LA FRANCE PITTORESQUE
Carême révolutionnaire se substituant
au Carême religieux
(D’après « Le Monde illustré », paru en 1911)
Publié le mercredi 26 février 2020, par Redaction
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En 1794, un an après avoir proclamé combien il était stupide de s’astreindre au jeûne marquant le carême et sacrifié ce dernier sur l’autel de la Raison, les législateurs de la Convention, dont le désordre et l’incurie ont amené la disette, appellent les citoyens à « s’imposer une frugalité civique pour le maintien de leurs droits », affirmant, et ce faisant se reniant, que rien n’est plus sain que de s’abstenir de viande aux débuts du printemps
 

Jadis, à Paris, le carême était généralement observé, et d’autant plus, que l’autorité tenait la main à ce que chacun jeûnât suivant l’ordonnance de l’Église. Dès que sonnait minuit, le mardi-gras, les boucheries et les triperies fermaient officiellement leurs grilles pour ne les rouvrir que la veille de Pâques.

Quarante jours sans manger de viande !... Tel était le régime de tous les Parisiens en ces temps de ferveur. À l’époque de Louis XIV, il en était encore ainsi, et Mercier, qui écrivait son Tableau de Paris, vers 1780, se rappelait avoir vu, postés dans les rues, des agents du gouvernement, chargés de vérifier le panier des ménagères et de confisquer — à moins qu’on arguât d’une dispense en règle — tous les aliments gras qui s’y pouvaient trouver

Le triomphe du Carême. Estampe allégorique de Romeyn de Hooghe (1645-1708) représentant le triomphe du peuple aquatique sur les animaux habitant la terre et l'air
Le triomphe du Carême. Estampe allégorique de Romeyn de Hooghe (1645-1708)
représentant le triomphe du peuple aquatique sur les animaux habitant la terre et l’air

Pour porter à un malade une bouteille de bouillon, on dissimulait le séditieux flacon dans une boîte à perruque, et même il arriva que les archers saisirent le dîner — potage et poulardes — que Son Altesse sérénissime, le prince de Condé, se faisait, en temps prohibé, porter de son hôtel au jeu de paume de la rue Mazarine.

Peu à peu, la philosophie aidant, on se relâcha de ces mesures draconiennes ; au temps de Louis XVI, les boucheries étaient ouvertes pendant toute la durée du carême, et, quoiqu’elles fussent beaucoup moins achalandées qu’à l’ordinaire, il était loisible à chacun de manger à sa fantaisie, sans risquer l’amende ou la confiscation. Néanmoins, l’immense majorité des Parisiens se privait d’aliments gras et gardait sévèrement l’abstinence ; ce temps d’épreuve se terminait par l’hygiénique et dépurative foire au pain d’épice, suivie, dès que se levait l’aurore pascale, des ripailles de la foire aux jambons.

La Révolution, comme bien on pense, changea les choses, et le carême, tenu pour superstitieux, fut une des premières coutumes qu’elle abolit. N’était-il pas indigne que, sous le règne de la raison, un nomme libre fût astreint, par un usage datant des siècles d’obscurantisme, à se priver de certains mets et à observer une réglementation qui n’avait pas sa raison d’être ? À quoi bon un carême ? demandaient les esprits forts. Comment l’homme peut-il imaginer se rendre agréable à l’Être suprême en se privant, à certains jours, d’aliments fortifiants ? Stupidité et charlatanisme ! Mangez à votre guise, bonnes gens : le hareng saur n’est pas plus agréable à Dieu que le gigot de mouton, et les moines, qui ont inventé ce burlesque mode de pénitence, ne sont plus là pour prêcher le jeûne et l’abstinence que, pour leur part, ils n’observaient guère.

On voit le thème : il fut ironiquement développé par Chaumette, par Camille Desmoulins, par Fabre d’Églantine, par Barère, par tous les démolisseurs du vieux monde qui, en même temps que le carême, supprimaient la Noël, Pâques, le dimanche, et, afin que toutes ces superstitions disparussent, inventaient un nouveau calendrier, dont les bonnes gens, avec bien de la peine, essayaient de se fourrer dans la tête les noms barbares et les arides divisions.

Le dernier carême fut donc celui de 1793 : à partir de l’automne de cette année-là, on dut compter par décades, autrement dit par semaines de dix jours ; le nouveau calendrier ne prévoyait plus la fête pascale ; par conséquent, plus de quinquagésime ni de quadragésime ; donc, plus de jeûne ; oubliée, abolie, cette ridicule coutume, et l’on s’embarqua triomphalement dans l’année nouvelle qui, pour mieux dérouter les gens, avait commencé le 22 septembre, noyant ainsi, dans le grand naufrage des vieilles fêtes françaises, la touchante tradition du nouvel an, succédant à la commémoration de la Nativité. Pour le coup, c’était bien fini des antiques préjugés et le règne de la Raison était enfin venu.

La dispense de Carême pour le beurre et les oeufs. Estampe de Claude Jacquand (1841)
La dispense de Carême pour le beurre et les oeufs. Estampe de Claude Jacquand (1841)

Mais voilà que, dès le commencement de ventôse, an II — époque qui concordait avec le ci-devant mois de février — on s’aperçut qu’une grande disette était prochaine. Soit que le nouveau gouvernement administrât avec moins de prévoyance que l’ancien, soit que la guerre civile et extérieure eût arrêté les approvisionnements, il parut certain que le bien-être promis tardait à venir : le beurre manquait ; la volaille atteignait un prix exorbitant ; le dindon, qui, jadis, coûtait autrefois quatre livres, en valait maintenant vingt-cinq. Les paysans, dont les grains avaient été réquisitionnés pour le service des armées, ne pouvaient plus nourrir leurs poules et leurs poulets : le sac de blé montait à 200 livres, et, aux portes même de Paris, on ne trouvait plus, dans les auberges, un morceau de pain.

Et, précisément, à l’époque où, sous l’Ancien Régime, commençaient les jours de pieuse abstinence, la viande, à Paris, manqua presque complètement. Le Comité révolutionnaire de la section des Droits de l’homme fit proclamer, au son du tambour, qu’il ne serait plus délivré de bœuf que pour les malades, et que ceux qui voudraient en obtenir devraient être munis de cartes spéciales. C’était la dispense reparaissant sous une autre forme, et le nom seul était changé.

Il arriva aussi que, pour protéger l’étal des bouchers, assiégé par une foule affamée, les gendarmes durent charger pour disperser les attroupements séditieux. Et personne ne se risquait à se procurer clandestinement un quartier de bœuf ou un carré de veau, car c’était s’exposer à être traité d’accapareur, encourir la prison, ou pis encore. Il y eut certainement des Parisiens qui songèrent alors aux archers du vieux temps, appostés dans les rues pour surveiller le panier des ménagères, et aux soldats du guet arrêtant, au grand scandale des esprits forts, le dîner du prince de Condé.

Rien n’était donc changé ! La Convention, qui avait absorbé tous les pouvoirs et assumé toutes les responsabilités, dut s’occuper de cette famine menaçante. Barère se chargea d’exposer la situation : il commença par rappeler « ce que les capucins appelaient ridiculement un carême ». Mais, n’oubliant pas le peuple qui hurlait la faim, il fit remarquer que ces carêmes de jadis avaient du bon : « La renaissance du printemps, dit-il, commande à l’homme, bien plus que les pratiques de la superstition, de changer ses aliments, de se rapprocher quelque temps des ressources que la végétation fournit à la santé publique. Mais ce n’est pas au législateur à imiter le prêtre ; ce n’est pas à la Convention nationale à faire ce que Moïse et le pape ont ordonné... » Et il conclut tout de même en ordonnant à tous les Français de jeûner... de jeûner pour la liberté, plus sainte que toutes les institutions religieuses, et de « s’imposer une frugalité civique pour le maintien de leurs droits ! »

Le boucher Legendre, l’un des plus fougueux patriotes de l’assemblée, surgit à la tribune, et entama l’éloge du carême, contre lequel, sans doute, il avait — en sa qualité de boucher — lancé bien des foudres ; il renchérit sur la proposition de Barère et proposa, tout rondement, de décréter un Carême civique. Il parla en connaisseur :

« Dès que le premier coup fut porté aux prêtres, dit-il, on mangea de la viande pendant le carême. Eh bien, on mangea alors des bœufs qui ne devaient être bons qu’à Pâques... Décrétez le carême que je vous propose ; autrement il viendra malgré vous. L’époque n’est pas éloignée où vous n’aurez plus ni viande ni chandelle. Les bœufs que l’on tue aujourd’hui ne donnent pas assez de suif pour les éclairer à leur mort. La Normandie fournissait des bœufs depuis la saint Jean jusqu’à cette époque-ci : ses herbages sont épuisés. Ne vous bornez donc pas à une simple invitation, mais décrétez qu’il y aura, dans toute la République, un Carême civique ! »

Supplice d'une marmiteuse ayant enfreint le jeûne du carême. Chromolithographie publicitaire pour le chocolat Louit appartenant à la série Histoire anecdotique de l'alimentation
Supplice d’une marmiteuse ayant enfreint le jeûne du carême.
Chromolithographie publicitaire pour le chocolat Louit appartenant à
la série Histoire anecdotique de l’alimentation

Il fallait que les illusions du peuple français sur le régime parlementaire, alors à ses débuts, fussent bien profondes pour résister à cette facétieuse palinodie. Et, voyez comme ce peuple est facile à gouverner ; en 1793, ses législateurs lui révèlent qu’il a été, jusqu’alors, stupide de s’astreindre au jeûne, et que, en le lui conseillant, les prêtres se sont moqués de lui. Docilement, il renonce à cette vieille tradition et, depuis le mercredi des Cendres jusqu’à la veille de Pâques, il se régale d’entrecôtes et se bourre de charcuterie. En 1794, les mêmes législateurs, dont le désordre et l’incurie ont amené la disette, proclament que le carême était une excellente chose, que rien n’est plus hygiénique et plus sain que de s’abstenir de viande aux débuts du printemps, et de se nourrir de légumes.

Tout aussitôt, ce même peuple renonce à la ripaille et se soumet, sans murmurer — et sans rire — à la plus rude abstinence. Et, cette fois, il n’y avait plus à espérer de dispenses, et l’on n’échappait point au jeûne, comme autrefois, au moyen d’une légère aumône. C’était le pain sec... ou la mort.

Si, en ce temps-là, « le ridicule avait tué », il est certain qu’aucun des conventionnels n’aurait survécu à ce revirement. Mais non ; il ne paraît même pas que ce démenti, qu’à si brève échéance ils se donnaient à eux-mêmes, inspirât à quiconque l’idée d’en plaisanter. Chacun serra la boucle de sa ceinture sur son ventre creux et accepta, sans mot dire, le carême civique. Et voilà comment, après avoir, durant tant de siècles, jeûné de leur plein gré, sous la tyrannie, les Français jeûnèrent encore, mais par ordre, cette fois, sous le règne de la liberté.

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