LA FRANCE PITTORESQUE
Faire gille
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Publié le vendredi 18 janvier 2019, par Redaction
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S’enfuir
 

On trouve ces vers dans le voyage de Chapelle et Bachaumont en Languedoc : « Et craignant pour mon compagnon, Qui pour moi n’était pas tranquille, Nous crions au postillon Au plus vite de faire gille. » On recense quatre explications de cette expression proverbiale. Exposons-les avant de chercher à déterminer, sinon celle qui est la vraie, du moins celle qui offre le plus de chances pour l’être.

Une première origine de cette expression est relative à la conduite de saint Egidius, dont on a transformé le nom en celui de saint Gilles, prince languedocien, qui s’enfuit secrètement de peur d’être élu roi.

Ménage avance une deuxième explication : le mot gille représenterait ici l’ancien français gile ou guile, tromperie, et faire gille aurait naturellement la signification de tromper, s’esquiver, et même faire banqueroute.

On trouve une troisième explication dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux : l’expression viendrait comme beaucoup d’autres des Théâtres en plein vent, si communs autrefois. Il y avait sur le Pont-Neuf, vers l’an 1640, un bouffon idolâtré des laquais et des chambrières, que l’on nommait Gilles, et que l’on surnommait, selon les farces auxquelles il prêtait l’appui de son talent, tantôt Gilles le niais, tantôt Gilles desloge. On commença par dire d’une façon proverbiale : faire Gilles déloge, pour déloger, décamper ; puis le déloge finit par se supprimer, et l’expression se réduisit à faire gille.

Faire gille. Chromolithographie du XIXe siècle

Faire gille. Chromolithographie du XIXe siècle

Enfin, selon le philologue Auguste Scheler (1819-1890), le mot gille, anciennement gile, est dans cette expression, le substantif du verbe giler, qui se rencontre dans les patois (nouveau provençal gilha), avec le sens de s’enfuir, et que le philologue allemand Friedrich Christian Diez (1794-1876) dérive de l’ancien haut-allemand gîlan, gîljan, se mettre à courir.

Examinons maintenant ces explications une à une.

La première. C’est probablement le Moyen de parvenir, par Béroalde de Verville, qui lui a donné créance, car voici ce qu’on trouve dans le Chapitre général de cet ouvrage : « Mais avant que passer outre, dit le bon homme Scaliger, pourquoy est-ce que quand quelqu’un s’en est fui, on dit : il fait Gilles ? — (Protagoras). C’est pource que S. Gilles s’enfuit de son pays, et se cacha de peur d’être fait Roi. »

Mais cette explication, la seule que donne Quitard, n’a aucun fondement réel. L’expression faire gille se rencontre surtout dans le voyage de Chapelle, dans Scarron, dans Tallement des Réaux et dans la plupart des auteurs légers du second tiers du XVIIe siècle, ce qui permet de penser qu’elle était alors assez nouvelle, et qu’elle ne devait guère remonter au-delà de 1600. Or, est-il possible que cette expression ait été introduite dans la langue par une allusion à l’acte d’humilité ou de prudence de saint Gilles, qui mourut en 721, sur les domaines de Wamba, roi des Visigoths ? On ne peut pas davantage ajouter foi à cette étymologie qu’à celle de donner la venette expliquée parle peuple de la Vénétie fuyant jusqu’à l’Adriatique devant les hordes d’Attila.

La seconde. Il est parfaitement vrai qu’en vieux français, le mot guille, qui compte dans sa famille le verbe guiller et le substantif guillere, signifie tromperie, duperie ; en voici un exemple, tiré du Roman de la Chasse :

Là fut li quens de Tancarville,
En lui n’ot ni barat, ni guille.

Mais cette explication a le grave défaut de ne point s’accorder avec le sens de faire gille. En effet, dans tous les dictionnaires, cette expression a la signification, non de tromper, mais bien de se retirer, de s’enfuir, de prendre de la poudre d’escampette, ce que montrent les exemples suivants :

Or, comme à coups de pieds l’huis s’estoit presque ouvert,
Tout de bon le gait vint. La quenaille fit gille.
(Régnier, Satyre XI)
Rien ne semblait plus sûr qu’un si proche hyménée ;
Et, parmi ces apprêts, la nuit d’auparavant
Vous sûtes faire gille, et fendîtes le vent.
(Corneille, Suite du Menteur, I, 1)

« Deux raisons qui feront le partage de ce discours, après que nous aurons imploré le secours de celle qui fit faire gille au diable lorsque l’ange lui dit : Ave Maria. » (Le petit père André, Exorde)

Par conséquent, ce n’est point encore là une origine qu’il soit possible d’accueillir.

La troisième. D’après ce que dit l’Intermédiaire, l’introduction de faire gille devrait être postérieure à 1640, époque à laquelle le bouffon Gilles aurait donné lieu à cette expression. Or, faire gille existait avant 1613, date de la mort de Mathurin Régnier, qui s’en est servi dans un des vers que nous venons de citer, et cette expression était antérieure même à 1612, puisque Béroalde de Verville, qui mourut cette même année, l’avait employée dans le Moyen de parvenir, comme nous l’avons également rapporté.

Faire gille. Chromolithographie du XIXe siècle

Faire gille. Chromolithographie de 1890

D’où il faut conclure, naturellement, que cette troisième explication est aussi à rejeter. Du reste, si cette expression avait été créée après l’apparition du bouffon Gilles sur le Pont-Neuf, en 1640, eût-elle été assez autorisée parmi les honnêtes gens pour que Corneille l’employât, comme il l’a fait dans la Suite du Menteur, comédie qui date de 1643 ? C’est à douter.

La quatrième. Le verbe giller, selon le Dictionnaire de Trévoux de 1771, est un terme bas et populaire qui signifie se retirer promptement, sortir, quitter une place. On peut donc très bien croire que le substantif gille a été formé de ce verbe : laissant giller à l’usage du peuple comme il y est encore aujourd’hui, d’après Littré, les gens instruits auront employé à sa place faire gille qui pouvait avoir à leurs yeux le double avantage d’être plus moderne et moins encanaillé.

Voici pourquoi cette dernière explication doit être préférée à toutes les autres.

Pour finir, une considération tirée de l’orthographe : si le mot gille venait ici de saint Gilles ou de Gilles, le bouffon du Pont-Neuf, il devrait commencer par une majuscule (on écrit Charlemagne par une telle lettre dans faire Charlemagne), et se terminer par la lettre s. Mais il ne prend généralement pas de s finale, et s’écrit toujours par un petit g : c’est une preuve de plus en faveur du bien-fondé de la quatrième origine.

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