LA FRANCE PITTORESQUE
Cordonniers d’autrefois
(D’après « Le Petit Journal illustré », paru en 1926)
Publié le mercredi 17 janvier 2024, par Redaction
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Jadis, la cordonnerie était un art — les cordonniers étant alors considérés réellement comme des artistes — essentiellement français, et le compagnonnage, qui rimait avec voyage, était très en faveur au sein de cette corporation, non moins que la solidarité ouvrière bien avant l’ère des syndicats
 

Ménage assure que le mot « cordonnier » vient de Cordoue, ville d’Espagne où l’on fabriquait un cuir de bouc ou de chèvre nommé « cordouan ». Dans une ordonnance royale de Philippe de Valois (1328-1350), relative à ce métier, on trouve, en effet, cordouanniers pour cordonniers. Leur confrérie, fondée au temps du roi Charles V le Sage (1364-1380), avec saint Crépin pour patron, occupait une des premières places dans l’échelle des corporations, bien avant celle des peintres et celle des sculpteurs-imagiers. Elle eut le privilège d’être établie à Notre-Darne et fut chargée de « donner l’exemple » aux autres confréries.

Les travailleurs de la corporation se subdivisaient en plusieurs branches : il y avait les cordonniers, vachiers, sueurs, savetiers, carreleurs, formiers, talonniers, galochiers. Ces différents noms des fabricants de chaussures étaient tirés de la nature de leur profession : vachiers, parce qu’ils travaillaient surtout le cuir de vache ; sueurs, du latin suere, coudre ; carreleurs, de la pose des carreaux à la semelle des souliers, etc. La plupart de ces noms spéciaux ne sont plus employés aujourd’hui ; celui de cordonnier caractérise à lui seul l’ensemble du métier.

Le savetier (le maître savetier et son épouse côte à côte derrière leur comptoir distribuent et contrôlent le travail de leurs trois ouvriers). Gravure d'Abraham Bosse (1632-1633)

Le savetier (le maître savetier et son épouse côte à côte derrière leur comptoir distribuent
et contrôlent le travail de leurs trois ouvriers). Gravure d’Abraham Bosse (1632-1633)

Pourtant, le terme de « carreleur » pour désigner le ressemeleur de souliers existait encore à la fin du XIXe siècle. Alors, on rencontrait dans les villes de nos provinces l’ouvrier cordonnier portant le tablier de cuir par devant, la hotte sur le dos, et parcourant les rues en poussant de temps à autre le vieux cri professionnel : « Carreleur souliers ! » Le plus souvent, ces ouvriers venaient de Lorraine et n’exerçaient leur profession que pendant l’hiver. Aux premiers rayons du soleil, ils s’en retournaient au pays cultiver leur champ.

La corporation cordonnière était, d’ailleurs, volontiers voyageuse. Il n’en était point où le compagnonnage et la tradition du Tour de France aient été plus en faveur. On sait que pour acquérir des connaissances plus étendues dans leur métier, et pour se perfectionner dans les diverses spécialités qu’il comportait, des ouvriers d’un grand nombre de corporations, dès qu’ils étaient reçus compagnons, partaient pour une sorte de pèlerinage pratique à travers la France.

Le syndicalisme moderne n’a pas inventé la solidarité ouvrière : elle existait alors et se manifestait par une entente naturelle entre tous les travailleurs d’une même profession. Les cordonniers qui, de par les exigences de leur métier, demeuraient enfermés tout le jour dans d’étroites échoppes, tenaient en un respect particulier cette tradition du Tour de France. Rares étaient les compagnons qui renonçaient de gaieté de cœur à ce voyage à travers les provinces. Aussi, leur organisation fraternelle était-elle citée comme un modèle.

Dans chaque ville, l’association était représentée par la mère, lieu de rendez-vous général. Un compagnon cordonnier arrivait-il sans le sou et marchant sur ses empeignes, dans une cité de France, il se rendait immédiatement chez la mère des cordonniers, se faisait reconnaître comme frère et demandait du travail. On lui en donnait toujours, qu’il y en eût ou qu’il n’y en eût pas, car dans ce dernier cas, le plus ancien compagnon quittait sa place pour l’offrir à son confrère ; ou bien, on lui procurait l’argent nécessaire pour continuer sa route.

Le cordonnier. Gravure de Jost Amman (1568)

Le cordonnier. Gravure de Jost Amman (1568)

Était-il malade ? Les soins les plus empressés lui étaient prodigués. Mais s’il se montrait paresseux, ivrogne ou débauché, et si sa conduite pouvait porter atteinte à l’honneur professionnel, il était impitoyablement exclu de la corporation. Cela ne veut pas dire que les cordonniers du temps jadis étaient tenus à la plus stricte sobriété. Ils avaient généralement, au contraire, la réputation d’aimer assez la dive bouteille. Un refrain populaire disait :

Les cordonniers sont pires que les évêques ;
Tous les lundis ils font la fête.

Cela tenait, paraît-il — du moins c’était une tradition établie au pays de Flandre — à ce que les savetiers d’autrefois ne savaient jamais au juste quel jour tombait la fête de saint Crépin. On leur avait dit que c’était un lundi ; et, pour être sûrs de ne point se tromper et de ne point laisser passer le jour du saint patron sans le célébrer dignement, ils le fêtaient gaillardement tous les lundis de l’année.

C’étaient d’heureux compères que les savetiers de ce temps-là. Rapportons-nous-en plutôt à celui de La Fontaine, qui « chantait du matin jusqu’au soir », ou encore à celui que Ferdinand de Lignères fait parler en ces termes dans son Savetier du coin :

Je ne suis créancier d’aucun puissant seigneur :
On me paie comptant, et c’est là le meilleur.
Le prince exige peu de ma noble industrie ;
Je pratique un art libre et j’y gagne ma vie.
Ma foi, tout bien compté, c’est un fort bon métier,
Et l’on doit envier le sort du savetier.

Certaines villes étaient particulièrement renommées dans la pratique de la cordonnerie. Les maîtres-cordonniers de Paris avaient leur rue dans le quartier des Halles et le droit d’étalage sous les piliers. Rouen aussi était célèbre pour la fabrication des souliers ; mais mais la cité cordonnière-illustre entre toutes, c’était Toulouse.

Le cordonnier (un cordonnier, accompagné de son aide, vient au domicile d'une dame afin de lui faire essayer des chaussures). Gravure d'Abraham Bosse (1632-1633)

Le cordonnier (un cordonnier, accompagné de son aide, vient au domicile d’une dame
afin de lui faire essayer des chaussures). Gravure d’Abraham Bosse (1632-1633)

Un chevalier de Malte, qui fit, au XVIIe siècle, un voyage économique à travers la France, a témoigné de son admiration pour les souliers de Toulouse. Il raconte qu’un cordonnier dont il était le voisin, rue Croix-Baragnon, lui fit voir toutes sortes d’admirables chaussures : « bottes fortes, molles, blanches, noires, bottes de chasseur, bottes de pêcheur, bottes de ville ou bottines, souliers de tous genres, souliers pointus, souliers carrés, souliers lacés, souliers à patins, souliers à nœuds, à rosettes, à ailes de papillon, à ailes de moulin à vent, souliers à boucles, souliers de maroquin, souliers de cuir bronzé.

« Il voulut que je visse encore, dit-il, les souliers pour femmes. Dans l’armoire où ils étaient rangés, il y en avait à talons de bois, à talons hauts, à talons bas, avec des quartiers, sans quartiers ; il y en avait en soie, en velours, en brocart d’or, en brocart d’argent ; il y en avait de brodés, il y en avait de galonnés... »

Émerveillé, le voyageur pose au fabricant de toutes ces belles chaussures, une question : « Les cordonniers de plusieurs villes de France envoient leurs souliers à la halle de Paris. En est-il ici de même ? » Et l’artiste lui répond avec le ton d’un cordonnier de la Garonne : « Toulouse ne travaille que pour Toulouse ! »

Ce temps-là, assurément, fut une grande époque pour la cordonnerie française. Ne vit-on pas le Roi-Soleil lui-même honorer la-cordonnerie française en donnant des armes parlantes : « d’azur à la botte d’or », au sieur Lestage, établi à Bordeaux, à l’enseigne du Loup botté, et, tout à la fois, cordonnier habile et poète de talent ?

Il n’est peut-être pas hors de propos, en notre temps de vie chère, de comparer le prix de toutes les belles chaussures de ce temps-là à celui que nous coûtent aujourd’hui nos souliers. Dans les savants ouvrages du vicomte d’Avenel, l’éminent économiste et historien qui a relevé les prix de toutes choses au cours de sept cents ans, nous trouverons les renseignements souhaités.

Nous y voyons qu’au temps du bon roi Henri IV, le peuple, en grande partie, ne se servait encore que de chaussures de bois ou de corde, et que, sous Louis XIII, les meilleurs souliers des pauvres gens n’avaient de cuir que par le bout. Par exemple, à cette même époque, on pouvait se chausser de sabots : les meilleurs ne coûtaient même pas 40 centimes la paire.

Atelier d'un cordonnier. Gravure d'Albrecht Schmid (1700)

Atelier d’un cordonnier. Gravure d’Albrecht Schmid (1700)

Au Moyen Age, seuls les nobles et les bourgeois aisés portaient des chaussures de cuir ; et ces chaussures, pourtant, ne sont pas chères au regard des prix d’aujourd’hui. Des « souliers à courroies » pour la reine, en 1312, sont cotés 2 fr. 70 ; ceux de la nièce d’un évêque, 1 fr. 25 en 1402 ; ceux d’un prieur, au XVIe siècle, 1 fr. 50. Les « escarpins » des gens de guerre valent 1 fr. 16 en 1558.

Les houseaux en cuir de Cordoue — on sait que le houseau couvrait la moitié de la cuisse — valaient, au XIVe siècle, de 6 à 13 francs, suivant la qualité. En Bourgogne, à la même époque, les villageoises ne payaient leurs chaussures que 51 centimes. Les souliers d’homme, dans la première moitié du XVIe siècle, ne valent pas plus de 1 fr. 50. Mais à la fin du siècle, par suite du renchérissement de-toutes choses causé-par I’afflux de l’or du Nouveau Monde, leur prix monte à près de 4 fr. 50.

Leur valeur augmente encore aux siècles suivants. Mais, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le prix des souliers communs ne monta guère à plus de 3 francs ou 3 fr. 50 la paire. Les souliers des gentilshommes valaient 8 ou 9 francs ; les bottines de maroquin, 18 francs ; les mules des jolies dames, 10 à 12 francs. Les bottes à l’écuyère ou à la hussarde coûtaient de 10 à 40 francs.

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