LA FRANCE PITTORESQUE
Écarlate
(D’après « Le drap escarlate au Moyen-âge : essai sur l’étymologie et la signification
du mot ’écarlate’ et notes techniques sur la fabrication de ce drap
de laine au Moyen Age » (par Jean-Baptiste Weckerlin), paru en 1905)
Publié le vendredi 19 juillet 2019, par Redaction
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On pensait jadis que le mot écarlate désignait une couleur rouge au début et finalement un drap fin de toutes nuances, mais au début du XXe siècle, le médiéviste Henri Pirenne émettait l’opinion que l’étymologie pourrait bien être cherchée dans le mot flamand scaerlaken, que l’on peut traduire par drap tondu
 

Au Moyen Age, nous trouvons des textes où le mot escarlate est tantôt employé dans le sens de couleur rouge, tantôt dans le sens de qualité de drap, sans distinction de coloris. Voici deux exemples typiques :

« Item que nul drapier, chapperonnier ne autre, ne vende drap pour escarlate, se il n’est tout pur de graine, sans autre mistion de tainture quelconque » (Règlement des drapiers de Paris de 1362). Aucun doute n’est possible ; d’après cet exemple, écarlate désigne un drap rouge, teint en graine et est nettement employé dans le sens de couleur.

Autre exemple : « De par la duchesse de Bourgogne. — Baillif. — Nous vous prions tant acertes comme plus poons et pour cause qui moult touche à notre honneur et notre estat que vous nous envoiez dues a esquallates blanches gontée de vermeil, une esquallate vermoille et une autre paonace qui se traie aussi comme sur morey, c’est-à-dire qu’elle ait colour de droite violete. Et toutes ces quatre esquallates soient les meilleurs et les plus fins que l’on pourra recouvrer, combien que elles doient couster » (21 mai 1335. Extrait de Documents et extraits divers concernant l’Histoire de l’art dans la Flandre, par le chanoine Dehaisnes, paru en 1886). Ici, il s’agit de draps fins et de différentes couleurs.

Teinture de la laine. Enluminure de 1545

Teinture de la laine. Enluminure de 1545

Avant de livrer l’étymologie la plus vraisemblable du mot écarlate, donnée par le médiéviste Henri Pirenne (1862-1935), il n’est pas inutile de consigner les différentes opinions qui ont été émises, autant au sujet de l’étymologie que de la signification de ce mot, par différents auteurs et à différentes époques.

Du Cange cite différents exemples ne prouvant pas que le mot scarlatum n’était employé que pour désigner un drap rouge teint en graine ou en kermès. Au mot escallata il cite des exemples qui contredisent l’opinion émise au mot scarlatum, par exemple « escarlate brune », mais il ajoute « purpuram intelligo ».

La Curne de Sainte-Palaye écrit : « Escarlate », drap au XIIe siècle, il signifie étoffe de pourpre. Et comme preuve il cite un passage de Thomas de Cantorbery : « Donc devint li sainz hom plus vermeilz, quant ço vit, que nen est escarlate ». Il est partisan de l’acception de drap invariablement rouge ; cependant son exemple n’est pas bien probant, car il a bien pu être dans l’esprit de l’auteur de dire : « que nen est escarlate vermeilz », il n’a pas voulu répéter deux fois ce mot. La Curne ajoute : « À partir du XVe siècle c’est une étoffe de couleurs diverses. »

Voici l’avis de l’historien des technologies Johann Beckmann (1739-1811) : « On appelait la marchandise teinte en kermès scarlata, squarlata, etc. ; tout le monde trouvera que ces mots ont une analogie très grande avec notre scharlach, mais il n’est pas si facile de trouver la première étymologie de ce terme ».

Le théologien et linguiste Paul-Yves Pezron (1640-1706), dans les Antiquités de la nation et de la langue des Celtes fait dériver écarlate de la langue celtique et dit qu’il signifie autant que galaticus rubor (rouge gaulois). Littré est également de cet avis. Le linguiste allemand Kaspar von Stieler (1632-1707) dit que le mot scharlach est tout à fait allemand et est dérivé du mot schor qui signifie le feu et laken, drap : drap de feu, drap vif, couleur de feu (Der deutschen sprache stammbaum, 1691).

D’autres, d’après Beckmann veulent trouver une certaine analogie entre les mots quisquilium, cusculium ou scolecium employés par Pline et le mot scarlatum. Une autre étymologie très ingénieuse, mais bien invraisemblable est celle cherchée dans le rapprochement des deux mots kermès et laque (lack) ; en supprimant la seconde syllabe de kermès et en mettant un s au commencement, on obtient skerlack et l’auteur ajoute que si on admet la dérivation du mot arabe lack = rouge, cela signifierait vermiculare rubrum (rouge de kermès) ; que si on admet la dérivation du mot flamand laken, cela signifierait pannus vermicularis, drap teint en kermès.

L’historien Pierre Legrand d’Aussy (1737-1800) éprouve de l’embarras pour expliquer le sens du mot écarlate : « Pour moi, sans vouloir entreprendre ici des discussions qui sont fort au-dessus de mes connaissances, je proposerai une conjecture ; c’est que pendant longtemps, l’écarlate et la pourpre ne s’étant employées à cause de leur cherté que pour la teinture des draps les plus fins, on donna par la suite le nom de pourpre et d’écarlate, non à la couleur, mais à l’étoffe elle-même, quelle que fût la couleur. »

Pour Eugène Viollet-le-Duc, dans son Dictionnaire du mobilier français, parmi ces étoffes de luxe et très probablement de soie, il faut citer la pourpre et l’écarlate. Il y en avait de toutes couleurs, et ces désignations indiquaient une qualité, non point une nuance. L’archiviste et historien Émile Gachet (1809-1857) interprète, dans son Glossaire roman, le mot écarlate par étoffe d’un rouge éclatant. Quant à l’explication des diverses nuances de l’étoffe qui portait ce nom, cet auteur dit : « tout cela rappelle un peu l’extension que les Romains donnaient à leur mot purpureus ». »

Victor Gay, associé correspondant de la Société des antiquaires de France, rapporte dans son Glossaire archéologique du Moyen Age et de la Renaissance (4e fascicule, paru en 1885) que « l’écarlate est une teinture de toutes couleurs et nuances vives auxquelles l’immersion dans un bain de kermès ajoutait un éclat particulier. (...) La plupart des écarlates mentionnées dans les inventaires du XIVe siècle sont de couleur sanguine (rouge) rosée, vermeille, violette, plus rarement noire. » Cette opinion au sujet d’un bain de teinture supplémentaire en kermès, pour donner un éclat particulier est évidemment fausse. Pratiquement, ce genre de teinture serait complètement impossible, car il aurait pour résultat des nuances ternes, noirâtres, sans aucun éclat. Du reste, l’opinion de Gay n’est basée sur aucun texte, ni sur aucun règlement de teinture pouvant faire supposer une pratique semblable.

Le tondeur de drap. Gravure de Jost Amman (1568)

Le tondeur de drap. Gravure de Jost Amman (1568)

Le romaniste Frédéric-Eugène Godefroy (1826-1897), dans son Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe siècle au XVe siècle, écrit : « Escarlate », sorte de drap de qualité supérieure, dont la couleur variait beaucoup. Opinion qui est juste, mais pour une certaine époque seulement.

Le philologue et médiéviste Francisque Michel (1809-1887) écrit dans ses Recherches sur les étoffes de soie d’or et d’argent pendant le Moyen Age : « Une pareille épithète à la suite d’escarlate (vermeille), sans parler de l’espèce de synonymie qui semble établie ici entre ce mot et celui de pourpre, suffit déjà pour nous faire soupçonner que le premier de ces mots désignait, comme le second, une étoffe et non une couleur : ce qui est parfaitement vrai pour toutes les époques du Moyen Age. »

L’historien Félix Bourquelot (1815-1868) écrit dans la première partie de ses Études sur les foires de Champagne : « L’écarlate. La couleur éclatante que recevait d’ordinaire cette étoffe de laine, riche et estimée entre toutes, s’obtenait jadis au moyen du kermès, petit insecte qui, desséché, a l’apparence d’une graine rouge et que pour cela on appelait graine d’écarlate, ou simplement graine. (...) Du reste, la teinte et même la couleur de l’écarlate pouvaient beaucoup varier, car on trouve des écarlates brunes, vermeilles, sanguines, pourprées, rosées, morées, violettes, paonaces ; on en voit même de grises et de vertes. L’écarlate de Venise, celle de Gand, que désignent les proverbes et dictons publiés par M. Crapelet, et, en général, l’écarlate de Flandre étaient en grande réputation au Moyen Age. (...) On se servait, pour tisser cette étoffe. des laines les plus fines, et son prix était supérieur à celui des autres draps de laine

Toutes les étymologies du mot écarlate que nous venons de citer sont beaucoup moins vraisemblables que celle donnée par Henri Pirenne. Le mot, lorsqu’il a passé dans la langue française (comme du reste dans beaucoup d’autres langues), servait à désigner non pas une seule qualité de drap, mais toute une catégorie de draps fins, qui ne devenaient des écarlates qu’après avoir subi toute une série d’opérations d’apprêt dont la tonde — égalisation de la surface avec des forces, énormes ciseaux — souvent répétée formait la base.

Ces opérations de tondage au début ne se faisaient pas dans le pays de production même, par exemple en Flandre, mais étaient faites par des artisans spécialistes très experts dans ce genre de travaux comme l’étaient par exemple les apprêteurs de la « Calimala » de Florence. Les draps simplement foulés, c’est-à-dire sans lainage, tondage, ou teinture, les draps « écrus » (dénommés aussi draps blancs), draps à tondre, scarlaken, étaient vendus à des villes industrielles plus avancées dans l’art de donner les derniers apprêts aux draps fins, fabriqués avec des laines fines (anglaises).

Plus tard, les producteurs de draps fins ayant appris à donner eux-mêmes ces apprêts, les écarlates se terminèrent dans le pays de fabrication. Mais ces opérations de tondage se faisaient par une corporation spéciale d’artisans, les tondeurs « à fin », appelés dans les Flandres droogscheerders, et, par suite de ces apprêts et spécialement de ces tondes nombreuses données à cette catégorie de draps fins, le nom de scarlaken était encore bien approprié.

Ces draps fins au moment où ils furent terminés complètement dans leur pays de fabrication avant d’être livrés au commerce, avaient cependant encore besoin d’être retondus une dernière fois, soit dans le pays de consommation, soit avant l’emballage définitif pour l’exportation dans les pays lointains, où le retondeur de draps n’existait pas. Encore une raison pour maintenir le terme de scarlaken (drap à retondre) pour cette catégorie de tissus.

Le goût du Moyen Age étant aux couleurs vives, éclatantes, il est tout naturel qu’on appliqua de préférence sur les draps de haut prix, comme les écarlates, la teinture la plus vive et la plus solide qu’on était capable de produire. Le rouge au kermès ou à la graine répondait entièrement à ces exigences, et, dès lors, rien de surprenant qu’on rencontre les écarlates vermeilles, sanguines, beaucoup plus souvent que les autres nuances.

Outre le rouge très vif, on ne pouvait produire que du jaune à la gaude pouvant se comparer, comme éclat, au rouge à la graine, mais cette nuance n’était pas beaucoup demandée. Les bleus clairs, par exemple, faits à la cuve au guède (pastel) devaient paraître singulièrement gris et ternes comparés à l’éclat du rouge au kermès. Le rouge étant de plus en plus demandé sur ces draps fins, il n’y a rien d’étonnant que petit à petit drap et couleur se confondent et que finalement « écarlate » ne signifie plus que drap fin teint en graine, et que la graine elle-même prenne la désignation de graine d’écarlate.

Ce qui a induit en erreur presque tous ceux qui se sont occupés de cette question et qui prétendent que le mot écarlate désignait une couleur rouge au début et finalement un drap fin de toutes nuances, est le fait qu’ils n’ont pas fait remonter assez loin l’origine d’écarlate et que, d’un autre côté, ils ont été déroutés par les citations d’écarlates de toutes nuances, trouvées dans les romans de chevalerie, fabliaux, chansons de geste, etc. Ces documents littéraires sont à peu près les seuls dans lesquels ils ont puisé.

Tondeurs de drap. Estampe du XVIIe siècle

Tondeurs de drap. Estampe du XVIIe siècle

La tradition et le langage populaire, que parlaient également les trouvères et les poètes, avaient conservé jusqu’au commencement du XVIe siècle l’ancienne signification de drap fin au mot écarlate, tandis que les gens de métier, drapiers, teinturiers, apprêteurs en langage technique, ne connaissaient plus, sous la désignation d’écarlate, qu’un drap fin rouge et teint exclusivement en graine.

Le mot scarlaken a passé de bonne heure dans la basse latinité sans beaucoup de changements, sous la forme de scarlatum. Nous le retrouvons en langue picarde orthographié escarlaken ; dans l’ouvrage Documents et extraits divers concernant l’Histoire de l’art dans la Flandre du chanoine Dehaisnes à plusieurs endroits on trouve ce mol écrit scarlate. Il a également passé dans la langue anglaise sans modification essentielle sous la forme de scarlet.

L’addition de la voyelle initiale e aux primitifs latins commençant par se est presque générale et de la même façon le sc dans le mot flamand scarlaken s’est transformé en escarlaken et de là en escarlate.

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