LA FRANCE PITTORESQUE
Femmes de la Guerre de Cent Ans
et fausse Jeanne d’Arc
(D’après « Le Petit Journal : supplément du dimanche », paru en 1913)
Publié le samedi 22 février 2020, par Redaction
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Si l’épopée de la bonne Lorraine a pris une place de plus en plus grande dans notre Histoire au point de donner naissance à de fausses Jeanne d’Arc peu après sa mort, dont la célèbre dame des Armoises, si la figure de la sainte est devenue pour nous la vivante personnification de la patrie, elle ne doit pas éclipser le souvenir d’autres guerrières de ce temps qui prirent alors les armes contre l’Anglais et dont l’abnégation, le dévouement et le sens du sacrifice forcent l’admiration : ainsi d’Athénaïs de Créquy, Julienne du Guesclin, Jeanne de Montfort ou encore Jeanne de Blois.
 

L’une des moins connues est une noble jeune fille picarde dont l’histoire fut glorieuse et mélancolique. Elle s’appelait Athénaïs de Créquy, et habitait un vieux château à tourelles féodales, sur les bords de la Somme, et à environ une lieue de la ville de Péronne. C’était une charmante jeune fille blonde, aux apparences timides et douces. On allait la marier au sire d’Ailly, qu’elle adorait ; déjà l’on célébrait pompeusement les fêtes des fiançailles, quand soudain l’approche inattendue de l’armée des Anglais envahisseurs, conduite par Édouard III, vient arrêter tant de beaux préparatifs de noces et de festins. Patriotes avant tout, le vieux père et le fiancé d’Athénaïs partent ensemble combattre l’ennemi.

Au bout de quelques semaines, la pauvrette voyait ramener au château, sur des brancards, deux cadavres sanglants : c’était le sire de Créquy, c’était le beau seigneur d’Ailly. Alors, tout à coup, transformée par le désespoir, la jeune fille se jura de venger les deux combattants.

Le roi Édouard III d'Angleterre assiège Reims. Enluminure extraite des Chroniques de Jean Froissart (manuscrit français n°2643)
Le roi Édouard III d’Angleterre assiège Reims. Enluminure extraite
des Chroniques de Jean Froissart (manuscrit français n°2643)

Se costumant en homme, elle leva dans les environs toute une troupe de soldats ; puis, ayant traversé, avec sa bande de hardis volontaires, la ville de Péronne, au milieu des acclamations enthousiastes de la population, elle s’en fut vers le mont Saint-Quentin, sorte de citadelle naturelle qui domine tout le pays. Sur son passage, les femmes, saisies d’un noble délire patriotique, abandonnaient famille et enfants pour la suivre, pour combattre à ses côtés.

Après s’être établie, comme en un camp retranché, sur le mont Saint-Quentin, elle poursuivit les troupes de Warwick jusqu’à l’abbaye d’Arouaise et força les Anglais à battre en retraite de toutes parts. Indigné de la défaite de son armée, Édouard III envoya aussitôt Northampton, avec de nouveaux renforts, pour prendre Péronne et s’emparer de cette effrontée demoiselle qui lui donnait tant de tablature.

Mais en vain Northampton tenta de s’emparer du mont Saint-Quentin ; Athénaïs le repoussa avec la plus belle énergie. Alors, de plus en plus exaspéré, le roi Édouard d’Angleterre appela à son secours son fils, le brillant et courageux prince de Galles, celui qui fit prisonnier le roi Jean II dans les plaines de Poitiers. Mais, malgré toute sa valeur, le prince ne parvint pas à déloger Athénaïs de sa position du mont Saint-Quentin.

Enfin, après maintes escarmouches, le fils du roi, désespérant de vaincre la belle Picarde, se décida à lui envoyer un cartel ; un chevalier anglais devait se battre en champ clos contre un chevalier français, avec cette stipulation que le parti vaincu abandonnerait immédiatement le pays de Péronne.

Ce fut un jeune sire d’Estourmel qui soutint, en ce combat singulier, l’honneur des armes françaises. Mais si valeureux se montrèrent les deux adversaires que, saisi d’admiration, le généreux prince de Galles consentit spontanément à laisser les avantages de la lutte aux troupes de sa si sympathique ennemie. Il quitta donc la région et se replia vers Calais. En vain, Mlle de Créquy voulut poursuivre les Anglais jusque dans le Boulonnais ; la conclusion de la paix vint arrêter forcément le cours de ses exploits.

Alors Athénaïs s’en fut vers Paris et présenta au roi de France ses vaillants compagnons de guerre. Elle retrouva à la cour son galant adversaire, le prince de Galles, qui lui fit grande fête et rendit un éclatant hommage à ses héroïques vertus. Mais Mlle de Créquy ne pouvait plus, désormais, se plaire en cette atmosphère de plaisirs mondains : elle portait au cœur un trop grand deuil. Aussi retourna-t-elle en sa chère Picardie pour y pleurer son fiancé et lui élever un digne monument funéraire. C’est là qu’elle vécut, triste et morne, dans la plus farouche retraite, songeant sans cesse au beau seigneur d’Ailly qu’elle avait tant aimé.

Athénaïs de Créquy ne fut pas, durant la Guerre de Cent Ans, l’unique émule de Jeanne d’Arc. Tout le monde connaît au moins le nom de cette Julienne du Guesclin, qui, bien que religieuse, ne craignit pas de prendre les armes pour défendre sa patrie et son bien.

Julienne du Guesclin. Dessin de Yan' Dargent, d'après une lithographie d'Eugène Delacroix
Julienne du Guesclin. Dessin de Yan’ Dargent, d’après une lithographie d’Eugène Delacroix

Pendant une absence de son frère le célèbre connétable Bertrand du Guesclin, un capitaine anglais nommé Felleton tente une attaque contre le château de Pontorson, où Julienne du Guesclin se trouve seule avec quelques défenseurs. La vaillante femme court aux remparts, excite le courage de ses soldats et repousse l’assaillant. Les Anglais se retirent. Mais du Guesclin les rencontre en chemin, les bat à plates coutures. Leur chef, prisonnier, est ramené à Pontorson, et Julienne le raille avec quelque hauteur. « C’est vraiment trop, messire, pour un homme de cœur comme vous, d’avoir été vaincu dans l’intervalle de douze heures, une fois par la sœur, une fois par le frère... »

On connaît aussi l’histoire de cette « Guerre des deux Jeanne », Jeanne de Montfort et Jeanne de Blois, durant laquelle les deux rivales firent des prodiges de vaillance et de ruse. C’est au cours de cette guerre qu’Amaury de Clisson, ayant été assassiné par les partisans du comte de Blois, sa veuve, Jeanne de Belleville, à la tête d’un corps de partisans, prit et pilla plusieurs châteaux ennemis ; après quoi, elle frêta trois vaisseaux et fit métier de corsaire le long des côtes. C’est ainsi qu’elle éduqua son fils, qui devint plus tard le fameux connétable Olivier de Clisson.

Dans tous les sièges de cette époque, on voit les femmes prendre une part active à la défense. À Étampes en 1411, à Orléans en 1428, à Compiègne en 1430, les femmes combattent aux remparts, se mêlent aux hommes dans les sorties et se distinguent par leur intrépidité.

C’est l’exemple de la bonne Lorraine qui enflamme ainsi les héroïsmes féminins. Vivante, la Pucelle suscite les plus nobles émulations. Morte, sa gloire demeure si vivace dans l’imagination populaire, que des légendes se créent, affirmant sa survivance. On ne veut pas croire à son trépas ; on assure qu’une autre femme lui a été substituée, que ce n’est pas elle qui a péri sur le bûcher de Rouen.

Et voici qu’exploitant cette croyance répandue dans le peuple des villes et des campagnes, une femme apparaît, parvient à faire croire qu’elle est Jeanne d’Arc, et trompe par une extraordinaire ressemblance, jusqu’aux compagnons de la Pucelle, jusqu’à ses frères eux-mêmes.

Cette histoire de la fausse Jeanne d’Arc est bien la plus étonnante aventure de l’histoire de ce temps, si féconde en épisodes romanesques. Le 20 mai 1436 — la Pucelle était morte depuis près de cinq ans — en un petit village de Lorraine nommé la Grange-aux-Ormes, arrivait une jeune femme vêtue d’un costume d’homme qui déclarait à tout venant s’être échappée des prisons de messire Bedford et n’être autre que la « Pucelle de France ».

Or, des légendes couraient alors par tout le pays sur la survivance de Jeanne, légendes que les chroniqueurs avaient recueillies. L’un d’eux, un chroniqueur normand, peu de temps après l’exécution de Rouen, écrivait : « Finalement, la firent ardre publiquement ou autre femme en semblable d’elle : de quoy moult de gens ont été et encore sont de diverses opinions. » Le Journal d’un Bourgeois de Paris se faisait l’écho des mêmes bruits : « Y avaient donc maintes personnes qui croyaient fermement que, par sa sainteté, elle se feust échappée du feu et qu’on eût arse une autre cuidant que ce feust elle. » Une autre prophétie affirmait qu’un jour la Pucelle reparaîtrait en France, après être allée à Rome.

Médaillon supposé peint au XVIe siècle et représentant Jeanne des Armoises (château de Jaulny)
Médaillon supposé peint au XVIe siècle
et représentant Jeanne des Armoises (château de Jaulny)

Or, la jeune femme qui arrivait ce jour de mai 1436, au village de la Grange-aux-Ormes, n’ignorait rien de toutes ces légendes, pas même de la dernière, car elle disait arriver en droite ligne de la Ville Éternelle. Et si elle venait ainsi en ce pays de Lorraine, c’était pour y retrouver ses frères, qu’elle avait fait prévenir de son retour au pays.

Bientôt, par toute la contrée, se répandit le bruit qu’une femme disant être Jeanne d’Arc était arrivée. Quelques anciens compagnons de la Pucelle, croyant à une imposture, s’empressèrent dans le but de démasquer l’intruse. Mais quel ne fut pas leur étonnement de trouver dans la nouvelle venue le même visage, les mêmes cheveux noirs, les mêmes gestes qui étaient ceux de Jeanne. Ils demeurèrent muets de surprise et d’émotion.

Ceux qui doutaient encore attendaient l’arrivée des frères de l’héroïne. Du moins, se disaient-ils, eux ne se tromperont pas, si cette femme n’est pas leur sœur. Or, messire Pierre du Lys, chevalier, et son frère Jehan du Lys, écuyer — ainsi se nommaient-ils depuis que le roi les avait anoblis —, arrivèrent. Ils étaient fort émus et courroucés par la nouvelle et déterminés à déjouer la ruse de l’impudente ; mais, dit la chronique, « tantôt qu’ils la virent, ils la reconnurent et ainsi fit-elle d’eux ».

Comment eût-on douté d’elle alors que ses frères la reconnaissaient. Le peuple de Lorraine est convaincu qu’elle est bien la Pucelle miraculeusement sauvée du bûcher. Les nobles, les riches bourgeois s’empressent autour d’elle, lui font mille présents. Celui-ci lui offre une paire de houseaux, cet autre un chaperon, cet autre une épée. On lui amène un cheval ; elle saute en selle avec une agilité qu’eût pu lui envier le meilleur cavalier. Et, flanquée de Pierre et de Jehan de Lys, la voilà partie pour Vaucouleurs, où on lui fait une réception triomphale.

De là ; elle se rend au pèlerinage de Notre-Dame de Liesse, pour remercier le ciel de sa délivrance. Elle y trouve un messager de la grande duchesse de Luxembourg, qui la fait prier de venir à Arlon, où cette noble dame désire la voir. Elle s’y rend aussitôt et la cour grand’ducale l’accueille comme une reine. Le jeune comte Ulrich de Wurtemberg se prend pour elle d’un tel enthousiasme qu’il lui offre une magnifique armure et l’emmène avec lui à Cologne.

Jusqu’alors, l’aventurière a merveilleusement tenu son rôle. Mais le succès la rend imprudente. Elle se livre, à Cologne, à maintes excentricités, prétend accomplir des miracles, se mêle aux jeux des soldats. Ce qu’apprenant, le grand inquisiteur Kalt Eysen ouvre, sur elle, une enquête de laquelle il ressort « qu’elle danse librement avec les hommes et boit plus que ne le permet son sexe. »

L’inquisition la traduit devant son tribunal, mais elle se garde bien de comparaître et s’empresse au contraire de gagner le large et de revenir à Arlon, en compagnie du prince de Wurtemberg, son chevalier servant. Là, la grande duchesse lui propose un époux : c’est un des meilleurs gentilshommes du Barrois, messire Robert des Armoises, seigneur de Tichemont. La dame l’agrée et le mariage est célébré en grande pompe.

Jeanne de Lys, Pucelle de France, dame des Armoises — c’est ainsi qu’elle se qualifia dès lors — vint habiter l’hôtel de Tichemont à Metz. Elle donna là deux enfants à son époux. Cependant, en dépit de ses aventures, le frères du Lys continuaient à croire en elle. Jehan était parti pour Orléans annoncer la grande nouvelle. Le conseil de la ville ne la mit pas en doute un seul instant, et convia la dame des Armoises à venir recueillir les témoignages de la reconnaissance de la cité.

Celle-ci se fit un peu prier pour se rendre à l’invitation. Enfin, au mois de juillet 1439, elle se décida et se mit en route. On la reçut avec les marques du plus chaleureux enthousiasme. Des banquets magnifiques furent donnés en son honneur. La plupart des notables qui avaient connu Jeanne, dix ans auparavant, y assistaient : tous assurèrent qu’ils la reconnaissaient ; pas un ne soupçonna un seul instant qu’il avait devant les yeux une contrefaçon de la Pucelle.

Armoiries de Robert des Armoises et de « Jeanne du Lys »
Armoiries de Robert des Armoises et de « Jeanne du Lys »

Peu après, elle s’en fut guerroyer en Poitou, puis elle prit du service sous les ordres du maréchal Gilles de Rais. Son plus vif désir était de se faire reconnaître par le roi. Certains historiens ont prétendu que Charles VII l’aurait, en effet, appelée auprès de lui et soumise à une épreuve dont elle serait sortie triomphalement. Mais il y a tout lieu de croire que le roi, qui savait fort bien à quoi s’en tenir sur le sort de la Pucelle qu’il avait abandonnée, ne se laissa pas prendre aux affirmations de la dame des Armoises et refusa formellement de l’accueillir.

Cependant, l’venturière vint à Paris en 1440. Ce fut sa perte. Les théologiens de la Sorbonne la firent comparaître devant eux, et l’accablèrent de questions. Elle fut incapable d’y répondre, se troubla et avoua enfin sa supercherie. On la condamna à être exposée aux railleries du populaire sur la table de marbre du Palais de Justice où se faisait l’exposition des condamnés.

Ce fut, du reste, toute la peine qu’elle subit. Le lendemain, remise en liberté, elle s’empressait de fuir ce Paris sceptique où était venu s’anéantir son prestige, et elle s’en revenait fort piteusement à Metz, à l’hôtel de Tichemont où l’attendaient patiemment son époux et ses deux enfants. Elle y termina obscurément ses jours.

Qui était-elle ? D’où venait-elle quand elle apparut en Lorraine et se proclama la Pucelle sauvée du bûcher ? Personne n’en a jamais rien su. Elle est dans l’histoire « la fausse Jeanne d’Arc », et son aventure reste le plus extraordinaire témoignage de la puissance de suggestion que le souvenir de la grande héroïne française avait, plusieurs années après la tragédie de Rouen, gardé sur l’âme populaire.

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