LA FRANCE PITTORESQUE
Louis-Antoine de Bougainville :
son caractère
(Extrait de « Le fabuleux destin de Bougainville » (par Philippe Prudhomme), paru en 2018)
Publié le mardi 3 avril 2018, par Redaction
Imprimer cet article
Il y a 250 ans, le 22 mars 1768, à six heures du matin, l’expédition de l’explorateur Louis-Antoine de Bougainville, longeait l’atoll d’Akiaki aux Tuamotu. Plus qu’un aventurier des mers du Sud, Bougainville fut la personnalité la plus emblématique de l’esprit des « Lumières ». Humaniste, épris de liberté, sa notoriété a dépassé les frontières de l’Hexagone et traversé le temps.
 

Pourtant l’image de cette personnalité ignorée reste floue, brouillée Son patronyme est définitivement associé à la fleur à qui on a donné son nom et au livre de Diderot Le Supplément au Voyage de Bougainville. Discret, ce grand séducteur fait partie de ces hommes illustres qui ont fait la France. Son séjour à Tahiti n’a été que de neuf jours et pourtant, il a aussi changé le cours de l’histoire océanienne.

Une belle destinée. Une véritable vie de roman
Orphelin à cinq ans, le jeune Louis-Antoine fut traumatisé par la disparition prématurée de sa mère. Même si l’affection de son père, de ses frères et sœurs fut importante, il est évident que les carences affectives maternelles ont dû le marquer pour la vie. Dès ses premiers pas, il fut chouchouté par ses parents, mais étrangement adoré par son oncle et sa tante Jean.

Doué d’un physique agréable, le jeune Louis-Antoine, sans être un Apollon, est souvent caractérisé par l’adjectif « plaisant ». Ses différents portraits attestent de son charme et de son aisance naturelle. « Il avait une taille libre et bien proportionnée » (il mesurait 1,75m) qui lui conférait une belle prestance virile à laquelle s’ajoutait une certaine bonhommie. La Marquise de Pompadour appréciait sa compagnie et surtout celle de son oncle « Boubou »...

Louis-Antoine de Bougainville. Gravure de Jean-Henri Cless (1774-1812)

Louis-Antoine de Bougainville. Gravure de Jean-Henri Cless (1774-1812)

Surdoué, il eut les meilleurs précepteurs du moment et devint très jeune un des grands mathématiciens de son temps. À 27 ans il fut admis à la Royal Society, pour ses travaux sur le calcul intégral. Après des études classiques, il aurait obtenu une licence d’avocat mais il préféra le choix des armes et s’engagea dans le bataillon prestigieux des mousquetaires noirs (appelés ainsi pour la robe de leurs chevaux). Le bouillonnant jeune homme ne maîtrisait pas que l’art de la guerre ; il connut bien vite celui de l’amour.

Louis-Antoine de Bougainville l’homme qui aimait les femmes
On était à l’apogée de l’époque libertine : Louis XV, Casanova, Sade, Crébillon, sévissaient dans le grand monde et les petites gens n’étaient pas en reste. Les intrigues des courtisanes ont souvent infléchi les destinées politiques du monde. Combien d’hommes célèbres ont vu leur carrière s’épanouir grâce à une heureuse liaison ou se briser suite à de ténébreuses affaires amoureuses.

En 1748, La Clairon, la célèbre actrice de la Comédie-Française aurait déniaisé l’impétueux séducteur qui, par la suite, fut souvent victime des passions qu’il déchaînait malgré Il paya fort cher ses nuits de débauche et ses intrigues de cœur.

Sans avoir été particulièrement un homme à femmes comme le furent certains aristocrates, le jeune chevalier de Bougainville fut assez cavaleur et eut une vie sentimentale à la fois riche et compliquée. Il maîtrisait parfaitement l’art de séduire et l’art de se faire aimer. Ses nombreuses conquêtes féminines n’ont pas toujours été d’heureuses rencontres. Lors des permissions, avec son camarade de combat Jean-Baptiste, ils vécurent des virées nocturnes très agitées. Certaines de ces soirées parisiennes dégénérèrent au point qu’ils furent sérieusement inquiétés par la maréchaussée. Les deux « hussards » s’en tirèrent de justesse grâce à leurs relations familiales dans la police. L’affaire fut classée mais les deux hommes furent mis au pas et renvoyés se calmer au front des Ardennes.

1754/55. Il fit la rencontre de Madame Sophie de Bourbon, Sophie de la Fortelle, épouse d’un conseiller d’État et sixième fille de Louis XV. Il a alors, 25 ans. Cette liaison scandaleuse va infléchir le cours de son existence. En effet, suite à la rupture diplomatique, avec l’Angleterre sur la question canadienne, des interventions politiques haut placées mirent fin à ce scandale douloureux Bougainville fut muté au Québec au grand soulagement de tous et surtout de sa mère adoptive Marie-Hélène Hérault. Le beau-frère de cette jeune veuve, le Ministre Peyrenc de Moras ainsi que son père, Moreau de Séchelles, mais surtout monsieur de la Fortelle, l’infortuné mari avaient « facilité » son départ vers le Nouveau-Monde Il fut promu aide de camp du marquis de Montcalm Cet échec sentimental fut donc décisif dans sa longue et difficile ascension sociale et politique.

Suite à la défaite française et à la mort de Montcalm, il devint colonel chargé de la remise du Canda aux autorités anglaises. A son retour à Paris, il devint très influent poursuivant ainsi, jusqu’à sa mort, une carrière compliquée mais éblouissante.

Sa liaison avec madame Marie Hélène-Hérault de Séchelles dépassa le stade de l’amitié platonique. Homme de compagnie, confident, il ne fut pas très fidèle à sa chère « Maman », de quatorze ans son aînée. Cet amour filial traversa quelques orages et leur amitié particulière mériterait un beau roman. Elle lui pardonna beaucoup et composa avec cette vie de garçon. Ils entretinrent une relation épistolaire qui dura près de vingt ans et préfigure le roman de Choderlos de Laclos« les Liaisons dangereuses » paru en 1796...

Preuve de cet amour mutuel, la déclaration en forme de supplique qu’il lui adressa peu avant son retour du Canada. « Je vous l’avouerai, vos sentiments seront pour moi la pierre de touche de ma valeur intrinsèque et mon ambition s’éteindrait si vous cessiez de vous intéresser à moi. » C’est un peu ampoulé mais ce côté beau-parleur masque une grande pudeur et prouve la sincérité du propos. Et pourtant, il faut bien que le corps exulte. Durant la guerre, il épousa (à des fins diplomatiques et agréables) la fille d’un chef iroquois qui lui aurait donné un fils. L’Iroquoise de la tribu de la Tortue lui aurait assuré une descendance probable. Certaines allusions de M. de Kerallain qui possédait les archives familiales donnent à penser que Bougainville aurait contracté un mariage "exotique". Vingt ans plus tard, le chef valeureux d’un parti d’Indiens se revendiquait comme étant son fils. Il ajoute que cette hypothèse est plausible : en raison de « l’usage colonial qui n’est point périmé de convoler provisoirement, à la mode du pays. »

Dernièrement, Madame la mairesse d’Anneville-sur-mer, aurait reçu, lors des célébrations du débarquement en Normandie, un visiteur canadien en recherche de renseignements sur son célèbre aïeul français... Hypothèse corroborée par un fait divers signalé, en 1781, lors de la Bataille de Yorktown où il aurait été abordé par un soldat d’une vingtaine d‘années se présentant comme son fils ; ce qui concorderait.

Mademoiselle Clairon. Lithographie de Pierre-François Ducarme (vers 1820-1830)

Mademoiselle Clairon. Lithographie de Pierre-François Ducarme (vers 1820-1830)

À Québec, ses autres frasques amoureuses défrayèrent la chronique du Grand Nord car, durant les longues soirées d’hiver, il débaucha quelques bourgeoises québécoises lassées des longues nuits froides de l’hiver indien. Mais à nouveau, il eut à souffrir des passions qu’il suscitait malgré lui.

Bougainville ou l’art de la séduction
« Durant mon séjour au Canada j’ai été victime d’une cabale dans l’entourage de Monsieur de Choiseul de la part de Mme G. » C’était, en fait, la sœur de Choiseul, alors secrétaire d’État aux affaires étrangères. Il s’agit de Madame Béatrix de Choiseul Stainville, duchesse de Gramont. Madame G... qui était une salonnière très en vue, éperdument amoureuse du beau militaire qui avait fait la campagne du Canada. Ceci explique la complaisance du Ministre de la Guerre envers l’aventurier des alcôves qui aurait apprécié de l’avoir comme beau-frère. Rien de pire que d‘outrager une dame amoureuse et de lui refuser ses avances pour une autre...

L’intéressé fut donc voué aux gémonies et à la haine de l’épistolière. Triste amour déçu car, des années plus tard, elle pensait encore à lui. Dans sa correspondance avec Madame du Deffand de 1769, elle raconte avec humour sa rencontre avec « le Tahitien de Bougainville » dans le parc de Bagatelle, un parc au nom prédestiné. Ce dernier, écrivait-elle, « faisait des pirouettes » pour attirer son attention. Il lui aurait laissé voir plus que ses talents d’acrobate… Elle évoque, avec concision, un détail très osé sur l’anatomie du jeune homme expliquant à sa vieille correspondante qu’il « avait subi la même opération que celle pratiquée par les tisserands du Faubourg du Temple. » C’était une femme redoutable et redoutée. Il faut bien admettre qu’elle n’était pas très jolie mais la malheureuse surmonta son désespoir. Le Duc de Lauzun résume ainsi son pouvoir féminin : « Son crédit ou plutôt son empire sur Monsieur le Duc de Choiseul augmentait tous les jours. Madame la Duchesse de Choiseul, qui aimait éperdument son mari fut jalouse de cette excessive tendresse, et en quelques mois les deux belles sœurs furent entièrement brouillées. »

Madame Hérault qui fréquentait ce cercle ou plutôt ce clan Choiseul ne fut pas épargnée par les rumeurs. Sa relation avec Bougainville se dégrada rapidement Il dut espacer ses visites chez sa belle « mère adoptive » car la malheureuse, suite au décès de son fils Jean-Baptiste était rongée par le chagrin. « Chouchou », l’ami d’enfance de Louis-Antoine, avait été tué en Allemagne lors de la bataille de Minden. La pauvre femme se serait alors retirée du monde. L’histoire du monde est ainsi jalonnée de sombres et belles histoires d’amour.

En revanche, notre fringant Colonel du régiment du Rouergue ne mit pas longtemps à trouver une âme sœur. Il reprit ses sorties mondaines du côté du Palais-Royal. Ce bourreau des cœurs était même surveillé par la police car un rapport de la Mondaine signale que : « Mr le Marquis de B... traite grand train avec la demoiselle Dumiéry, danseuse à l’Opéra qui a succédé dans ses relations à une autre danseuse Mlle Arnoult. »

À vingt-trois ans, la jeune femme très libérée remportait un vif succès comme cantatrice, actrice et mannequin. Son salon, très en vue, était fréquenté par le tout Paris. Louis-Antoine et elle, eurent une brève mais réelle liaison amoureuse. Elle restera sa bonne amie jusqu’à sa propre mort, en 1808.

Sans doute à cause de cette relation, une nouvelle cabale féminine « en haut lieu » le contraignit « à se montrer plus réservé dans ses fréquentations. »

Martin Allanic révèle le dessous de cette autre affaire (notes 9/10 p.101 T.1) et mentionne que le Chef du bureau des colonies et proche collaborateur de Choiseul, M. Accaron, s’était aussi entiché de Louis-Antoine car il avait trois filles à marier… « Bougainville n’épousera aucune des demoiselles Accaron. L’une d’elle se mariera avec le Comte de Grasse et peut-être faut-il voir dans ce fait l’origine de la haine personnelle dont cet officier ne cessera de poursuivre Bougainville, jusqu’à l’injustice. » Allusion au procès en Cour martiale qui brisa la carrière de Bougainville en 1783. Dans ce contexte florentin, avec réalisme, il se lassa très vite des soirées parisiennes poursuivant toujours son rêve d’une vie aventureuse plus authentique.

Excellent cavalier, il jouit, presque toute sa vie d’adulte, d’une très bonne santé. Il surmonta ses blessures de guerre et fut épargné des fièvres tropicales. Sorti vainqueur de plusieurs duels pour laver son honneur, il était une vraie force de la nature. Il échappa aux maladies vénériennes, et même à la variole de son Roi qu’il veilla jusqu’au dernier souffle du pauvre homme.

Assurément, en ces temps de libertinage, ses fréquentations de mousquetaire noir lui firent connaître des aventures dignes de celles de d’Artagnan avec Madame Bonacieux.

Béatrix de Choiseul-Stainville, duchesse de Gramont. Peinture d'Alexandre Roslin vers 1774

Béatrix de Choiseul-Stainville, duchesse de Gramont. Peinture d’Alexandre Roslin vers 1774

Le militaire vaincu et liquidateur de la question canadienne œuvra de tout son être pour refermer sa blessure d’amour propre. Il n’eut jamais les pieds dans le même bateau… Choiseul lui laissa carte blanche pour son projet d’installation d’une petite colonie de peuplement aux îles malouines. C’était sans compter sur l’allié espagnol qui fit échouer son projet. À l’automne 1766, il dut restituer l’archipel à l’Espagne

Mais pour sauver l’honneur de son pays, il inventa son fameux Voyage d’exploration scientifique autour du monde. Malgré l’échec de la décolonisation précédente, Choiseul subjugué par Louis-Antoine, accepta le projet. Louis XV le cautionna. Bougainville le finança.

Un défenseur de la condition féminine
Comme son ami Condorcet, on observe qu’au cours de ses tribulations et de ses « reportages », Bougainville n’oublie jamais de s’étonner des conditions injustes faites aux femmes partout où il est passé. Sur ce problème de société, le navigateur humaniste fut l’un des premiers à exposer sincèrement l’universelle question : « D’où vient cette mode de l’esclavage perpétuel dans lequel vivent les femmes ?

C’est finalement à Denis Diderot qui, par son Supplément au Voyage de Bougainville, a immortalisé l’homme et son « inoubliable périple » qu’il convient de laisser le mot de la fin :

« Bougainville a le goût des amusements de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas délicats ; il se prête au tourbillon du monde d’aussi bonne grâce qu’aux inconstances de l’élément sur lequel il été ballotté. Il est aimable et gai : c’est un véritable Français lesté, d’un bord, d’un traité de calcul différentiel et intégral, et de l’autre, d’un voyage autour du globe… Il est parti avec les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d’œil prompt qui saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la circonspection, de la patience ; le désir de voir ; de s’éclairer et de s’instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, de l’astronomie ; et une teinture suffisante d’histoire naturelle ».

POUR EN SAVOIR PLUS :
Association des Amis de Louis-Antoine de Bougainville : http://lesamisdebougainville.wifeo.com

INFORMATIONS PRATIQUES :
Le fabuleux destin de Bougainville, par Philippe Prudhomme. 620 pages. Format 14,8 x 21 cm. 25,96 euros.
ISBN : 979-1-095088011. Paru en mars 2018

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE