LA FRANCE PITTORESQUE
Révolution française : son bilan véritable
par-delà la légende dogmatique
(D’après « Revue de France », paru en mars 1876)
Publié le dimanche 21 janvier 2024, par Redaction
Imprimer cet article
Par la complicité d’écrivains illustres se forma, au XIXe siècle, une légende de la Révolution se substituant à l’Histoire et destinée à célébrer sa nécessité, son infaillibilité, sa justice souveraine ; et si effectivement l’état de la société française à la veille de la chute de l’Ancien Régime appelait une réforme, si effectivement les mœurs frivoles de la noblesse de cour avaient des conséquences funestes au bien de l’État, il convient de dénoncer l’imposture de l’Assemblée constituante de 1789 ne montrant ni vues d’avenir ni grandes qualités politiques, légiférant au hasard et dont les errements devaient enfanter des crimes en chaîne, avec, à la clef, la désorganisation et la ruine politique, financière et sociale de notre pays
 

L’histoire de la Révolution française est longtemps demeurée un prétexte à polémique et à représailles entre les partis. Il fallait non seulement adopter ou rejeter les principes que les révolutionnaires avaient proclamés, mais encore approuver ou combattre les moyens dont ils avaient usé et les fins diverses qu’ils avaient poursuivies. Admirer les constituants de 1789 était déjà un brevet de libéralisme ; mais on devait aller au moins jusqu’aux girondins si l’on voulait passer pour républicain authentique ; et quiconque avait des prétentions à la démocratie ne pouvait manquer de s’incliner devant le despotisme de la Convention et le gouvernement des clubs, tout en déplorant pour la forme le sang versé.

Cette progression ascendante de l’apologie fut nettement marquée au XIXe siècle chez les historiens les plus populaires de la grande commotion ayant bouleversé notre pays. Adolphe Thiers (1797-1877) — auteur d’Histoire de la Révolution Française. Précédée d’un Précis de l’histoire de France (1841) et François-Auguste Mignet (1796-1884) — auteur d’Histoire de la Révolution française (1824) —, les premiers en date, plaident les circonstances atténuantes pour la Terreur et le comité de salut public ; à les en croire, une fatalité invincible a dominé les hommes, et cette fatalité, la Révolution n’en est pas responsable, elle provient tout entière des résistances et des provocations de l’Ancien Régime, des menaces de l’étranger.

Serment du Jeu de paume (20 juin 1789). Image du XXe siècle des éditions Artis-Historia

Serment du Jeu de paume (20 juin 1789). Image du XXe siècle des éditions Artis-Historia

Louis Blanc (1811-1882) — auteur d’Histoire de la Révolution française en 12 volumes, parus entre 1847 et 1862 — et Jules Michelet (1798-1874) — notamment l’auteur d’Histoire de France au XVIIIe siècle. Louis XV et Louis XVI (1867) — dépassent l’un et l’autre les timidités de l’école bourgeoise et libérale, et proclament hardiment la souveraineté du but. Pour Louis Blanc, l’Assemblée constituante est une Assemblée de privilégiés qui veut substituer l’aristocratie du tiers à l’aristocratie nobiliaire ; les girondins eux-mêmes sont entachés d’individualisme ; l’œuvre propre de la Révolution, l’avènement de la fraternité démocratique, ne commence qu’avec la Terreur. Robespierre en est la personnification. Jules Michelet condamne, il est vrai, le triste rhéteur que Louis Blanc admire ; mais son histoire n’est d’un bout à l’autre qu’une longue glorification de l’instinct populaire.

Les maîtres s’en étaient tenus aux grands hommes du parti, à Danton, à Robespierre : des historiens obscurs se sont engoués des comparses, et la Convention, en détail, a eu son apothéose. La mémoire de ces hommes qui avaient assisté, comme spectateurs ou comme acteurs, à tant de ruines et à tant de meurtres, est devenue quelque chose d’imposant et de saint, au-dessus des dénigrements mesquins de la critique. Ceux d’entre eux qui, après avoir surnagé dans la tourmente, avaient bravé l’action du temps et les épreuves de l’exil, furent de la part de nos contemporains l’objet d’une vénération timide et muette. Les républicains que le coup d’État de 1852 jeta en Belgique, virent en eux l’image d’une patrie plus grande et plus puissante que la patrie actuelle, d’une France armée pour la conquête de la liberté et du monde.

La Révolution était-elle un fait nécessaire et inévitable ? Quelle idée nouvelle avait-elle apportée au monde ? Quel progrès avait marqué son terrible passage sur notre pays ? Le résultat valait-il l’effort ? L’Ancien Régime et la Révolution (1856), d’Alexis de Tocqueville (1805-1859), marqua les premiers pas de l’opinion dans cette voie de désenchantement et de révision impartiale. On y vit, non sans surprise, que la Convention avait eu pour précurseur Louis XIV, et que les réformateurs de 1789 avaient hérité des intendants de l’Ancien Régime la puissance de nivellement à l’aide de laquelle s’étaient propagées si rapidement les idées démocratiques. Les Assemblées provinciales sous Louis XVI (1864), de Léonce Guilhaud de Lavergne (1809-1880), homme politique, économiste et homme de lettres, montrèrent que les institutions de la monarchie, à la veille de sa ruine, renfermaient les éléments d’une réforme libérale que les cahiers des trois ordres auraient peut-être bien fait de développer sans aller au delà.

L’Ancien Régime ne parut plus ni aussi coupable ni aussi odieux que les jacobins avaient voulu le faire croire ; il y avait en lui un mélange de bien et de mal dont le partage ne s’était pas opéré jusqu’alors d’une façon équitable ; on l’avait à la fois trop attaqué et trop défendu, la juste appréciation de ses intentions et de ses actes semblait enfin se produire, et quand on comparait d’un côté ce que la Révolution avait détruit, de l’autre ce qu’elle avait élevé, d’étranges doutes se glissaient dans l’esprit sur sa valeur pratique et sur sa légitimité.

Toutefois, les deux historiens que nous venons de nommer s’étaient arrêtés aux origines de la crise ; leur enquête préliminaire pouvait trancher à la rigueur la question de savoir si cette crise était bien ou mal fondée ; elle éclairait le passé de lumières nouvelles et permettait d’instruire et de juger le procès de la Révolution avec une part plus grande de vérité. Mais ce procès, qui l’instruirait et qui le jugerait ?

Serait-ce Edgar Quinet (1803-1875), pris d’une noble désespérance au moment d’écrire le testament des conventionnels, reniant la moitié de leurs traditions et avouant avec loyauté l’avortement de l’idée révolutionnaire dans son livre La Révolution (1865) ? Non. Tout en condamnant sévèrement les fautes de son propre parti, l’auteur de Napoléon (1836) et d’Ahasvérus (1834) ne devait pas rechercher les vraies causes de ces fautes ; il pouvait critiquer l’impuissance des hommes, la petitesse de leurs vues, la barbarie de leurs vanités, mais sous peine de mentir aux opinions de sa vie entière, il lui fallait proclamer la sainteté des mouvements populaires, admirer la centralisation, la dictature et tous les moyens à l’aide desquels les législateurs et les conquérants transforment l’humanité au gré de leur idéal arbitraire.

Où trouver l’historien assez éclectique pour faire la part des fatalités diverses qui se sont heurtées dans le grand drame révolutionnaire, assez patient pour en suivre pas à pas, et après tant d’autres, chaque phase, assez courageux enfin pour ne pas craindre de froisser les convictions et les préjugés qu’il ne manquerait pas de rencontrer sur son chemin ? Une des questions est celle de savoir si la Révolution pouvait être évitée ou si au contraire elle a été un fait nécessaire. Tocqueville, Droz, de Lavergne, et bien d’autres, se sont efforcés d’y répondre, pensant avec raison que c’est à la veille des événements qu’il faut se placer pour juger souverainement leur moralité historique.

L’historien Hippolyte Taine (1828-1893) ajouta son témoignage autorisé à celui de tant d’écrivains, dans un livre remarquable. Tandis que Tocqueville avait laissé à l’écart tout ce qui lui semblait inutile à sa thèse, l’auteur du premier volume des Origines de la France contemporaine paru en 1875 et intitulé L’Ancien Régime voulut présenter un tableau complet et vivant de la société du XVIIIe siècle, un raccourci où tout se presse et s’ordonne confusément, les mœurs, les modes, la philosophie, la royauté, la noblesse, le clergé, le tiers-état, mélange d’abstractions imagées et de peintures réalistes, arsenal où s’entrechoquent les armes à l’aide desquelles les partis se sont combattus et mutuellement détruits.

A-t-il toujours suivi son projet ? N’a-t-il pas conduit parfois fort arbitrairement son enquête minutieuse, faisant ici la lumière, là les ténèbres sans raison apparente ? A-t-il combattu ou adopté la légende qui condamne en bloc l’ancienne monarchie et l’Ancien Régime, et ne voit dans l’une et dans l’autre qu’un abîme de corruptions et d’abus ? Les royalistes sont les premiers à reconnaître que l’état de la société française avant 1789 appelait une réforme, et que les mœurs frivoles de la noblesse de cour avaient des conséquences funestes au bien de l’État, mais Taine est peut-être trop sévère pour les grands seigneurs qui abandonnaient le peuple des provinces aux fermiers et aux traitants.

Abolition des privilèges dans la nuit du 4 août 1789 par l'Assemblée constituante. Chromolithographie de 1890

Abolition des privilèges dans la nuit du 4 août 1789 par l’Assemblée constituante.
Chromolithographie de 1890

Après nous avoir montré le vide pompeux et théâtral de Versailles, il nous peint sans transition, en traits noirs et repoussants, la misère et les souffrances de la campagne. Le contraste est dur : nous ajouterons qu’il n’est pas toujours juste. Avec un examen plus approfondi et une dose encore plus grande d’équité, Taine se serait aperçu que l’absentéisme pratiqué par la grande noblesse n’était pas général, et que les petits gentilshommes, vivant sur leurs terres, y conservaient sur le peuple une autorité patriarcale que la Révolution elle-même ne parvint pas à altérer dans certaines contrées. Il aurait vu du même coup que l’inégalité d’impôts dont souffraient surtout les basses classes était fort atténuée dans les pays d’États, et que les rudiments du gouvernement représentatif y tempéraient le despotisme royal, éprouvé par une tradition de plusieurs siècles.

Cette vie de cour qu’on reproche avec raison à l’Ancien Régime, et qui fut après tout un gaspillage charmant d’esprit et de grâce, étouffait-elle d’ailleurs tout sentiment humain, tout idée sérieuse ? Hippolyte Taine convient implicitement que non, en constatant l’influence que les idées nouvelles, propagées par les philosophes, prenaient sur la famille royale et sur son entourage. Quelle pitié pour les pauvres et pour les malheureux ! Quel amour soudain de la vie naturelle et de la simplicité restreinte ! Les grands se font peuple. Dans une fête de village Madame Adélaïde remplace le ménétrier qui fait défaut. La dauphine se jette à bas de son carrosse pour secourir un postillon blessé ou un paysan que le cerf, poursuivi par la chasse, vient de renverser. Le roi et le comte d’Artois aident un charretier embourbé à dégager sa charrette et poussent à la roue comme de simples mortels. On pourrait citer maints autres faits qui tous mettraient en lumière cet engouement populaire.

Malheureusement, à côté du roi, auquel la foi chrétienne a révélé l’égalité primitive sans le secours de la philosophie, et de quelques grands seigneurs qui, pressentant l’orage, font à l’avance la part du feu, il y a beaucoup de courtisans qui voient dans les rusticités raffinées de Trianon une agréable comédie, dans les déclamations de Rousseau un nouveau décor venant, après tant d’autres, changer un peu la monotonie de l’ancienne société, et qui s’abandonnent les yeux fermés au lourd mouvement de l’imposante machine sur laquelle ils sont emportés depuis si longtemps, eux et leurs privilèges. Quand viendra l’orage, ces mêmes courtisans donneront de funestes conseils de résistance à toute réforme, et fronderont les ministres assez courageux pour indiquer le remède de la situation, c’est-à-dire la destruction des abus.

Mais, si la noblesse n’a pas toujours été à la hauteur de son rôle, la Révolution devait-elle faire porter la responsabilité de ses fautes à la royauté ? Supprimons, en effet, la cour, le roi reste, c’est-à-dire l’autorité qui a fait la continuité et la grandeur de la France, celle qui a créé ou diminué toutes les autres. Ne personnifie-t-il pas le progrès et la décadence de la nation, heureuse ou malheureuse, suivant qu’elle obéit à des princes sages ou corrompus, vigilants ou paresseux, généreux ou égoïstes ? Malgré les abus, malgré les règnes désastreux de Louis XIV et de Louis XV, le roi n’est-il pas toujours l’institution unique, magistrale, sur laquelle pivote la machine politique ?

Si la bourgeoisie, témoin de son abaissement et de ses désordres, n’a plus en lui la même foi, cette foi se conserve dans le peuple et ne demande qu’à s’exprimer pour se répandre et gagner de proche en proche comme un enthousiasme. Nous n’en voulons pour preuve que le mouvement de joie et d’espérance qui salua l’avènement de Louis XVI, dont les actes privés semblaient promettre un règne de justice, et ces vers d’un poète obscur qui faisaient écho au sentiment populaire :

Enfin la poule au pot sera bientôt mise,
On doit au moins le présumer ;
Car depuis deux cents ans qu’on nous l’avait promise,
On n’a cessé de la plumer.

L’historien Ernest Renan (1823-1892) affirmait que le jour où la France avait décapité son roi, elle s’était décapitée elle-même. Elle crut faire table rase de son passé, déchirer le livre où avait été écrite jusqu’alors son histoire, et commencer l’avenir sur une belle page blanche. Elle n’oubliait qu’une chose, mais une chose essentielle : c’est qu’un grand pays est un organisme vivant et complet, qui a mis beaucoup de temps pour croître et se développer, qui se meut et respire dans certaines conditions données et, comme le corps humain, ne saurait se passer d’un cerveau et d’une colonne vertébrale.

Or, la colonne vertébrale de la France, c’était la royauté. La supprimer, la briser dans un odieux mouvement de représailles, n’était-ce pas jouer la vie du pays ? Qui pouvait assurer qu’avec les morceaux épars de la nation monarchique ainsi détruite, on construirait un tout viable, un peuple nouveau qui, à peine lancé dans le monde, ne se trouverait pas pris entre le regret des institutions renversées et l’impossibilité de revenir sur les faits accomplis ? Cette manière de poser le problème des destinées du pays était si périlleuse qu’à la distance où nous sommes la conscience des écrivains républicains en reste troublée. Edgar Quinet trouve que le meurtre du roi aurait dû être évité, même au point de vue révolutionnaire, et que le conflit entre le pouvoir royal et les assemblées révolutionnaires n’a pas profité à la Révolution. « La conscience humaine, dit-il, sera toujours mal à l’aise en face de Charles Ier et de Louis XVI. »

Les débuts du règne de Louis XVI, ces années heureuses, pleines d’espoir, où l’opinion se trouvait d’accord avec le roi, où soufflait un vent de liberté et de réforme générale, méritent une place à part dans un tableau de l’Ancien Régime. Car si l’on peut rigoureusement faire remonter l’Ancien Régime au Moyen Âge, dans ses rapports de cause à effet avec la Révolution, il n’a toute son influence que vers la fin du XVIIIe siècle. À ce moment critique qui précède l’orage, les moindres faits doivent être comptés et les causes secondes se substituent aisément aux causes principales. Les bonnes intentions du roi, traduites en mesures fécondes sous l’inspiration de Turgot et de Malesherbes, étaient autant de titres à la reconnaissance du peuple.

Louis XVI contraint d'adopter la Constitution de 1791 par l'Assemblée nationale. Gravure (colorisée ultérieurement) de Meyer Heine (1900)

Louis XVI contraint d’adopter la Constitution de 1791 par l’Assemblée nationale.
Gravure (colorisée ultérieurement) de Meyer Heine (1900)

Louis XVI avait commencé par renoncer au droit de joyeux avènement et par réduire sa maison civile et sa maison militaire. « En 1778, il confie à des assemblées provinciales le soin de répartir la taille, qui dès lors devient fixe. En 1779, il abolit, avec le droit de suite, la servitude et la main morte dans les domaines royaux. En 1781, il rend publique la situation des finances. En 1788, il restitue aux protestants l’état de citoyens. Sous son active et protectrice influence, l’administration s’humanise, la question préparatoire est abolie, les prisons sont assainies, le fort l’Évêque et le Petit-Châtelet supprimés, des écoles et des hôpitaux fondés, les marais du Vexin desséchés, les travaux de la digue de Cherbourg commencés, les découvertes de Parmentier et de Prémontier encouragées », rappelle Jean-Félix Nourrisson dans L’ancienne France et la Révolution (1872). Sont-ce là les faits d’une administration despotique, opposée au progrès, indifférente au bien public ?

Cette série de réformes, qui furent de la part de Louis XVI comme un timide essai de gouvernement personnel, entravé et bientôt étouffé par l’influence de la cour, ne montrait-elle pas au contraire quel parti on pouvait tirer de la royauté et avec quelle souplesse elle se pliait à des idées qui semblaient contraires à l’esprit de l’Ancien Régime ? Les révolutionnaires la confondirent systématiquement avec ce dernier ; ils eurent d’abord comme un vague pressentiment des conséquences irréparables d’une rupture avec la tradition monarchique ; ils hésitèrent longtemps avant de l’abandonner, lui firent une place dérisoire dans leur constitution, puis, emportés par une fureur aveugle, se jetèrent dans les bras de la République en passant sur le cadavre du roi.

La légende de la Constituante est une de celles qu’on ne peut attaquer sans atteindre dans son for le plus intime la foi révolutionnaire. On est convenu d’admirer sans réserve le mouvement pur et généreux qui fit battre les cœurs à l’ouverture des états généraux, le souffle libéral qui inspira la rédaction des cahiers des trois ordres et persista, même après le serment du Jeu de Paume, dans les premières délibérations de l’Assemblée nationale.

Or la plupart de ses membres avaient l’esprit nourri des déclamations creuses de Rousseau et des théories artificielles de tout le XVIIIe siècle sur l’homme et la société. Bien que l’heure du Contrat social n’eût pas encore sonné et qu’on parût s’en tenir plutôt à Montesquieu, les disciples de ce grand homme ne formaient qu’une minorité, et la science du droit constitutionnel était si peu répandue parmi ces constituants que Malouet juge volontiers le parlement anglais sur nos propres parlements.

C’était comme le pendant de l’éducation frivole par laquelle la noblesse de cour s’était préparée aux épreuves de la lutte ; l’ignorance des révolutionnaires ne valait guère mieux. La Valette, dans ses Mémoires, cités par Taine, nous met au courant de l’étendue de leurs connaissances historiques. « Le nom de Henri IV, dit-il, ne nous avait pas été prononcé une seule fois pendant nos huit années d’études, et, à dix-sept ans, j’ignorais encore à quelle époque et comment la maison de Bourbon s’était établie sur le trône. » Voilà les hommes qui allaient décider souverainement du sort de la monarchie et trancher le grand débat que les événements venaient de soulever entre le passé et l’avenir du pays !

Aussi, pas d’œuvre plus incertaine, plus incohérente que celle de l’Assemblée constituante. Les bons, comme on l’a dit. n’eurent pas la force de faire le bien, et les mauvais firent plus de mal qu’ils ne voulaient. Les intentions jurent perpétuellement avec les actes ; on vote ce que l’on désire le moins, on subit la loi d’un petit nombre d’audacieux, n’ayant eux-mêmes d’autre plan que celui de détruire ; on rend tout inévitable en voulant tout ménager.

Qui songe alors à la république ? Personne. Robespierre demande ce que c’est qu’une république. « Les formes monarchiques sont les seules, dit-il, qui conviennent à un empire aussi étendu et aussi vieux que la France. » Sieyès aperçoit le despotisme, comme issue inévitable, au bout de la république, et croit que la liberté véritable ne saurait exister en dehors de la monarchie. Malgré cette opinion, si généralement répandue qu’elle est partagée par de tels hommes, l’Assemblée constituante rend la république inévitable en rendant la monarchie impossible. Après avoir reconnu au roi un veto illusoire, elle suspecte ses moindres démarches, fait surveiller ses conseillers, voit en lui un traître qui conspire avec l’étranger et le place dans le dilemme de fuir ou d’abdiquer.

Avant d’en arriver à cette extrémité redoutable, elle rencontre cependant une fois l’occasion de revenir sur ses pas et de donner à la couronne les droits sans lesquels cette dernière est forcément l’esclave des mandataires du peuple ou leur ennemi. Les esprits modérés pensent, en effet, que la révision de la constitution est le moment choisi pour remédier aux dangers que vient de révéler l’expérience, et pour s’arrêter sur la pente où ils se sentent poussés par le souffle démagogique. Cette préoccupation est visible chez. Barnave et Le Chapelier, qui essayent de s’entendre avec la droite, par l’intermédiaire de Malouet. Ils voudraient se rattacher, lorsqu’il en est temps encore, au compromis de la monarchie parlementaire. Timide repentir, vain scrupule ! une barrière infranchissable de préventions et de préjugés séparait les deux côtés opposés de l’Assemblée qui s’en allaient, l’un à l’émigration, l’autre à la république, poursuivant toutes les deux par ces chemins divers la ruine de la monarchie et de la liberté qu’ils voulaient sauver.

Impuissante à rien constituer dans le domaine politique, la Constituante a-t-elle été plus heureuse dans ses réformes sociales ? Un économiste distingué, favorable d’ailleurs à la Révolution, Henri Doniol (1818-1906), commenta dans La Révolution française et la féodalité (1876) le fameux décret voté d’acclamation dans la nuit du 4 août 1789, par lequel furent abolis, en principe, les privilèges féodaux. Le récit de cette nuit dramatique appartient à la légende, qui nous représente la noblesse et le tiers confondus dans un patriotique sentiment d’égalité. Mais cet élan irréfléchi fut bientôt suivi des conséquences les plus regrettables.

Les efforts patriotiques : nous l'avons renversé pour mieux le relever. Estampe de 1791

Les efforts patriotiques : nous l’avons renversé pour mieux le relever. Estampe de 1791

Les constituants, en supprimant d’un trait de plume la féodalité, n’avaient pas songé qu’elle embrassait la France depuis le Moyen Âge comme l’écorce embrasse l’arbre, qu’elle remplissait sa vie rurale, qu’elle avait pénétré jusqu’aux moindres molécules de sa glèbe, et que, pour l’en arracher, de simples déclarations ne suffisaient pas. Ils ne prirent que des demi-mesures, revinrent sur l’abolition générale lorsque les difficultés de l’exécution leur sautèrent aux yeux, et déclarèrent certains droits abolis, d’autres rachetables. C’était allumer la guerre entre les intéressés.

Les seigneurs, s’autorisant de cette distinction élastique, regardèrent tous les droits comme rachetables ; les campagnes s’en tinrent au principe inscrit en tête de la loi, et ne voulurent pas comprendre que la féodalité pût n’être abolie qu’à moitié. D’un côté, il y eut procès, vexations de toutes sortes ; de l’autre, pillage et incendie des châteaux. L’Assemblée législative trouva la solution radicale en votant que tous les droits étaient abolis, sauf une exception absolument contraire à l’esprit de la propriété féodale et qui concernait les propriétaires possédant des titres de concession primitive. Le problème était tranché.

Si l’on résume l’œuvre de l’Assemblée constituante, on trouve qu’elle eut pour objet de poser et de compliquer tous les problèmes de la Révolution sans les résoudre, et d’ouvrir les cavernes d’Éole d’où sortirent ensuite les fureurs des jacobins, et l’ouragan de la Terreur. Au point où les réformateurs de 1789 avaient conduit les choses, lorsqu’ils rentrèrent dans la vie privée par une abdication sans exemple, l’Assemblée législative et la Convention furent certainement plus logiques. Elles poursuivirent, cette dernière surtout, une œuvre réelle et définie de destruction qui s’étendit, il est vrai, à la Révolution elle-même, telle que l’entendaient les constituants, mais qui marchait au moins droit au but.

Ce qui frappe le plus dans une histoire générale de la Révolution, c’est l’élimination progressive de tous les éléments généreux et élevés qu’elle renfermait en commençant, l’abaissement continuel de son niveau politique comme de son horizon moral. Les avocats de la Gironde, irrésolus et flottants, n’ont déjà plus l’esprit pratique des membres de la Constituante ; leur rhétorique déclamatoire et leur idéal nuageux conduisent par un chemin semé de fleurs au matérialisme populaire dans lequel la Convention se plonge un instant avec Danton. Mais ce matérialisme, avec sa fièvre de cruautés cyniques, conserve pourtant on ne sait quoi de brave et de fort, comme la folie d’un corps athlétique.

Avec Robespierre et Saint-Just, la taille des révolutionnaires diminue d’un bon pied ; le délire contagieux fait place à la manie froide et raisonneuse ; nous entrons dans le royaume du cauchemar, de l’hallucination systématique, calculant, dissertant, pontifiant, érigée en loi suprême et imposée avec tous les dehors de la réalité. On a essayé de trouver une explication et une philosophie à la Terreur : ce sont là de purs jeux d’esprit. La dictature de Robespierre fut un accès d’aliénation mentale : les nations y sont sujettes comme les individus. Le grief éternel de la Révolution sera de l’avoir rendu possible.

L’argument dans lequel se retranchent les défenseurs de la Convention, c’est qu’elle sauva la France de l’invasion, qu’elle n’eut qu’à frapper du pied la terre pour en faire sortir des armées, qu’elle décréta la victoire en même temps qu’elle posait les bases du Code civil et organisait les écoles primaires. Là-dessus s’est formée une légende, la plus persistante et la plus dangereuse de toutes les légendes, celle qui proclame la vertu propre, le privilège inaliénable du principe révolutionnaire, donnant aux hommes qu’il touche ou qu’il éclaire la capacité universelle.

On avait vu des commissaires de la Convention tracer des plans de bataille ; de simples agents du ministère, affidés des jacobins, juger non seulement du patriotisme, mais du génie des capitaines et de la bonne organisation des armées. Merlin de Thionville, un légiste, soutient des sièges, et Jean Bon Saint-André, un pasteur protestant, crée la flotte. Dès lors, pour être un grand général ou un grand amiral, que faut-il ? Avoir la foi. Il n’est plus nécessaire de vieillir sous le harnais, ni de consacrer sa vie aux études spéciales. Que l’esprit souffle en nous, nous n’aurons plus qu’à commander. Grossière infatuation qui se masque des inspirations sublimes du patriotisme bien qu’elle obéisse presque toujours à l’esprit de parti, et que les événements se chargent d’ailleurs de faire durement expier à ceux qui la professent comme un dogme politique !

Rien de plus instructif à ce sujet que l’histoire des Volontaires (1791-1794) publiée en 1870 par Camille Rousset (1821-1892), et qui nous fait toucher au doigt les vices et les dangers de ces armées improvisées par le fiat lux des assemblées populaires. Les volontaires, c’était le triomphe de l’esprit civique sur l’esprit prétorien, la France armée, chaque village se levant spontanément pour défendre les frontières communes, les soldats obéissant aux officiers qu’ils avaient élus, le courage réfléchi substitué à l’obéissance passive.

Pour juger de la valeur pratique de cette belle utopie, il faut lire les plaintes des généraux poussés à bout par l’insubordination des volontaires. Pour un bataillon qui observe la discipline des troupes de ligne et tient bon devant l’ennemi, il y en a dix composés de pillards et de fuyards, qui désolent les campagnes et jettent leurs armes sur les routes, au premier engagement, en criant qu’on est trahi. Un lieutenant-colonel est égorgé par ses propres soldats au camp de Chalons. Labourdonnaye craint d’avoir le même sort, et Dumouriez avoue lui-même que les volontaires pourraient bien le pendre, s’il ne les matait pas. Biron déclare qu’ils sont plus embarrassants qu’utiles. Aussi est-ce un cri unanime de la part des généraux, à l’approche du péril. Ils demandent tous l’incorporation des volontaires dans l’infanterie de ligne. La discipline de l’armée et la victoire sont à ce prix.

La force des choses vainquit à la longue la résistance des patriotes jacobins qui tenaient à la garde nationale comme à leur propre création. Ils eurent beau souffler la discorde entre cette dernière et l’armée régulière, répandre le Père Duchêne et le Journal de la Montagne dans les camps par leurs émissaires, dénoncer les généraux suspects d’opposition à leurs idées, les volontaires étaient devenus une force insuffisante pour faire face aux exigences croissantes de la situation ; après chaque campagne ils se débandaient : c’était un va et vient perpétuel.

Volontaires s'enrôlant dans les armées révolutionnaires en 1792. Gouache de Jean-Baptiste Lesueur

Volontaires s’enrôlant dans les armées révolutionnaires en 1792. Gouache de Jean-Baptiste Lesueur

Les décrets de la Convention sur la levée en masse et sur la réquisition permanente rétablirent d’une façon détournée l’ancien principe du recrutement. La fusion des bataillons de volontaires et des bataillons de ligne acheva de réorganiser l’armée, composée depuis lors des fameuses demi-brigades qui devaient tant illustrer la République. Le moule révolutionnaire était brisé avant d’avoir servi ; car la discipline, sans laquelle il n’y a jamais eu de soldats véritables, reprenait son empire.

La plupart des institutions que la Révolution fit à son image eurent le sort de son armée de volontaires. À part la haine de la féodalité, elle ne produisit pas de grande idée personnelle qui lui survécut, à moins qu’on ne veuille lui attribuer le mérite du dogme de l’égalité, qui remonte d’abord à l’Évangile. Elle s’agita beaucoup, agita beaucoup les autres autour d’elle, guillotina, proscrivit, fit la guerre, promena en Europe le drapeau tricolore, et ne laissa derrière elle en politique qu’un souvenir. Sa législation civile subsiste seule parce qu’elle était une conséquence nécessaire de la démocratie.

Hippolyte Taine nous a donné le bilan de l’Ancien Régime ; l’historien et archiviste, Félix Rocquain (1833-1925) nous a offert, en revanche, le bilan de la Révolution, en publiant les résultats de l’enquête instituée par le gouvernement consulaire au lendemain du 18 brumaire (L’état de la France au 18 brumaire, 1874). Les conseillers d’État, qui furent chargés de cette enquête, étaient tous des hommes d’un esprit éclairé, des observateurs sagaces ; leurs témoignages, bien peu favorables au régime qui allait naître, n’en présentaient pas moins une peinture exacte de l’état matériel et moral de la France à cette époque.

Quelle détresse, quelle agonie d’un grand pays ! Les fonctionnaires civils ne sont plus payés, l’armée l’est à peine, encore doit-elle ce privilège au premier consul. L’impôt ne rentre plus, il est réparti avec une inégalité révoltante. Dans certaines communes du Cantal, la contribution foncière dépasse le revenu des biens ; ailleurs on trouve des propriétaires qui, depuis dix ans, n’acquittent aucune imposition. La plupart de ces derniers sont des conseillers municipaux qui ont usé de leur pouvoir politique pour se faire omettre ou décharger sur les tableaux de répartition. Les percepteurs ni les receveurs ne rendent plus leurs comptes. Fourcroy et Barbé-Marbois constatent partout des exactions.

La comptabilité publique est dans le plus effroyable désordre ; ses règles les plus essentielles sont violées à chaque instant par l’administration civile et militaire, qui puise dans les caisses des receveurs généraux au fur et à mesure de ses besoins vrais ou faux. Les grandes routes, livrées à l’abandon le plus complet, sont devenues impraticables ; les transports ne s’y font qu’à des prix exorbitants ; l’approvisionnement de certaines localités est presque impossible. Le brigandage s’exerce sur la plus vaste échelle et dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Dans le Midi, les habitants des campagnes donnent asile à des bandes redoutables qui arrêtent les diligences, font payer à chaque voyageur un droit de passage, enlèvent les percepteurs et leurs caisses, brûlent, pillent, assassinent.

Le commerce est ruiné. Lyon qui, en 1780, gagnait au tissage de la soie 20 millions et alimentait vingt maisons, fait à peine un million d’affaires en ce genre et ne compte que cinq à six maisons. À Marseille, « l’état des importations et des exportations dans les derniers mois de l’an IX, écrit Français de Nantes, n’offre pas un mouvement égal à celui qu’offraient autrefois quinze jours de paix. »

Une profonde léthargie de l’opinion répond à cette misère matérielle dont nous esquissons seulement quelques traits. Partout le dégoût des fonctions municipales ; les populations ne sont pas administrées. On ne croit pas à la République ; elle est maintenant aux yeux de la masse aussi coupable que l’Ancien Régime, plus coupable même, car les maux qu’elle a déchaînés sur le pays sont présents et à l’état aigu. Tous les esprits aspirent au bien-être, au calme, à la sécurité. C’est le seul vœu, la seule ambition qui surnage au milieu de la lassitude universelle.

La Constitution de l’an VIII est sortie comme un fruit mûr de cette situation, et Napoléon Ier n’eût-il pas existé, on ne voit pas que la Révolution pût finir autrement qu’elle a fini.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE