LA FRANCE PITTORESQUE
Rois capétiens ou la lutte de
la monarchie contre la féodalité
(D’après « Lectures sur l’histoire de France et l’unité française,
accompagnées et suivies de leçons, notes et commentaires,
et de notices biographiques » (par Th. Leroy), paru en 1877)
Publié le dimanche 28 mars 2021, par Redaction
Imprimer cet article
Le règne des Capétiens fut marqué par le progrès graduel, mais constant, de la « nation ». En tolérant le mouvement communal, la royauté porta en effet un coup terrible à l’arbitraire des seigneurs féodaux, obtenant avec le concours de l’Église l’affranchissement des serfs, et excellant à établir un système administratif et judiciaire dépendant de la Couronne et non plus des seigneuries.
 

Sous la dynastie capétienne (987-1328), la succession des rois au trône se fit dans un ordre régulier, ce qui n’avait pas lieu avant leur avènement ; et si quelques-uns de ces princes ne se signalèrent pas par de grandes actions, la plupart d’entre eux se distinguèrent par d’éminentes qualités. À chaque génération, loin de retourner à la barbarie, notre pays acquit des vertus nouvelles et devint l’école d’héroïsme de tout l’Occident, le modèle de la chevalerie. Sous la conduite des Capétiens, la France marcha à pas lents, mais sûrs, vers l’unité, et Philippe VI, premier roi de la branche des Valois, recueillit en 1328 un magnifique héritage.

Cette France, que les premiers Capétiens reçurent si petite, ils la remirent agrandie et transformée aux mains de leurs successeurs. L’héritage de la couronne ne se borna plus seulement au duché de France : il comprenait en outre le Vexin, le Berry, le Vermandois, la Normandie, la Touraine, le comté de Blois, le Poitou, le Languedoc, le Lyonnais, la Champagne et plusieurs autres fiefs enclavés dans les États des grands vassaux.

La féodalité. Chromolithographie du début du XXe siècle

La féodalité. Chromolithographie du début du XXe siècle

Formation de l’unité nationale, de l’unité de pouvoir et de gouvernement
Lorsqu’on dit que la monarchie capétienne mérita le nom de royauté nationale en ce qu’elle prépara l’unité française, on emploie un mot vide de sens, si l’on entend par cette expression que les Capétiens préparèrent seulement l’unité territoriale. Grouper en effet, en un seul État les provinces de l’ancienne Gaule, c’était une tâche relativement facile. Deux ou trois rois entreprenants et rusés auraient suffi pour mener à bien l’œuvre de la conquête. Toutefois, cette agglomération n’aurait eu rien de durable. Qui dit œuvre de conquête dit une œuvre imparfaite, entachée de violence et dont le résultat, la plupart du temps, est nul. Cela se comprend : ce qu’une guerre heureuse a fait, une autre le peut défaire, ou à défaut de la guerre étrangère, une insurrection y suffit.

Mais si les territoires ainsi agglomérés sous la domination de princes intelligents ont été peu à peu dotés d’une savante administration et partout obéissent à une même justice ; si les différences de mœurs et de langage s’effacent graduellement et que les provinces en viennent à considérer non leurs intérêts mais l’intérêt général, et voient dans leurs territoires non pas une patrie, mais une fraction de la patrie, l’harmonie se fait, toutes les forces divergentes s’unissent et concourent au même but, et l’on dit qu’il y a unité.

Lorsqu’on parle de l’œuvre des Capétiens, il faut donc entendre que les princes de cette dynastie préparèrent non seulement l’unité territoriale de la France, mais encore l’unité de pouvoir et de gouvernement. Avant les Capétiens, le monde féodal n’est qu’anarchie et poussière. Avec les Capétiens s’accomplit un prodige de création ; le fractionnement féodal disparaît, les éléments hétérogènes qui composaient la France tendent à former un tout compact, un corps puissant, obéissant non plus à un suzerain nominal mais à une royauté. Il y avait des Normands, des Aquitains, les Provençaux : désormais il n’y aura plus que des Français.

Le seigneur, maître des serfs. Illustration extraite d'une planche pédagogique Willeb du XXe siècle

Le seigneur, maître des serfs. Illustration extraite d’une planche pédagogique Willeb du XXe siècle

Mais comment ces peuples, vivant isolés depuis le démembrement de l’empire carolingien, en arrivent-ils peu à peu à connaître et à accepter les idées générales de nation, de patrie et d’unité : c’est là le chef-d’œuvre de l’administration monarchique, c’est là l’œuvre des Capétiens.

L’Église et la Couronne améliorent le sort du peuple
Sur les débris des institutions romaines s’était élevée la féodalité, c’est-à-dire le gouvernement seigneurial. Dans le château se tient le maître et le juge, le seigneur du lieu, l’unique souverain. À lui la plaine avec ses colons cultivateurs, la cité avec ses artisans. Tout ce monde lui paie des redevances, a envers lui des obligations strictes, déterminées.

Enchaîné en quelque sorte au champ qu’il féconde de ses sueurs, le colon devient rapidement une manière d’esclave ; c’est le serf du Moyen Age. Son esclavage est légal, la Loi le consacre, et son travail est forcé. « Les serfs, dit Beaumanoir, sont sujets à leur seigneur, qui leur peut prendre ce qu’ils ont, morts ou vifs, les emprisonner quand il lui plaît, soit à tort, soit à droit, et il n’en est responsable fors qu’à Dieu. Et si le serf meurt, il n’a d’héritiers que son seigneur, et les enfants du serf n’ont rien ! »

À cet homme il est interdit non seulement de quitter la seigneurie, mais de se marier ailleurs, car le seigneur est son héritier. À qui donc ces malheureux, attachés à la glèbe et ne pouvant disposer de leurs économies seront-ils redevables de leur affranchissement ? À deux puissances plus fortes que le monde féodal qu’elles dominaient : l’Église et à la Couronne.

Louis VI le Gros accordant aux États et aux citoyens privilèges et libertés. Chromolithographie de 1890 extraite d'une série sur l'Histoire de France

Louis VI le Gros accordant aux États et aux citoyens privilèges et libertés.
Chromolithographie de 1890 extraite d’une série sur l’Histoire de France

Après l’affermissement de la monarchie capétienne avec Louis VI le Gros (1108-1137), l’Église intervient dans les rapports entre seigneurs et serfs. Un pape, un fils d’esclave, Adrien IV (1154-1159), déclare inique la prétention émise par le noble d’empêcher son serf de se marier où il lui plaît. Puis vient un autre pape, né aussi de parents pauvres, Alexandre III (1159-1181), qui reprend pour son compte les idées de son prédécesseur, et le sort des serfs s ’adoucit. Désormais le serf prendra femme où il lui plaît et comme il veut : le seigneur n’y peut mettre obstacle et aura droit seulement à une indemnité. Tel est l’état du serf main-mortable au moment où les descendants de Louis le Gros travaillent, de leur côté, à la destruction de la féodalité.

Pendant que l’Église assure ainsi aux serfs l’exercice de certains droits personnels et s’efforce d’élever graduellement leur condition infortunée, la royauté, qui a besoin du peuple pour abattre le gouvernement seigneurial, brise l’un après l’autre tous les liens du servage. Tantôt elle protège et tantôt elle tolère l’insurrection des communes, donne ou vend des chartes d’affranchissement.

Le mouvement des croisades seconde ces efforts, la condition du serf s’améliore, et avec l’apparition du bourgeois des villes, coïncide celle du vilain ; du vilain qui, dans les campagnes, prend la place du serf. Plus de main-mortables : le vilain, qu’on l’appelle franc-homme ou, comme en Normandie, vavassor, jouit de l’entière disposition de ses biens ; il est libre de se marier où il veut. Le seigneur est toujours son juge, possesseur du fief, et maître du vilain ; mais déjà l’habitant des campagnes a la liberté personnelle ; il peut se marier, hériter, tester, vendre ou acheter à son gré : il est ce que l’on appelle un « tenancier libre, cottier ou coutumier. » Au bourgeois comme au vilain les mêmes lois sont applicables.

Le pape Alexandre III, en présence du roi Louis VII et de la reine de France, pose la première pierre de Notre-Dame de Paris en 1163. Chromolithographie de 1890 extraite d'une série sur l'Histoire de France

Le pape Alexandre III, en présence du roi Louis VII et de la reine de France,
pose la première pierre de Notre-Dame de Paris en 1163.
Chromolithographie de 1890 extraite d’une série sur l’Histoire de France

La royauté entrave et ruine le gouvernement seigneurial
Mais de quelle manière la royauté a-t-elle favorisé et, pour ainsi dire, obtenu ces résultats ? Très simplement : en entravant d’abord le gouvernement du seigneur, et ensuite en se substituant à lui. De toute manière et chaque jour les Capétiens attaquent les nobles en intervenant dans le régime des seigneuries, soit pour en modifier les conditions d’existence, soit pour confisquer les fiels.

Au cours de cette lutte d’intérêts, la situation du peuple s’améliore : on pose des limites à l’autorité de ses maîtres, on tient ses maîtres en tutelle, et à cet homme, serf autrefois, esclave courbé vers la terre, on reconnaît des droits certains, indiscutables ; de lui on fait comme de son seigneur un sujet du roi.

Cette politique unitaire des Capétiens, qui s’appuie sur le peuple et sur l’Église, s’immisce partout, et sans relâche poursuit la destruction de la féodalité ; elle fait servir deux choses à ses desseins : le mouvement communal et l’administration de la justice.

Les communes et la royauté
Si l’on veut savoir quelle indignation provoqua parmi la noblesse le mouvement communal, il faut se rappeler les paroles de Guibert de Nogent : « Commune, dit-il, est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne paient plus qu’une fois l’an à leur seigneur la rente qu’ils lui doivent. S’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée, et quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont parfaitement exempts ! »

Philippe Auguste. Gravure de Jacques-Étienne Pannier (1802–1869) d'après la peinture de Louis-Félix Amiel (1802–1864), parue dans Galeries historiques de Versailles de Ch. Gavard (1845)

Philippe Auguste. Gravure de Jacques-Étienne Pannier (1802–1869)
d’après la peinture de Louis-Félix Amiel (1802–1864), parue dans
Galeries historiques de Versailles de Ch. Gavard (1845)

Les derniers Capétiens trouvèrent sans doute que l’émancipation du peuple s’accomplissait trop lentement ; ils osèrent bien accélérer le mouvement. Qu’imagine Philippe le Bel ? Afin d’enlever à ses seigneurs un grand nombre de sujets, il déclare (ordonnance royale de 1287) « qu’il suffira désormais aux bourgeois d’une ville, pour se soustraire à l’autorité de leurs nobles, de s’avouer bourgeois du roi. » Aussi se plaignent les seigneurs, qui s’en vont disant que le roi leur fait tort, et leur enlève une partie de leur « gent », c’est-à-dire de leur patrimoine.

Affranchissement des serfs ou hommes de corps
Un grand nombre de chartes d’affranchissement avaient été accordées à d’humbles paroisses comptant à peine quelques centaines de feux. Soit par politique, soit tout autre motif, la Couronne ne se borna plus à décerner aux villes ce genre de privilèges. Elle s’appliqua ouvertement à la destruction du servage.

Le signal est donné par Louis VII — successeur de Louis VI — qui, en 1187, affranchit tous les serfs d’Orléans et des environs à cinq lieues à la ronde. Avec l’époque des croisades, les idées de justice et d’humanité ont fait des progrès : le royal exemple donné par Louis VII rencontre des imitateurs. C’est, en 1197, le comte de Clermont, qui affranchit les serfs de Creil ; en 1222, le roi Philippe Auguste, qui donne la liberté à ceux de Beaumont-sur-Oise et de Chambly ; en 1223, la comtesse de Nevers qui prononce l’affranchissement des habitants d’Auxerre.

Blanche de Castille. Illustration extraite de Portraits des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés en couleurs. Dédié au Roi, par Antoine Sergent (1786)

Blanche de Castille. Illustration extraite de Portraits des grands hommes,
femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés
en couleurs. Dédié au Roi
, par Antoine Sergent (1786)

En 1250, la mère de Louis IX, Blanche de Castille, châtelaine de Pierrefonds, déclare libres plus d’un millier de serfs de son domaine. Les seigneurs ecclésiastiques suivent cet exemple : l’abbé de Saint-Germain affranchit Saint-Germain, Anthony, Verrières, Villeneuve-Saint-Georges, Valenton, Crosne, Thiais, Choisy, Grignon et Paray. Le chapitre de Notre-Dame émancipe à son tour les hommes de Chevilly et de Lhay, puis ceux d’Orly, et enfin ceux de Vitry. Un peu plus tard Alphonse, comte de Toulouse et frère de Louis IX, donne par testament la liberté à ses serfs du Languedoc ; ils deviennent vilains, ne paient plus qu’un cens annuel.

Le rusé Philippe le Bel (1285-1314), qui tient à éteindre les anciennes inimitiés que le midi porte au nord, abolit également la servitude sur toutes terres royales en Languedoc (actes de 1298 et 1304). Ainsi, dès le XIIIe siècle, le servage va disparaître ; quelques années encore et l’on ne s’inquiétera plus de l’homme de corps ou plutôt l’homme de corps n’existera plus que de nom, car par toute la France sa situation sera celle du bourgeois.

Lorsque Philippe le Bel fut descendu dans la tombe, l’irritation de la noblesse se manifesta contre son successeur, Louis X le Hutin (1314-1316). Le nouveau roi calme ses seigneurs, les désarme en leur reconnaissant une multitude de droits que son père leur avait déniés. Mais cette manière d’agir ne marque même pas une interruption dans la politique des Capétiens.

Philippe le Bel. Illustration extraite de Portraits des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés en couleurs. Dédié au Roi, par Antoine Sergent (1786)

Philippe le Bel. Illustration extraite de Portraits des grands hommes,
femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés
en couleurs. Dédié au Roi
, par Antoine Sergent (1786)

Pour regagner d’un côté la popularité qu’il perd de l’autre, Louis le Hutin promulgue une ordonnance restée célèbre. Il affranchissait en masse les hommes de corps, moyennant paiement d’une certaine somme. Mesure fiscale, dira-t-on, et dont un petit nombre de serfs profitèrent. Cela est possible ; mais si l’effet de cette ordonnance ne fut pas immédiat, le résultat moral n’en était pas moins considérable. Le pouvoir seigneurial demeura gravement atteint. Le serf non affranchi ne se révolte pas, mais il s’enfuit. Il s’enfuit et l’on voit les barons, désolés de cet état de choses, donner la liberté à leurs hommes de corps en motivant les actes d’affranchissement « sur ce que les baronnies deviennent désertes, où la servitude existe encore... »

Établissement d’un système administratif et judiciaire
Un coup non moins terrible porté aux seigneuries fut l’établissement d’un système administratif et judiciaire dépendant de la Couronne. Comme rois, les Capétiens se font les défenseurs de l’ordre, veulent réformer les mœurs, abolir les guerres privées, prendre enfin toutes mesures utiles au bien du royaume. C’était la conséquence nécessaire de leur agrandissement territorial.

Ayant centralisé en leur personne la souveraineté, ils prétendent établir par le royaume une administration dont ils seront le centre et qui mettra l’universalité des sujets dans leur dépendance. Un tel dessein ne se réalise point en un jour, et les Capétiens n’établissent point tout d’une pièce leur système administratif. Longtemps encore le seigneur sera le juge de ses vassaux, mais déjà il ne l’est plus de la même manière qu’autrefois.

En effet, la royauté promulgue des ordonnances que le moindre châtelain, s’il est fidèle à son devoir, fera respecter sur ses domaines ; la royauté rend les arrêts de son parlement exécutoires dans le royaume entier ; enfin elle force les seigneurs à prendre pour juges, dans leurs fiefs, des hommes instruits, des légistes. Saint Louis envoie dans les campagnes ses baillis, qui y font la police, assurent la sécurité des routes, s’opposent aux hostilités privées ; car le seigneur roi a défendu les guerres de château à château, les incendies et tous désordres apportant du trouble aux charrues (guerras, incendia et carrucarum perturbationes).

Saint Louis rendant la justice. Chromolithographie de 1890 extraite d'une série sur l'Histoire de France

Saint Louis rendant la justice. Chromolithographie de 1890
extraite d’une série sur l’Histoire de France

Dans les villes, la Couronne place ses prévôts ; à la tête des provinces, ses sénéchaux. Et si les villes ont des chartes communales, nomment leurs magistrats municipaux, le seigneur-roi intervient encore : il se réserve le droit de nommer les maires et détruit l’indépendance des communes. Enfin, placé au sommet de l’administration et des seigneurs se tient le roi, qu’assiste son parlement. De la justice du seigneur aussi bien que de celle des baillis et prévôts, le justiciable peut faire appel ; car le roi et non plus le seigneur jouit de la plénitude des droits souverains.

Ainsi les Capétiens nivellent, transforment, civilisent le territoire français, et, malgré les difficultés que leur oppose la noblesse, ils poursuivent d’une façon continue leur marche en avant. Toujours patiente et infatigable, la royauté ira jusqu’à l’entier accomplissement de ses desseins, l’égale soumission de tous les sujets sous un monarque.

À l’avènement des Valois, la couronne est encore loin du but. Mais le gouvernement seigneurial est ébranlé : saint Louis, profitant de la confiance et du respect qu’inspire sa personne, a largement étendu les prérogatives de la Couronne : les justices, c’est-à-dire les tribunaux, sont dans les mains de ses baillis, prévôts et sénéchaux, ce qui revient à dire que le seigneur n’exerce plus partout ses droits. Qui profite de ces réformes : la royauté ? Non, mais l’universalité du peuple français, de ce peuple qui est le premier intéressé à la destruction de l’aristocratie féodale et, par conséquent, aux progrès de la monarchie.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE