LA FRANCE PITTORESQUE
7 août 1898 : mort du conchyliologue
Hippolyte Crosse
(D’après « Vie et travaux de Joseph-Charles-Hippolyte Crosse »
(par Constant Poyard), paru en 1899)
Publié le dimanche 7 août 2022, par Redaction
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Animé dès l’enfance d’une vive passion pour les sciences naturelles, et en particulier pour la conchyliologie, Hippolyte Crosse, doué d’une rare faculté de travail et d’une persévérance au-dessus de tout éloge, d’une loyauté et d’une simplicité unanimement appréciées, dirigea durant 38 ans un périodique mondialement reconnu consacré à ce sujet mais, dépourvu d’ambition, ne rechercha aucune position officielle
 

Né le 1er octobre 1826, Joseph-Charles-Hippolyte Crosse fit de fortes études au collège Bourbon, et se distingua surtout dans la classe de rhétorique. Doué d’une rare facilité, à laquelle se joignait une vaste et déjà profonde instruction, il excellait en particulier dans la faculté de vers latins : ses pièces amples, claires, spirituelles, horatiennes plus que virgiliennes, étaient aussi appréciées de ses maîtres que de ses condisciples.

Au sortir du collège, à dix-neuf ans, Hippolyte Crosse fit son droit, ainsi qu’il était séant au fils d’un avoué, et il y réussit, comme en tout ce qu’il abordait ; mais son goût le portait déjà vers les sciences naturelles, auxquelles il devait consacrer toutes les forces de sa belle intelligence. Il avait quinze ans à peine, lorsqu’un neveu d’Adanson lui fit don d’un lot de coquillages, qui fut le premier noyau de la magnifique collection conchyliologique réunie par Crosse au prix de cinquante années de patientes recherches.

Hippolyte Crosse. Gravure extraite de Vie et travaux de Joseph-Charles-Hippolyte Crosse, par Constant Poyard (1899)

Hippolyte Crosse. Gravure extraite de Vie et travaux
de Joseph-Charles-Hippolyte Crosse
, par Constant Poyard (1899)

C’est dans un but scientifique qu’il entreprit en 1849 de visiter le littoral français de la Méditerranée, la Corse et la Sicile. De ce voyage il rapporta de nombreux échantillons, et dès lors se consacra tout entier à son étude de prédilection. Il noua des relations avec les principaux savants qui s’occupaient de la même branche. Il était aussi en commerce suivi avec plusieurs missionnaires, qui à l’ardeur de l’apostolat chrétien unissaient le goût de l’histoire naturelle, et profitaient de leur séjour dans des régions lointaines et peu explorées pour enrichir la science.

Le Journal de Conchyliologie avait été fondé en 1850 par le zoologiste Sauveur Petit de la Saussaye (1792-1870) ; mais, quelques années après, il cessa de paraître. En 1856, les zoologistes Paul-Henri Fischer (1835-1893) et A.-C. Bernardi lui rendirent la vie, et en 1861 Hippolyte Crosse lui apporta sa collaboration et un appui matériel. Dès lors ce journal, dans lequel Crosse et Fischer associèrent leur érudition, prit rang parmi les plus importantes publications du monde savant, et, durant trente-sept années, son succès ne fit que se développer de jour en jour.

La prospérité d’une revue scientifique de cette nature, où les études faunistiques tiennent une place prépondérante, est subordonnée à l’entretien de relations incessantes avec les explorateurs des différentes parties du monde. Hippolyte Crosse sut admirablement diriger et encourager l’effort de ces intrépides et dévoués chercheurs. Les collections réunies grâce à ces explorateurs, ainsi que par voie d’échanges, ne tardèrent pas à prendre un développement considérable : en dehors des richesses enfouies dans un petit nombre de musées, on aurait difficilement trouvé une aussi belle série d’espèces marines et terrestres des pays les plus divers, représentées par des échantillons de provenance certaine.

À force d’habiles et patientes recherches, Hippolyte Crosse était parvenu à constituer de toutes pièces une bibliothèque conchyliologique probablement unique au monde, et qu’il accroissait chaque année, grâce à ses relations universelles, de presque tout ce qui était publié sur cette partie de la science ; il possédait des ouvrages devenus introuvables, que les conchyliologues français et étrangers étaient heureux de pouvoir consulter chez lui.

On voit avec quelle intelligence et quelle conscience Crosse s’acquittait de la partie scientifique de sa tâche ; l’exécution matérielle n’était pas moins signée : il s’astreignait, dans le but de donner au fonds solide de sa publication une forme élégante et impeccable, à revoir lui-même les manuscrits d’auteurs, les épreuves, les planches, s’imposant ainsi un travail qui eût suffi à absorber toute l’activité d’un secrétaire particulier. Il s’occupait personnellement de l’administration et des comptes du Journal, où régnait un ordre parfait ; l’attention qu’il apportait aux plus petits détails était chez lui poussée à l’extrême, et les nombreux travailleurs qui lui communiquaient temporairement des collections ou des échantillons en ressentirent toujours les plus heureux effets.

Hippolyte Crosse publia presque tous ses travaux dans le Journal : on n’y compte pas moins de 355 notes ou mémoires originaux, dont une centaine écrite avec la collaboration de Paul-Henri Fischer ou d’autres auteurs. Il faudrait encore ajouter à ce chiffre une quantité innombrable d’analyses bibliographiques, nouvelles, etc. Ces divers travaux firent connaître près de six cents espèces inédites.

La seconde grande œuvre de Crosse, ce sont les Études sur les mollusques terrestres et fluviatiles du Mexique et du Guatemala, formant l’une des sept parties du vaste ouvrage entrepris par le zoologiste Henri Milne Edwards (1800-1885), sous le titre général de Recherches zoologiques pour servir à l’histoire de la faune de l’Amérique Centrale et du Mexique. Cette fois encore les deux amis, Crosse et Fischer, mirent en commun leurs efforts. C’est en 1867 que le ministre de l’Instruction publique avait chargé Heni Milne Edwards d’organiser cette publication scientifique ; c’est le 1er janvier 1869 qu’Hippolyte Crosse écrivit l’introduction de la partie qui avait été confiée à ses soins et à ceux de Fischer. Leur travail se poursuivit sans interruption pendant vingt-cinq années. Depuis la fin prématurée de son collaborateur, en 1893, Crosse assuma toute la tâche.

Les oeuvres de Crosse se font remarquer par un style très personnel, où les qualités du fin lettré s’allient à la rigueur scientifique du naturaliste. Il signalait impitoyablement les termes génériques ou spécifiques d’une latinité douteuse, n’admettant pas qu’un naturaliste eût le droit d’ignorer l’idiome qui était autrefois et devrait être encore la langue scientifique universelle : c’est pourquoi il s’imposa toujours et conseilla à ses collaborateurs de compléter la description détaillée des espèces nouvelles par une diagnose latine précise.

Fidèle partisan des théories de Cuvier, la notion d’espèce lui apparaissait comme une entité clairement définie : il n’accepta qu’à titre d’hypothèse, séduisante il est vrai, mai dénuée de preuves suffisantes, les idées de Darwin et de ses précurseurs sur la variabilité des espèces, qui venaient à l’encontre de ses conceptions philosophiques et religieuses ; il citait, comme un fait positif et indiscutable à opposer à la théorie de l’évolution, la persistance de genres apparus dans les terrains les plus anciens, tels que les Pleurotomaires et les Lingules, représentés encore actuellement avec leurs caractères primitifs.

La doctrine scientifique d’Hippolyte Crosse n’a jamais varié dans ses principes. Il était nettement spiritualiste ; sous la nature il voyait Dieu ; il répudiait l’école nouvelle prétendant chasser le Créateur de la création. Peu soucieux de la vie mondaine, il se plaisait à grouper autour de lui les amis de sa jeunesse qui trouvaient, auprès de lui, un accueil tout fraternel, la bonne humeur et l’entrain d’une conversation fine et spirituelle, relevée d’un grain de paradoxe.

Hippolyte Crosse ne s’était pas confiné dans la science : tout ce qui touchait les lettres, l’histoire, la géographie, l’économie politique l’intéressait vivement. Il excellait à trouver le mot juste, souvent le trait piquant, qui caractérisait chaque écrivain, chaque livre. Mais s’il parlait bien, il savait aussi écouter, et provoquer ses interlocuteurs à exprimer nettement leurs idées, dussent-elles être en désaccord avec les siennes ; il se plaisait aux discussions courtoises.

De précieuses qualités secondaient en effet Hyppolyte Crosse : la loyauté, la simplicité, l’oubli de toute vanité personnelle éclataient dans ses entretiens, et la main qu’il tendait largement ouverte disait l’affectueux élan du cœur ; tout ceci s’alliant chez lui à une remarquable netteté de jugement, ainsi qu’à une énorme puissance de travail. Ces heureuses dispositions naturelles lui firent acquérir rapidement une vaste érudition, grâce à laquelle les ouvrages les plus rares n’échappaient pas à son examen.


Planche III des Études sur les mollusques terrestres et fluviatiles du Mexique
et du Guatémala
(1878), par Hippolyte Crosse et Paul-Henri Fischer

Entièrement voué à ses recherches, qu’une situation aisée lui permettait de poursuivre sans préoccupations étrangères, il trouvait sa récompense dans le plaisir même que lui procurait l’étude ; sa modestie égalait son talent, et pour cette raison peut-être les honneurs, qu’il ne rechercha d’ailleurs jamais, ne lui furent pas prodigués. L’absence complète d’ambition lui permettait du moins une entière indépendance, qu’il défendait avec un soin jaloux : aussi appréciait-il chez les autres leur mérite personnel plutôt que leur situation ou leur influence, et ne cachait-il jamais sa pensée, bien qu’il en atténuât souvent l’expression, ses sentiments généreux le portant naturellement à l’indulgence. Ses critiques les plus vives n’étaient jamais acerbes et ne sortaient pas du terrain scientifique.

Ses amis purent tous apprécier son extrême bonté et la délicatesse de son caractère. Son affection n’allait pas au premier venu ; mais il gardait, lors des premières entrevues, une certaine réserve qui disparaissait dès que les relations étaient établies, pour faire place à une franche cordialité. Il encourageait tout particulièrement les humbles, les nouveaux venus dans le monde scientifique, guidant leurs premières recherches, soutenant leurs efforts avec l’obligeance et la serviabilité qui le caractérisaient dans sa vie privée.

Sa discrétion était extrême ; il ne s’occupait des affaires de ses amis que si eux-mêmes l’y conviaient ; mais alors il s’y donnait tout entier. C’est avec le même zèle qu’il géra, pendant un quart de siècle, les intérêts de la commune de Vernou, sur le territoire de laquelle se trouve le domaine d’Argeville, possédé et habité par plusieurs générations d’ascendants de Crosse. Il en fut élu maire dès 1861, et exerça cette fonction jusqu’en 1878. En 1870, pendant l’occupation prussienne, il courut les plus grands dangers, peu soucieux de sa vie, lorsqu’il s’agissait de préserver les personnes et les biens de ses administrés. Il fut encore maire de 1884 à 1888, et de 1892 à 1896.

Pour lui, ce titre était une mission sacrée ; il l’avait prouvé pendant l’année terrible, et le témoignait en tous temps par son dévouement sans limites à tous et à chacun : son cabinet était ouvert à qui voulait le consulter ; et, malgré sa passion pour les travaux scientifiques, il les interrompait volontiers pour écouter les doléances du moindre habitant de la commune, et l’assister de ses avis sages et réfléchis.

Cette intelligente et active administration développa largement les ressources de Vernou ; mais, dans l’exercice de ses fonctions, Hippolyte Crosse eut bien des fois à subir les taquineries mesquines, et à braver l’hostilité du gouvernement républicain, qui ne craignit pas même de révoquer brutalement en 1888 ce maire si utile. Il est vrai qu’il ne déguisait jamais sa pensée, et ne savait pas courber le front. Il est triste d’ajouter que dans sa commune même ses efforts, ses sacrifices de tout genre furent plus d’une fois payés d’ingratitude. Mais il ne se décourageait pas, convaincu que la conscience d’avoir fait le bien suffit au bienfaiteur.

La vie intime au moins lui offrait le calme et la joie. Il eut le bonheur de conserver jusqu’à une vieillesse avancée son excellente mère, et avait associé sa destinée à celle d’une compagne digne de lui, bonne, simple, affable entre toutes, qui avait adopté les amis de son mari, qui en avait fait les siens, et se plaisait à les recevoir dans sa maison hospitalière. De cette union quatre filles étaient nées, dont Hippolyte Crosse avait le droit d’être fier, et qui, dans les diverses positions où le mariage les plaça, ne cessèrent de se grouper autour du chef de la famille, et de le combler de leur tendresse ; ses gendres mêmes étaient pour lui des fils.

Pendant de longues années, nulle tristesse ne troubla la sérénité de cette existence si bien remplie ; mais la fortune lui réservait pour la fin de sa carrière des assauts bien cruels : sa mère, sa femme, l’aîné de ses gendres lui furent enlevés en peu d’années. Ces coups réitérés le frappèrent au cœur ; sa douleur fut d’autant plus poignante qu’il la renfermait en lui-même.

Encore en pleine force physique et intellectuelle, à la suite de deux accidents sans gravité apparente, Hippolyte Crosse ressentit les premières atteintes très douloureuses du mal qui devait l’emporter. Il se savait condamné, mais, conservant avec un admirable stoïcisme son entrain habituel, parvint, pendant près d’une année, à cacher aux siens, déjà si éprouvés par les deuils récents, le nouveau malheur qui allait les accabler : il rassembla toute son énergie, employant ces précieux instants à mettre en ordre et terminer ses travaux.

Plusieurs mois avant sa mort, lorsque les forces commencèrent à l’abandonner, il s’entretenait avec son entourage de la fatale et inexorable échéance, reportant sa pensée sur son oeuvre et sur ceux qu’il avait désignés pour la continuer, exprimant parfois le regret de ne pas laisser dans sa descendance un héritier de son nom et de ses travaux, qui pût profiter de toutes les richesses scientifiques qu’il avait amassées.

Résigné à son destin, il fut preuve du plus grand courage, endurant ses souffrances sans laisser échapper une plainte, se faisant porter jusqu’au dernier jour dans ce parc d’Argeville où son existence s’était écoulée, rempli de ses souvenirs d’enfance, témoin des heures bonnes et mauvaises de son âge mûr. Il s’éteignit doucement le 7 août 1898, il succombait, en pleine possession de son intelligence, en plein effort de travail.

Son dévouement à la science avait toujours été complètement désintéressé : les titres d’officier d’Académie, puis d’officier de l’Instruction publique étaient venus le chercher au fond du studieux cabinet, où il aimait à se renfermer. Sans doute, ses opinions fièrement conservatrices et religieuses firent obstacle à ce que son mérite si distingue obtînt la récompense qui lui était due ; mais elle n’était pas nécessaire à sa réputation. Malgré sa rare modestie, son nom avait acquis auprès des savants une notoriété glorieuse.

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