LA FRANCE PITTORESQUE
Charles VII proclamé roi en 1422
au château d’Espaly (en Velay)
malgré la domination anglaise
(D’après « Mosaïque du Midi », paru en 1838)
Publié le mercredi 4 mars 2020, par Redaction
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C’est au château d’Espaly, situé près du Puy-en-Velay et choisi par le dauphin, futur Charles VII, pour constituer le centre névralgique des contre-attaques fomentées contre les Anglais par d’intrépides gentilshommes soutenant la cause du royaume des Lys, que le fils de Charles VI apprend lors d’une soirée festive la mort de son père survenue quelques jours plus tôt, le 21 octobre 1422. Nonobstant l’inique traité de Troyes signé en 1420 faisant du roi d’Angleterre l’héritier de la couronne de France, le dauphin décide de se faire proclamer roi le lendemain, et reçoit dans la nuit la visite de son amour d’alors qui lui prédit la venue de Jeanne d’Arc...
 

Détenu dans la capitale de ses états, gardé à vue dans le palais des Tournelles, l’infortuné Charles VI dépérissait de jour en jour. « Du pain, donnez-moi du pain ! » s’écriait quelquefois l’héritier de la couronne de saint Louis. La misère la plus hideuse couvrait de ses haillons le manteau royal de l’époux d’Isabeau de Bavière, reine coupable ayant tendu sa main à Henri V d’Angleterre proclamé roi dans Paris.

On dit qu’à sa dernière heure, Charles VI recouvra toute sa raison, et qu’avant de mourir il entendit sous les fenêtres du palais des hérauts qui criaient : « Gloire et prospérité à Henri d’Angleterre, roi de France ! » Alors Charles sentit s’échapper de sa poitrine le dernier souffle de vie ; il leva ses yeux presque éteints vers le ciel pour demander vengeance, se roula dans les derniers lambeaux de son manteau fleurdelisé et mourut, le 21 octobre 1422.

Héraut annonçant la mort de Charles VI. Gravure d'E. Duverger extraite de Costume du Moyen Âge d'après les manuscrits, les peintres et les monuments contemporains (Tome 2) par Jacques Joseph van Beveren et Charles Du Pressoir (1847)
Héraut annonçant la mort de Charles VI. Gravure
d’E. Duverger extraite de Costume du Moyen Âge
d’après les manuscrits, les peintres et les monuments
contemporains
(Tome 2) par Jacques Joseph van Beveren
et Charles Du Pressoir (1847)

Le dauphin, son fils Charles de Valois, né en 1403 et qu’une déplorable mésintelligence avait éloigné de son père, réunissait sous ses drapeaux les seigneurs du midi, et, secondé par le courage de ces intrépides chevaliers, qui dans nos guerres civiles restèrent fidèles à la patrie, luttait contre les Anglais et leurs alliés les Bourguignons. Les états du Languedoc lui avaient accordé des secours d’hommes et d’argent qui le mirent en état de marcher contre le sire de Roche-Biron, partisan du duc de Bourgogne. Ce puissant seigneur, suivi du sire de Saleneuve, avait dévasté l’Auvergne, le Limousin, le Gévaudan, le Forez et le Vivarais. Charles envoya contre lui Bernard, comte de Pardiac, frère du comte d’Armagnac, qui vainquit le Bourguignon près de Serverette, en Gévaudan.

Le dauphin fit alors un voyage dans le Dauphiné, et choisit le château d’Espaly, près du Puy, pour en faire le centre de ses nouvelles opérations. La noblesse des provinces voisines, qui n’avait pas abandonné la cause de ses rois, se hâta de se rendre auprès de l’héritier présomptif de la couronne de France. Espaly devint alors le rendez-vous des gentilshommes, des demoiselles et des chevaliers qui accouraient, les uns pour s’attirer la faveur du dauphin, les autres pour parler de guerre, les autres enfin pour assister aux tournois, divertissement ordinaire de la cour.

Le 25 octobre 1422, Charles, qui n’avait pas encore appris la mort de son père, donna un magnifique festin à ses nombreux convives, qui se livrèrent à la joie la plus bruyante : quelques preux seulement gardèrent un triste silence, montrant ainsi la part qu’ils prenaient aux malheurs qui pesaient alors sur la patrie. Il y eut un tournoi sous les murailles du château, et quand la nuit fut venue, les flambeaux étincelèrent pour inviter les convives à de nouveaux plaisirs. Le dauphin était hors de lui-même, et, pour reprendre la noble réponse que lui fit un preux, « on ne pouvait perdre plus gaiement son royaume ».

Imbert de Grolée, bailli de Lyon, et un chevalier nommé Bernard de Fossillon, étaient sortis pour deviser à l’aise sur les grands événements qui se passaient alors dans le pays de France.

— Que dites-vous de notre gentil dauphin, seigneur chevalier ? s’écria le bailli de Lyon en frappant sur l’épaule droite de Bernard de Fossillon

— Le dauphin de France s’endort dans une lâche inaction, lorsque les ennemis arrachent une à une les fleurs de lys de la couronne de Charles VI, répondit le chevalier

— Vous êtes un bon Français, beau sire de Fossillon, répondit le bailli de Lyon ; nous sommes seuls maintenant, nous pouvons parler sans méfiance des malheurs qui accablent notre patrie, parce que nous avons pour elle l’amour que des enfants dévoués doivent avoir pour leur mère. Par le sceptre de Charles le Sage et l’épée du connétable Du Guesclin, les sujets fidèles à leur roi sont bien rares aujourd’hui ; la croix rouge de Bourgogne brille sur plusieurs poitrines, dans lesquelles devraient battre les cœurs dévoués à Charles VI, notre malheureux roi.

— Je n’ai pas oublié le siège et la prise de Sommières, dit le sire de Fossillon. Mais je vous jure que si je ne suis pas trompé dans mes pressentiments, les Bourguignons et les Anglais seront chassés de France avant que trois ans se soient écoulés.

— Dieu vous entende, beau sire de Fossillon, dit le balli de Lyon.

Les deux gentilshommes chevauchèrent quelque temps sans prononcer une seule parole ; ils abandonnaient leur esprit aux tristes réflexions que leur suggéraient les calamités de la France. Au détour d’une petite colline, ils entendirent le son d’une trompette. « Tenez-vous droit sur vos étriers, beau sire de Fossillon, dit Imbert de Grolée. Plusieurs destriers viennent vers nous ; mon coursier refuse d’avancer. Je vous assure que nous allons nous trouver face à face avec des ennemis. La dague au poing, beau sire, et puis crions : France et Charles VI ! »

Le sire de Fossillon se dressa sur ses étriers de toute sa hauteur et prêta une oreille attentive au bruit qui allait toujours croissant.

Le château d'Espaly avant sa destruction partielle en 1590 durant les guerres de religion
Le château d’Espaly avant sa destruction partielle en 1590 durant les guerres de religion

— Par les cuissards du connétable Du Guesclin, s’écria-t-il en arrêtant son destrier, nous allons mesurer nos épées avec les chevaliers de Bourgogne. En avant, beau sire de Grolée, la curée est bonne toutes les fois qu’on peut jeter à ses limiers de la chair de Bourgogne.

— Que Dieu nous soit en aide, répliqua Imbert de Grolée, en se signant avec sa lourde épée de bataille.

Les chevaliers de Bourgogne arrivèrent au même instant ; ils s’arrêtèrent d’abord ne sachant s’ils devaient reculer ou avancer.

— Qui êtes vous, chevaliers ? cria le sire de Fossillon.

— Vive Henri d’Angleterre et de Bourgogne, répondit une voix à l’accent breton fortement prononcé.

— Chiens et vautours ! s’écria le sire de Grolée, vous voulez donc entièrement dévorer ce beau royaume de France ? Par saint Denis, vous ne passerez pas, ou mon épée boira votre sang et se rassasiera de votre chair.

Le bailli de Lyon se dressa sur ses étriers, mit sa grande épée à la main, et se disposa à barrer le passage aux Bourguignons.

— Nous sommes cinquante chevaliers, dit un vieux guerrier qui portait un Léopard sur son écu.

— Cinquante contre deux ! répondit le sire de Fossillon... Vous êtes des lâches... Reculez, puis mettez pied à terre, et nous combattrons seul à seul.

— La route que nous avons à parcourir est longue, dit un chevalier ; nous n’avons pas le temps de nous battre, dans huit jours nous serons à deux lieues de Valence ; et si vous désirez tant vous mesurer avec nous, nous verrons si l’acier de Bourgogne est mieux trempé que celui de France.

En prononçant ces paroles, le chevalier bourguignon piqua des deux ; ses compagnons le suivirent et disparurent bientôt au détour de la colline. Imbert de Grolée et le sire de Fossillon, stupéfaits de cette fuite soudaine, étaient immobiles à la même place, lorsqu’ils entendirent le son mélancolique du cor qui retentit à quelques pas de la colline.

— Pour le coup, c’est un Français, s’écria Bernard de Fossillon. Les Bourguignons et les Anglais ne donnent pas si bien du cor. Mon destrier hennit d’allégresse ; allons à la rencontre de cet inconnu, beau sire de Grolée : c’est un bon Français, vous dis-je.

— Chevalier ou vilain, arrête-toi, s’écria le bailli de Lyon dès qu’il aperçut un destrier qui courait à toute bride. Quel est ton cri de guerre ?

— France et Charles VI, répondit le jeune chevalier, dont la casaque militaire était parsemée de fleurs en or.

— Où allez-vous, beau sire... ?

— Au château d’Espaly.

— Le dauphin serrera avec plaisir la main d’un fils de chevalier tel que vous, ajouta le bailli de Lyon ; suivez-nous, beau sire ; le château n’est qu’à quelques pas d’ici. Les flambeaux ne sont pas encore éteints ; le vin coule dans les coupes, et vous pourrez vous délasser des fatigues du voyage.

Pont et ruines du château d'Espaly (Haute-Loire). Dessin d'Adrien Dauzats (1832). Le dessinateur a d'une part diminué la hauteur du rocher d'Espaly, d'autre part juxtaposé des orgues volcaniques en éventail et le pont d'Estrouilhas enjambant la Borne (construit en 1245)
Pont et ruines du château d’Espaly (Haute-Loire). Dessin d’Adrien Dauzats (1832). Le dessinateur
a d’une part diminué la hauteur du rocher d’Espaly, d’autre part juxtaposé des orgues
volcaniques en éventail et le pont d’Estrouilhas enjambant la Borne (construit en 1245)

— La coupe du festin tombera des mains du dauphin de France, quand il apprendra la triste nouvelle que je lui apporte.

— Quelque nouveau malheur menace le royaume des lys, beau sire chevalier ?... Parlez, nous aimons la France aussi.

Bernard de Fossillon sonna d’une petite trompette d’or, et les deux soldats, qui veillaient à la grande porte du château d’Espaly, se hâtèrent d’ouvrir dès qu’ils reconnurent la voix du bailli de Lyon. Le messager fut introduit dans une salle où le dauphin jouait aux cartes avec de jeunes gentilshommes. Le prince ne fit d’abord aucune attention aux nouveaux venus, et continua de jouer avec Guilbot d’Estaing et Guillaume de Meuillon, sénéchal de Beaucaire.

— Il faut avouer, s’écria-t-il dans un moment d’enthousiasme, que ce jeu est admirable... Voyez Charlemagne, David, Judith, Lahire, Xaintrailles..., ajoutait-t-il en jetant une à une les cartes sur la table. Par saint Charles, celui qui a inventé ce jeu a mérité les éperons de chevalier.

— Savez-vous pourquoi il a été inventé, monseigneur ? dit le sire de Murles, qui se tenait appuyé sur son épée derrière le fauteuil du prince.

— Non, messire, répondit le dauphin ; mais je pense que l’idée première a été suggérée par le diable.

— Sachez donc, monseigneur et gentil dauphin, que ce jeu a été inventé pour distraire le roi de France dans les courts instants que lui laisse sa folie.

— Vous êtes un chevalier félon, beau sire, s’écria le dauphin qui se leva précipitamment dans un premier transport de colère ! Vous êtes vendu corps et âme au duc de Bourgogne et à Henri d’Angleterre, puisque vous n’avez pas craint de me rappeler le souvenir des malheurs de mon père.

Le dauphin se prit à pleurer ; mais aussitôt que la douleur se fut un peu calmée, il essuya promptement ses larmes, et dit, en portant la main à la garde de son épée : « Chevaliers, jurez tous sur le glaive du fils aîné du roi de France, de délivrer notre malheureuse patrie des Anglais et des Bourguignons, d’arracher Charles VI de sa prison, et d’écraser la félonie sous les pieds de vos destriers. »

Un silence profond régna dans la salle... « Je suis donc trahi ! s’écria le jeune prince, saisissant son épée à deux mains, comme s’il eût voulu la rompre... À moi, France ; je suis le dauphin ! » L’exaltation de Charles était à son comble ; sa respiration entrecoupée lui permettait à peine de prononcer quelques paroles. Alors le bâtard d’Orléans s’approcha du dauphin et lui dit :

— Nous savons bien, monseigneur, que l’héroïsme est une vertu héréditaire chez les rois de France ; mais le lionceau s’est endormi, parce que les bêtes sauvages du nord ont porté la désolation dans nos malheureuses contrées.... Réveillez-vous, monseigneur, et demain au lever du soleil vous verrez deux milles lances étinceler. Vive Charles, notre bien aimé dauphin !

Ruines du château au sommet du rocher d'Espaly. Gravure extraite de l'ouvrage Les châteaux historiques de la Haute-Loire par Gaston Jourda de Vaux (1911)
Ruines du château au sommet du rocher d’Espaly. Gravure extraite de l’ouvrage
Les châteaux historiques de la Haute-Loire par Gaston Jourda de Vaux (1911)

— Vive Charles, notre bien aimé dauphin ! répétèrent les chevaliers et les hommes d’armes, en tirant leur épée du fourreau.

Le jeune prince ne put retenir ses larmes lorsque le cri de fidélité retentit dans les salles antiques du château d’Espaly. Dans les premiers transports de sa joie, il serrait la main à tous les chevaliers :

— Quand je serai roi de France, leur disait-il, je saurai récompenser votre loyauté : je n’oublierai jamais la nuit du 26 octobre au château d’Espaly. À toi Tanneguy du Châtel, je donnerai la plus belle des provinces du royaume de France. À toi, bâtard d’Orléans, le commandement de dix mille preux pour repousser les Anglais jusqu’au fond de leur île maudite. Et vous, sénéchal e Beaucaire, et vous bailli de Lyon, vous n’aurez qu’à demander, le roi Charles VII se souviendra de ceux qui, dans les jours de son infortune, se rangèrent autour de lui. Par les fleurs de lys de la maison de France, quand je m’assoirai sur le trône de mon père, la valeur et la fidélité y monteront avec moi !

— Vive monseigneur le dauphin ! s’écrièrent tous les chevaliers.

Ce dernier cri se perdait sous les dernières voûtes du château d’Espaly, lorsque le sire de Fossillon entra suivi d’un page, vêtu de noir.

— Où est le dauphin, messeigneurs ? dit le jeune page en promenant ses regards sur les chevaliers qui se pressaient autour de lui...

— As-tu quelque grâce à demander au fils de Charles VI ? dit le jeune prince en s’approchant du page : parle ; car si je ne me trompe tu es du pur sang de France.

Le jeune page mit un genou en terre et s’écria :

— Messeigneurs, Charles VI est mort, vive Charles VII !

— Vive Charles VII ! répétèrent les chevaliers.

— Mon père est mort, dit le jeune prince qui ne put résister au coup terrible qui frappa si rudement son cœur.

Il s’assit sur un petit fauteuil, cacha son visage dans ses deux mains et se prit à pleurer. Ceux qui l’environnaient n’osèrent troubler sa douleur, et se tinrent longtemps immobiles. « Beaux sires chevaliers, dit Charles en se levant précipitamment, c’est assez pleurer ; je suis roi de France. Ce n’est pas avec des larmes que je dois arroser la tombe de mon père, mais avec le sang des Anglais. Aux armes, preux et chevaliers. Que les léopards d’Angleterre fuient devant nos drapeaux ! »

Les chevaliers agitaient leurs épées en signe d’approbation, et leurs cris d’allégresse se prolongèrent longtemps dans le silence de la nuit. « Demain, vous me proclamerez roi de France, dit le dauphin. La nuit est déjà bien avancée messeigneurs ; que Dieu protège la France, et nous tienne tous en sa sainte et digne garde. » Les gentilshommes saluèrent le dauphin par de nouvelles acclamations, et, quand la porte se ferma derrière le prince, ils s’entretinrent diversement sur le caractère du jeune roi, qui n’avait pour palais que le manoir antique des seigneurs d’Espaly.

Charles VII. Peinture de Henri Lehmann (1814-1882)
Charles VII. Peinture de Henri Lehmann (1814-1882)

Minuit avait sonné depuis longtemps ; tout dormait dans la demeure seigneuriale d’Espaly. Charles se roulait sur sa couche pour trouver quelques instants de sommeil. Un léger bruit se fit entendre, et, à la faible lueur d’une lampe d’argent, qui brûlait à côté de son lit, le nouveau roi de France aperçut une jeune fille qui s’assit sur un petit tabouret. Elle était vêtue d’une robe blanche qu’une ceinture bleue serrait autour de sa taille élancée. Ses cheveux noirs tombaient épars sur son visage et sur ses épaules ; il y avait dans son attitude quelque chose de céleste ; on eût dit l’ange protecteur de la France qui venait couvrir de ses ailes le jeune Charles VII. « Qui es-tu ? » dit le jeune prince qui se leva en sursaut.... Un soupir sortit de la poitrine de la jeune fille.

— Est-ce toi, Fleur-des-Neiges ?

— Tu ne me reconnais plus ! répondit la jeune fille... Charles ! Charles ! tu m’as donc oubliée !

Et Fleur-des-Neiges cacha son visage dans ses deux petites mains pour pleurer.

— Ne pleure pas, Fleur-des-Neiges, s’écria Charles, qui sauta de son lit, et mit un genou en terre devant la jeune fille. Je ne t’ai point oubliée ; Charles, roi de France, se souviendra toujours de celle qui aima tant Charles dauphin.

— Jure par l’âme de ton père et les fleurs de lys de ta couronne, que tu n’aimeras jamais d’autre femme que Fleur-des-Neiges.

Charles baissa la tête et n’osa prononcer le serment. « Je suis perdue ! » s’écria la jeune fille... Les sanglots étouffèrent sa voix, un frémissement parcourut tout son corps, et Charles, croyant qu’elle était sur le point de s’évanouir, l’enlaça de ses bras. « Heureuse sera celle que tu presseras ainsi sur ta couche royale ! dit Fleur-des-Neiges. Écoute, Charles, je te pardonnerai de ne plus m’aimer ; maintenant tu es roi de France ; la patrie t’appelle ; le cri de l’honneur a retenti. Les guerriers t’attendent ; tu chasseras les Anglais du royaume de tes pères.... Dieu allumera le feu du courage dans le cœur d’une bergère ; l’huile sainte coulera sur ton front... Alors, seul dans ton palais, tu te souviendras peut-être de la pauvre Fleur-des-Neiges.... »

La jeune fille était debout ; elle avait prononcé ces paroles avec tant d’enthousiasme que le jeune roi en fut vivement ému. Il voulut la serrer sur son sein ; la jeune fille s’échappa de ses bras. « Ne me touchez plus, sire, s’écria-t- elle ; vous êtes roi de France, et je suis l’héritière des seigneurs d’Espaly. Mon père est mort à vos côtés, mes frères suivent vos drapeaux ; voulez-vous, pour prix de leurs services, déshonorer la fille et la sœur ? Je vous ai aimé tant que j’ai cru trouver un époux dans Charles le dauphin. Je vous parle pour la dernière fois, sire ; dans une heure les portes du monastère se fermeront sur moi. Adieu pour toujours, Charles, roi de France ; Fleur-des-Neiges priera nuit et jour pour vous. »

Il y avait tant de dignité dans les paroles et le maintien de l’héritière des seigneurs d’Espaly, que le jeune roi resta muet d’étonnement. « Pauvre Fleur-des-Neiges ! s’écria-t-il quand il se vit seul... tu te faneras dans l’ombre du cloître, et pourtant tu aurais pu t’asseoir à mes côtés sur mon trône. Que dis-je, insensé ? Les rois ne sont pas libres dans leur amour ; ils doivent se sacrifier au bonheur de leurs peuples... »

Cependant le jour éclairait déjà la plus haute des tours du château d’Espaly ; les chevaliers, rassemblés en groupes, s’entretenaient sur ce qui se passait en France, et les hommes d’armes, la hallebarde à la main, arrivaient un à un et se rangeaient en haie dans la chapelle du château. À huit heures du matin, Charles VII sortit de son appartement, encore tout ému des paroles de Fleur-des-Neiges.

Dès qu’il parut, de bruyantes acclamations se firent entendre, et, précédé du sénéchal de Beaucaire, du bailli de Lyon, du bâtard d’Orléans, il s’avança vers l’autel. L’évêque du Puy célébra les saints mystères. Un brouillard d’automne, précurseur de l’hiver, laissait à peine pénétrer les rayons du jour à travers les vitraux de la chapelle. Des flambeaux, symétriquement rangés, éclairaient l’enceinte sacrée, et donnaient à cette cérémonie religieuse un aspect fantastique. Les paroles du pontife ne furent pas interrompues par le moindre bruit, et les chevaliers priaient dévotement.

Couronnement de Charles VII au château d'Espaly. Gravure publiée dans La Mosaïque du Midi (1838)
Couronnement de Charles VII au château d’Espaly.
Gravure publiée dans La Mosaïque du Midi (1838)

Près de l’autel, était un petit trône parsemé de fleurs de lys, sur lequel s’agenouilla le roi. Quel spectacle touchant offrit alors la chapelle d’Espaly ! D’un côté, un jeune prince, proclamé roi d’un pays que les étrangers envahissaient chaque jour ; de l’autre, des preux qui priaient pour le salut de la France, en attendant le moment de mettre l’épée à la main. Sans doute les intrépides chevaliers sentirent, dans ce moment solennel, se réveiller en eux l’enthousiasme saint du patriotisme qui seul fait les héros.

Lorsque l’évêque du Puy, après avoir terminé l’auguste sacrifice, s’écria d’une voix forte : « Chevaliers, reconnaissez-vous dans Charles VII l’héritier de la couronne de Charlemagne et de saint Louis ? » tous les preux levèrent leurs glaives, et les tenant étendus vers l’autel, s’écrièrent aussi d’une voix unanime.

— Vive Charles VII, et que Dieu protège la France !

— Vive Charles septième de nom, dit un vieux moine ; et que l’âme de Charles VI repose en paix !

Le sénéchal de Beaucaire blâma le moine de rappeler la triste fin de Charles VI, dans un moment où l’allégresse était générale. « Vous avez tort, sénéchal de Beaucaire, dit le jeune roi ; et vous, mon frère, je vous remercie de me rappeler la mort de mon père Charles VI. »

La cérémonie du couronnement se fit ensuite au milieu des acclamations réitérées de tous les chevaliers qui furent admis à baiser la main droite du jeune souverain. Une femme, vêtue de noir, la tête couverte d’un long voile, se glissa dans la foule, s’agenouilla sur les gradins du trône, et dit à Charles VII :

— Vous êtes roi de France ; songez à conquérir le royaume de vos pères ; Dieu veille sur vous, sire, et je ne cesserai de prier.

— Femme, que demandes-tu ?

— Une larme, un souvenir, dit Fleur-des-Neiges en soulevant son voile.

— L’héritière des seigneurs d’Espaly ! s’écria Charles VII

Il suivit de l’œil la jeune fille qui ne sortit de la chapelle que pour aller s’ensevelir dans un monastère.

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