LA FRANCE PITTORESQUE
Racine passera comme le café
(D’après « Les mots qui restent : répertoire de citations françaises,
expressions et formules proverbiales, avec une indication précise
des sources » (par Roger Alexandre) paru en 1901
et « Fleurs historiques : clef des allusions aux faits
et aux mots célèbres que l’on rencontre fréquemment dans les ouvrages
des écrivains français » (par Pierre Larousse) édition de 1913)
Publié le vendredi 7 juin 2019, par Redaction
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Sert à ironiser sur les prophéties ne se réalisant pas, rappelant que la ferveur suscitée par le théâtre de Racine de même que celle qu’inspira le café, ne passèrent pas en dépit du peu de longévité qu’on leur prédisait
 

On a bien souvent prêté cette expression à madame de Sévigné. Bien qu’elle ait parfois jugé sévèrement Racine, qu’elle mettait bien au-dessous de Corneille, et le café, qu’elle considérait comme échauffant, on ne trouve pourtant dans ses lettres aucun rapprochement de ce genre.

À l’époque où elle écrivit les propos qui servirent d’éléments à la phrase proverbiale qui nous occupe, le café était loin de jouir de la vogue universelle dont il est aujourd’hui en possession. Voltaire et Fontenelle ne l’avaient point encore mis à la mode ; Delille ne l’avait point encore célébré dans les vers si connus :

Il est une liqueur au poète plus chère,
Qui manquait à Virgile et qu’adorait Voltaire ;
C’est toi, divin café...

Les établissements de ce nom n’existaient pas, et quelques rares amateurs, qui passaient plutôt pour originaux que pour gourmets, en faisaient usage seulement. Il n’est donc pas étonnant que Mme de Sévigné n’ait point cru aux brillantes destinées du moka ; elle a pu en parler ainsi sans irrévérence.

Dame prenant un café. Manière de pastel de Louis-Marin Bonnet (1774)

Dame prenant un café. Manière de pastel de Louis-Marin Bonnet (1774)

Mais Racine ? Eh bien, Racine n’avait encore écrit ni Britannicus, ni Phèdre, ni Athalie. Il est vrai qu’Andromaque avait arraché déjà bien des larmes, et l’on a droit de s’étonner que la femme à qui l’amour maternel a fait écrire tant de pages éloquentes, soit restée insensible aux douleurs de la mère d’Astyanax. Il ne faut pas oublier qu’elle était enthousiaste de Corneille, qu’elle partageait les préventions et l’antipathie du vieux tragique à l’égard de son jeune rival.

Le 16 mars 1672, à propos de Bajazet, dont elle trouvait quelques endroits « froids et faibles », elle écrivait à sa fille : « Racine fait des comédies pour la Champmeslé ; ce n’est pas pour les siècles a venir. Si jamais il n’est plus jeune, et s’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! » Et quatre ans plus tard, dans sa lettre du 10 mai 1676, elle lui disait : « Vous voilà donc bien revenue du café ; Mlle de Méri l’a aussi chassé de chez elle assez honteusement : après de telles disgrâces, peut-on compter sur la fortune ? »

Se trouvant atteint dans ses deux affections les plus chères — il admirait Racine et adorait le café —, Voltaire, se souvenant de ces deux prophéties également malheureuses, les a ainsi juxtaposées dans Le Siècle de Louis XIV, au chapitre des Beaux-Arts (1751) : « Madame de Sévigné, la première personne de son siècle pour le style épistolaire (...), croit toujours que Racine n’ira pas loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu’on se désabusera bientôt. »

Jean Racine (1639-1699). Peinture de François de Troy (1645-1730)

Jean Racine (1639-1699). Peinture de François de Troy (1645-1730)

Sur la fin de sa vin, dans la lettre qui sert de préface à la tragédie d’Irène, publiée en 1778, il dit encore : « Si nous avons été indignés contre Mme de Sévigné, qui écrivait si bien et qui jugeait si mal ; si nous sommes révoltés de cet esprit misérable de parti, de cette aveugle prévention qui lui fait dire que la mode d’aimer Racine passera comme la mode du café », jugez, madame, combien nous devons être affligés qu’une personne aussi instruite que vous ne rende pas justice à l’extrême mérite d’un si grand homme. »

Enfin La Harpe, peu consciencieux dans ses citations, acheva de propager cette légende. Dans son Cours de littérature, commencé en 1786, essayant d’analyser la cause de nos préventions, il disait : « De là celles [les préventions] de Madame de Sévigné envers Racine, dont elle a dit qu’il passera comme le café. »

S’il est donc incontestable que Mme de Sévigné a exprimé sur Racine et sur le café des opinions auxquelles les siècles futurs ont donné un démenti, elle n’a en revanche jamais rapproché ces deux opinions.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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