telle que nous l’offre le manuscrit d’Oxford ? Les données ci-dessus exposées permettent de le conjecturer sans trop de témérité.

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