Depuis octobre 1908, le journal britannique Daily Mail offre la somme de 1000 livres sterling au premier aviateur qui réussira cette traversée. Sans boussole ni carte, Louis Blériot décolle à 4h35 du matin en ce jour d’été 1909 du lieu-dit « Les Baraques » à Sangatte, près de Calais : son vol, qui se déroule sans souci, s’achève par un atterrissage assez violent, sans conséquence pour le pilote, près de Douvres dans la région du Kent, après un parcours de 38 km effectué en moins de 30 minutes
Dans son numéro du 26 juillet 1909, Le Figaro, sous la plume du sportif, journaliste sportif et secrétaire général du Comité national des sports François-Étienne Reichel dit Frantz-Reichel, narre, en témoin de l’exploit réalisé pour la première fois par Louis Blériot la veille, au lever du soleil, les passionnantes péripéties de cette traversée de la Manche en aéroplane
L’exploit est accompli, consigne Frantz-Reichel dans son compte-rendu le jour même de la prouesse. Le vol merveilleux est réalisé. Blériot a ce matin, dans l’or du soleil levant et poursuivant la brume qui fuyait symboliquement devant lui franchi la Manche et, parti de France, atterri en Angleterre par l’audacieux chemin des airs. C’est un événement, une date ; des horizons nouveaux et troublants sont d’un seul coup d’aile ouverts à l’humanité. Fier de son enthousiasmante conquête, pour la première fois un homme, par l’espace qui nous enveloppe, saute les frontières et, pour commencer, la plus redoutable de celles qui séparent les peuples, la mer.
Traversée de la Manche par Louis Blériot (1872-1936). Timbre émis le 1er septembre 1934 dans la série Poste aérienne. Dessin d’Achille Ouvré |
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Depuis aujourd’hui on peut dire que l’Angleterre a cessé d’être une île. De son admirable et inoubliable envolée, Blériot l’a reliée au continent. Son exploit fera sensation. en Angleterre qu’elle va troubler profondément. Il y a quelque chose de changé ; après les champs, après les arbres, après les villes, voir la mer franchie ! les frontières tombent une à une. La route est tracée. D’autres maintenant l’emprunteront indéfiniment.
Rien n’a manqué à la tentative. Elle a eu le beau, le grandiose et le dramatique ; dramatique certes quand des hauteurs de Sangatte où subitement éveillé par les acclamations qui saluaient Blériot, Latham, désespéré, désolé, abattu et tout en larmes, assista à l’envolée sublime de son rival portant la libellule d’or dans le flamboiement du jour naissant vers l’Angleterre endormie et qu’il allait surprendre au lit.
La tentative, vous le savez, avait été décidée tard dans la nuit. Blériot et Latham avaient résolu de l’affronter ensemble, le premier des Baraques, l’autre de Sangatte. Tout aussitôt, on prit dans les deux camps les dispositions de départ. Le vent avait faibli dans la soirée. La mer s’était apaisée. Une occasion pouvant se présenter, il fallait en profiter. Blériot en profita victorieusement. Latham la manqua. Il dormait. Trompés par la brise du cap Blanc-Nez, ses amis ne crurent pas devoir troubler son repos ; il perdit ainsi la glorieuse et unique .partie.
À deux heures du matin, ce fut au camp Blériot un réveil tumultueux, à coups de poing et de pied dans les portes, le saut fébrile du lit, la toilette rapide, maladroite, la galopade par les couloirs, les uns se rendant aux Baraques, les autres à l’hôtel de la Gare Maritime où loge Blériot, afin d’y cueillir le dernier renseignement et de prendre place à bord des navires convoyeurs, les deux torpilleurs pour Latham, le contre-torpilleur Escopette pour Blériot. Il souffle une légère brise du Sud-Ouest, le ciel est couvert, la mer et les nuages immobiles dans les ténèbres douteuses de la nuit qui finit. Les trois bateaux de guerre s’apprêtent ; on active les feux, les chaudières halètent, crachent le feu ; des ombres courent, s’agitent ; des ordres se croisent, impressionnants.
Trois heures sonnent au gai carillon de Calais ; elles sonnent allègrement dans la lumière lunaire des globes électriques qui jalonnent le port. Un groupe s’avance : c’est celui de Blériot qui va doucement gagner, au pas lent de ses béquilles, l’automobile qui le conduira à sa volière des Baraques. Mme Blériot l’accompagne. Son collaborateur Leblanc et quelques amis le suivent, graves, silencieux, émus ; c’est l’instant de la séparation : elle fut simple, courageuse, émouvante : « Au revoir ! » dit-il. « À tout à l’heure, à Douvres », répondit Mme Blériot. Un baiser, et tandis que lui, qui dans quelques minutes allait dans un vol de mouette planer au-dessus des flots, par l’espace conquis, se hissait péniblement sur l’automobile, Mme Blériot se rendait à bord de l’Escopette où je me rends aussi, pour suivre du cœur et des yeux, dans son audacieuse traversée, son intrépide mari.
En mer
Le jour se lève. Nous partons. Du haut de sa passerelle, le commandant Pioger étudie, la mer.
— Calme plat, crie-t-il joyeusement, l’occasion est bonne !
— Oui, commandant, répond son second, l’enseigne de vaisseau Filbien ; mais le baromètre descend, dans deux heures il sera trop tard.
L’Escopette quitte les jetées désertes, appuie à gauche, et se tenant à deux ou trois kilomètres de la côte, se met à décrire des cercles en attendant que lui vienne de terre, donné par un timonier placé au sémaphore des Baraques, le signal de l’envol de Blériot.
Traversée de la Manche par Louis Blériot (1872-1936). Timbre émis le 27 juillet 2009 dans la série Poste aérienne. Dessin de Jame’s Prunier et Yves Beaujard |
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L’Orient peu à peu s’enflamme, la côte s’éclaire, se précise sur le ciel bleu ; maintenant Calais et les Baraques, tapis derrière les dunes que l’aurore rosit, donnent une vision de Venise. Nous interrogeons fiévreusement, anxieusement ces dunes derrière lesquelles Blériot s’apprête et d’où il doit surgir. Nous l’apercevons tout à coup filant comme au ras des dunes, puis des prairies, qui montent en marches lentes et longues vers les crêtes de Sangatte qu’encombrent déjà d’innombrables curieux qui, croyant plus à Latham qu’à Blériot, sont d’un peu partout accourus là-haut. Ce sont leurs bravos qui réveilleront Latham consterné. Blériot vire, revient, disparaît. Un long moment se passe.
— Commandant, crie une vigie, on signale de terre que Blériot est prêt.
À dix-sept nœuds, ordonne le commandant.
L’Escopette achève sa courbe et, dans un frémissement de toute sa carcasse, fonce sur Douvres. Une émotion nous étreint. Mme Blériot a pâli. L’instant est solennel. Nous nous taisons. Soudain à l’est surgit le soleil, et voici qu’au-dessus des dunes, avec lui, mais en face de nous, apparaît, s’élève comme lancé vers le ciel, le Blériot. Il est 4h35. L’Escopette hâte sa marche ; le commandant rugit ses ordres : « À vingt nœuds ! à vingt-trois ! à vingt-cinq nœuds ! »
L’étrave du bateau éventre les flots qui, en pluie, s’abattent sur nous, indifférents, la jumelle aux yeux, penchés aux bastingages, haletant nos émotions d’exclamations courtes, hachées, enthousiastes. Nous suivons l’homme et l’oiseau dans leur état sublime.
Sans hésiter, Blériot a pris tout de suite la mer et, guidé par nous, mis le cap sur Douvres. Il longe la côte, monte à cent mètres, passe entre nous et Sangatte, où nous devinons le drame douloureux qui se joue, franchit le promontoire de Blanc-Nez. Aidé par le vent, le Blériot vole merveilleusement, gagne sur nous avec une rapidité foudroyante, nous atteint, nous déborde et, hardiment, poursuit sa course vers l’Angleterre dont les falaises nous échappent encore. À le voir si sûr dans son vol, prodigieux de stabilité, Mme Blériot a repris confiance. Elle gravit maintenant l’échelle de la dunette pour mieux suivre du regard l’oiseau magnifique qui s’éloigne, s’éloigne à tire d’hélice.
Que le voici donc loin ! et ceci nous effare. Il diminue à vue d’œil. Nous le voyons rectifier sa ligne, venir par le travers à droite. Il n’est bientôt plus qu’une petite chose blanche qu’on confond avec les mouettes et les canards sauvages. Il n’est plus qu’un point. Nos yeux fatigués nous font mal, pleurent. Il a disparu et l’anxiété nous reprend. Maintenant, ce n’est plus le ciel que nos regards interrogent, fouillent, mais les flots, par peur d’y voir flotter tout à coup l’homme et l’oiseau.
Que l’Angleterre est donc loin de la France ! Dans la brume, ses côtes s’estompent, grandissent, approchent ; mais le vent a tourné, souffle violent déjà de l’Ouest et nous avons peur maintenant que l’intrépide Blériot n’ait pas atteint Douvres qui nous apparaît sombre entre ses falaises blanches.
Premier signal
Nous sommes à bord six amis de Blériot, MM. Fournier, Guyot, Maes, Robert Guérin du Matin, de Lafreté de l’Écho de Paris et moi. Nous sommes dans l’anxiété la plus profonde. Aucun signal ne vient de terre. C’est dimanche, nous le savons, mais tout de même nous pressentons l’angoisse de Mme Blériot. Mon Dieu ! mon Dieu ! Pourvu qu’il ait pu atterrir puisque rien ne flotte sur la mer mauvaise. Allons ! Ce n’est pas possible. Il a réussi. Il faut qu’il ait réussi. Et, payant d’audace, l’un de nous crie : « Une bombe ! Regardez au-dessus de Douvres. Une bombe ! Hourra ! hourra ! Il a gagné. Une bombe ! Encore une bombe ! Hourra ! hourra ! »
Un défilé solennel de destroyers et de sous-marins anglais forcent l’Escopette à un long détour et nous voici, tout de même et enfin, en vue du port dans lequel nous entrons bientôt, émus, prêts à l’enthousiasme, mais aussi sous une étrange impression d’angoisse. Les digues, les jetées, les plages de Douvres sont désertes. Le port aussi. Nous nous pensions attendus et nous arrivions dans une côte morte. Oh ! l’effroyable émotion que nous valut l’effrayant et admirable respect anglais du repos dominical ! La déchirante idée nous vint, brutale et douloureuse, que Blériot était tombé à la mer, que nous ne l’avions pas vu et que nous l’avions, nous, chargés de son secours, laissé en détresse.
Ce furent des minutes affreuses, crispées. Ne voulant pas croire à l’abominable idée, Mme Blériot attendait que l’autorisation de l’odieuse formalité de débarquer nous fût donnée par l’amirauté britannique pour courir aux nouvelles et soulager ou désoler à coup sûr son pauvre cœur. La baleinière qui va aux ordres vient d’accoster. Trois hommes courent vers le pilote de l’Escopette que nous voyons exécuter une gigue. Mais il pense à nous et agite avec une joie enthousiaste sa casquette.
Traversée de la Manche par Louis Blériot. Carte maximum portant le timbre émis le 27 juillet 2009 dans la série Poste aérienne |
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Ouf Blériot a traversé la Manche ! Blériot nous attend en Angleterre ! Blériot est sain et sauf ! Blériot a triomphé ! Quelle joie fut alors la nôtre et comme nous l’avons davantage aimé, le brave, le modeste, le noble Blériot, qui, par sa science, son travail et son courage, venait, en illustrant notre pays, de nous rendre bien fiers d’être Français.
L’article rapporte plus loin le récit du héros lui-même.
« Aussitôt après avoir quitté ma femme et le groupe des amis qui montaient à bord de l’Escopette, je me suis, conduit par mon ami et collaborateur Le Blanc, que je ne saurais trop remercier pour son dévouement, rendu aux Baraques. Mon appareil fut immédiatement conduit de la ferme Grignon où il dormait, dans la plaine de l’artillerie, au-dessus de laquelle j’avais décidé de faire au préalable un essai de contrôle. Le plein d’huile et d’essence fut fait et, tout ayant été vérifié, j’exécutai mon vol d’essai. Il fut remarquablement satisfaisant, tellement que l’espoir du succès, que j’avais en moi fortement déjà, devint une quasi certitude.
« Conformément à ce qui avait été convenu j’envoyai alors sur la dune le fidèle Le Blanc d’où, à l’aide d’un drapeau blanc, il devait me signaler l’apparition du soleil à l’horizon. Je serrai d’innombrables mains et, au signal, je donnai l’ordre du laissez aller. Mon appareil s’élança, prit rapidement son élan et, tandis que m’accompagnaient les acclamations et les bons souhaits de la foule, considérable en ce moment, je quittais terre au bout de vingt-cinq mètres et, piquant droit vers les dunes, franchissais les fils télégraphiques, et fonçais-au-dessus de la mer.
« À 2 ou 3 kilomètres devant moi, j’aperçois le contre-torpilleur qui crachait des volutes énormes de fumée. Je pris ma marche parallèle à la sienne, filant par suite entre lui et la côte d’abord ; mais ma vitesse bien supérieure à la sienne me porte vivement à sa hauteur. J’allais, je le sentais, superbement dans un équilibre parfait, à 80 ou 100 mètres d’altitude. Mon moteur rendait admirablement. Je devinais la victoire, à moins d’une fatalité. Le contre-torpilleur était maintenant derrière moi. J’avais eu le soin, avant de le semer, de prendre sa direction en rectifiant la mienne par un vigoureux à droite. Je calais la barre, car j’étais seul, tout à fait seul, sans guide, entre la mer et le ciel.
« J’allai ainsi pendant dix ou quinze minutes qui me parurent assez longues, puis soudain, dans la brume, m’apparut à droite la côte anglaise. Je me dirigeai, immédiatement sur elle en filant maintenant avec le vent légèrement de côté. Cette manœuvre me conduisit malheureusement hors de la route de Douvres, erreur que je ne reconnus que près de la côte, en découvrant de hautes et interminables falaises. Mais, par bonheur, je croisais un assez grand nombre de vapeurs de commerce et de navires de guerre. Ils filaient à gauche. Je pensai qu’ils se rendaient à Douvres.
« J’évoluai donc, virai à gauche pour, en longeant la falaise, aller atterrir au point que j’avais choisi, la plage de Shakespeare Hills. Je dus alors marcher vent debout contre un vent assez violent, même agrémenté de fâcheux remous. Pour me protéger autant que possible contre les coups d’air, je montai un peu plus et, filant le long de la falaise, poursuivis mon vol vers Douvres dont j’apercevais enfin les jetées. J’appuyai fortement à gauche, je décrivis une boucle qui me conduisit vers la mer, au-dessus du port, toujours décidé à gagner la plage de Shakespeare Hills.
« Le vent et ses remous augmentaient d’une inquiétante façon. J’avisai soudain à ma droite un vallonnement dans la falaise, le creux de Folcland. Il m’offrait un champ d’atterrissage et c’était, je le reconnus, un des points que j’avais choisis. Je me dirigeai aussitôt vers ce point. Placé au milieu d’une prairie hérissée de bâtiments rouges, se tenait précisément un ami, M. Fontaine, qui m’avait averti qu’il s’y tiendrait et y agiterait un immense drapeau tricolore.
« La vue du cher drapeau m’alla au cœur, je fus ravi d’avoir renoncé à la plage, et puis, il me sembla que c’était beaucoup mieux d’aller là-haut, sur l’altière falaise, prendre contact avec le sol ami de l’Angleterre. Passant par-dessus le port et ses magnifiques navires de guerre, je piquai droit sur le point on l’on m’appelait, et quelques minutes après j’atterrissais dans le creux de Folcland, un peu violemment, par suite de coups, de vent qui affolèrent mon aéroplane. Dans le choc, j’ai faussé une roue et brisé mon hélice. Qu’importe, j’avais triomphé.
Louis Blériot atterrit sur la falaise de Douvres, le 25 juillet 1909. Illustration de couverture du Supplément illustré du Petit Journal du 8 août 1909 |
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« Il n’y avait là que deux personnes, M. Fontaine et un autre de nos amis, M. Marmier. Quelques paysans accoururent bientôt, il est vrai. On plaça sous leur garde mon oiseau blessé et je montai dans une automobile, je me rendis en toute hâte à Douvres, pour avoir des nouvelles de ma femme et de l’Escopette, à bord de laquelle elle se trouvait. Au Lord Warden hotel, où était installé le contrôle du Daily Mail, on ignorait mon arrivée. On savait seulement que j’étais parti et l’on m’attendait encore en se basant sur la venue du contre-torpillleur, que je débarquais déjà à l’hôtel pour me faire contrôler. La bienvenue me fut souhaitée par M. Ker Seymour, délégué de l’Aéro-Club de Grande-Bretagne, puis après par M. et Mme Hart O. Berg et peu après par mon ami, M. de Lapeyrouse, qui vous contera par quelles transes il a passé.
« Mais vous arrivez. L’Escopette ayant jeté l’ancre, je devinais l’anxiété de ma femme. J’avais hâte de la rassurer. Une barque se détachait du bateau français. Je suis allé, moi, arrivé par le chemin des airs vous recevoir, vous venus par la voie de la mer. »
Au journaliste l’interrogeant sur l’éventuelle appréhension d’un accident, Louis Blériot répondit : « Pas un moment je n’ai douté de la réussite. Pour éviter qu’il s’échauffât, je graissais fréquemment et abondamment le moteur. Trop d’huile l’a fait à deux ou trois reprises faiblir, et comme je sentais aussitôt mon appareil baisser et se rapprocher de la mer, je cessais immédiatement la manœuvre et avec elle s’en allait l’appréhension de l’échec. »
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