LA FRANCE PITTORESQUE
Discorde (La) est au camp d’Agramant
(D’après « Dictionnaire de la conversation
et de la lecture » (Tome 53 - 1er du Supplément), paru en 1844)
Publié le vendredi 7 avril 2023, par Redaction
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La division règne au sein d’un même groupe ou d’un même parti
 

Employée pour qualifier des discussions graves opposant les hommes faisant partie d’un même corps et qui devraient conserver entre eux la paix, cette phrase proverbiale tire son origine du Roland furieux, poème épique de l’Arioste dont la trame de fond est la guerre entre Charlemagne et les Sarrasins, où l’on retrouve les héros des chansons de geste du Moyen Âge, notamment Renaud de Montauban et le célèbre Roland, qui mourut à Roncevaux et dont la fureur est causée par la fuite d’une princesse païenne qu’il aime et cherche à délivrer.

La poétique création de l’Arioste — Ludovico Ariosto, poète italien (1474-1533) — intitulée Orlando furioso (Roland furieux) est en effet l’origine de l’expression. L’épisode qui sert en quelque sorte de base au poème de Roland furieux est le prétendu siège de Paris par les Sarrasins, Agramant, et les autres chefs, Rodomont, Sacripant, dont les noms sont aussi devenus des types proverbiaux, sont au moment de s’emparer de cette capitale, que défendent avec intrépidité Charlemagne et ses preux.


L’archange saisit la Discorde par les cheveux, rendant la paix et la tranquillité aux bons pères
qui se jetaient des bréviaires à la tête. Illustration extraite de l’édition du Roland furieux (Tome 2)
traduite par Louis d’Ussieux et parue en 1776

C’en est fait de l’empire des Carolingiens, et peut-être du christianisme lui-même. Mais l’Éternel veille du haut des cieux sur la ville fidèle. L’archange saint Michel reçoit l’ordre d’aller chercher le Silence et la Discorde. Le Silence enveloppera l’armée de Renaud dans un nuage, et lui permettra d’arriver sans être aperçue sur les bords de la Seine. La Discorde troublera et dispersera les assiégeants.

C’est dans l’enceinte des cloîtres, dans les pieux asiles où le mot silence est écrit sur toutes les portes, que l’archange Michel croit pouvoir découvrir la première de ces divinités : il y rencontre seulement la Discorde, qu’il ne cherchait pas encore. Il est obligé d’aller relancer la taciturne divinité au fond de l’Arabie.

L’armée de secours arrive en effet aux bords de la Seine. Déjà la Discorde avait accompli une partie de sa mission, mais elle s’en lasse bientôt : les chefs Sarrasins ne lui fournissent pas assez d’occupation, elle préfère retourner chez ses moines. Aussi les affaires de Charlemagne vont au plus mal. Saint Michel va gourmander la Discorde dans la retraite où il l’avait trouvée d’abord. Il voit la scélérate assise au beau milieu d’un chapitre de moines qui se disputaient entre eux pour l’élection de l’abbé de leur couvent. Les bons pères, après avoir épuisé tout le vocabulaire des injures, se jetaient leurs bréviaires à la tête. L’archange leur rend la paix et la tranquillité en saisissant la Discorde par les cheveux et en l’assommant de coups de poing, de coups de pied et de coups de bâton pour la contraindre à le suivre.

La seconde entrée de la Discorde au camp d’Agramant produit beaucoup plus d’effet que la première. Mandricard querelle Roger au sujet de l’aigle blanche qu’il a fait peindre sur la Durandal, célèbre et redoutable épée de Roland, qui devient le prix d’un conflit sanglant. Sacripant, le roi de Circassie, se plaint à Agramant de la manière dont le perfide Brunel lui a dérobé son cheval Frontin, pendant son sommeil, en le laissant sur la selle, qu’il avait appuyée sur quatre pieux.

Avant l’Arioste, l’auteur de Roland amoureux — le poète italien Matteo Maria Boiardo (1441-1494) — avait ainsi décrit cette scène :

Prese un gran bastone
Ed a lui accostato presto, presto,
Pian, pian, sotto la sella glielo pone.

Il est impossible de ne pas reconnaître ici un double emprunt fait par Cervantes au Boiardo et à l’Arioste. C’est précisément de cette manière que Ginès de Passamont enlève le grison de Sancho. Quelquefois les plagiaires vont jusqu’à prétendre qu’ils n’ont pas même connu l’ouvrage mis par eux à contribution. Cervantes a eu le bon esprit au contraire de faire dire à Don Quichotte dans le chapitre XLI : « Ne vous ai-je pas dit, Messieurs, que ce château est enchanté ? La Discorde a quitté le camp d’Agramant pour venir parmi nous... Approchez donc, monsieur l’auditeur, et vous, monsieur le curé : que l’un joue le personnage d’Agramant, l’autre celui de Sobrino, et nous pourrons alors jouir de la paix. »

Agramant, au lieu de faire pendre Brunel, l’avait créé roi de Tingitane. Cette injustice excite le courroux de l’amazone Marphise. Elle se fait attacher son casque par son écuyer, et marche fièrement, armée de toutes pièces, vers les gradins élevés où trônait déjà le nouveau roi de Tingitane. Marphise débute par appliquer un grand coup de poing à Brunel, l’enlève d’une seule main, et le porte tout près d’Agramant. « Je veux, dit-elle, faire justice de ce scélérat, bien qu’il soit notre vassal, et le pendre de mes propres mains, car le jour même où ce larron a volé Frontin à Sacripant, il a eu l’audace de dérober mon épée. Je vais l’emmener au fond d’un bois, à trois lieues d’ici. Je n’aurai qu’une de mes femmes avec un seul valet près de moi. Si quelqu’un ose réclamer Brunel, qu’il vienne, je l’attendrai. »

Le sage roi Sobrino, celui dont a parlé Don Quichotte, arriva à propos pour calmer la fureur d’Agramant ; mais les affaires des Sarrasins, des Circassiens et des Séricassiens n’en allèrent pas mieux.

La Discorde, jugeant alors qu’elle avait fait d’assez bonne besogne, sauta de joie et éleva vers le ciel un cri perçant, afin d’annoncer à l’archange Michel le succès de son entreprise. Paris trembla, les eaux de la Seine, du Rhône, de la Saône, de la Garonne et du Rhin, s’agitèrent, les cavernes des Pyrénées et des Alpes retentirent d’affreux mugissements. Cependant les exhortations d’Agramant eurent enfin leur effet. Rodomont, le roi d’Alger, consent à s’éloigner, et va coucher dans une auberge, dont l’hôte, pour charmer ses ennuis, s’amuse à lui raconter l’histoire de Joconde. Ce récit, que s’est approprié notre La Fontaine par la plus heureuse des imitations, est ainsi amené.

Grâce à tout ce fracas, la capitale de la France est délivrée, mais le poète retarde le plus qu’il peut le dénouement. C’est à ses incessantes et ingénieuses digressions que nous devons le tableau merveilleux des amours d’Angélique et Médor, d’Isabelle et de Zerbino, et enfin la folie de Roland, qui est le motif, ou, pour mieux dire, le prétexte de tout le poème.

Galilée a écrit au signor Francisco Rinuccini une lettre où il prouve qu’il n’était pas moins connaisseur en poésie que versé dans les sciences mathématiques et physiques. Le célèbre astronome de Pise y a tracé un ingénieux parallèle entre l’épisode qui fait le sujet de cet article et un passage analogue de la Jérusalem délivrée. Tout en rendant un juste hommage au Tasse, il ajoute : « On ne peut disconvenir que l’Arioste est supérieur par le nombre et l’agrément de ses tableaux. Il y a toute la différence de l’extrême supériorité au médiocre entre la Discorde furieuse qui éclate au camp d’Agramant et les faibles dissensions qui s’élèvent parmi les guerriers de Godefroy. Les motifs qui animent ces derniers vont jusqu’à la puérilité en comparaison des querelles qui portent la confusion et la mort dans les rangs des Sarrasins.

« On ne voit naître aucun grand événement des rixes passagères qui ont divisé les chrétiens, tandis que la fureur et l’éloignement de Rodomont, la mort de Mandricard, les blessures et l’inaction forcée de Roger, le départ subit de Marphise et de Sacripant, sont la suite de la fureur que les flambeaux de la Discorde ont allumés. C’est ainsi que se préparent l’arrivée de Renaud, la déroute et la ruine entière de l’armée d’Agramant. »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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