LA FRANCE PITTORESQUE
Royal sirop de pommes :
curieuse panacée du XVIIe siècle
(D’après « Hier, aujourd’hui, demain : gazette historique
et anecdotique bi-mensuelle », paru en 1923)
Publié le lundi 10 janvier 2022, par Redaction
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Philosophe, distillateur et confiseur, Gabriel Droyn fut un médecin de la fin du XVIe siècle sur la vie duquel nous ne possédons aucun détail, sinon qu’en 1615 il publia Le royal syrop de pommes, antidote des passions mélancholiques, proposant sept recettes curatives aptes à extraire l’ennui du coeur humain, ainsi que des observations sur les sucres et les types de pommes
 

Si l’on en juge par l’érudition qu’il y a déployée pour combattre les préjugés de son époque, critiquer les ridicules de son temps, si l’on considère que ce livre renferme, sous son titre bizarre, de la philosophie profonde, de la théologie, de la morale, de la médecine, de la chimie, des pratiques culinaires et tout ce qu’un esprit ingénieux, cultivé, railleur et sceptique peut entasser en deux cents pages, on en conclura aisément que ce volume est le fruit des réflexions et de l’expérience de toute une vie, et qu’il y a mis le meilleur de lui-même.

Le royal syrop de pommes est une sorte de Pantagruel ou un Moyen de parvenir, moins le comique dévergondé et les irrévérences de langage. Cette petite rareté bibliographique, que les amateurs se disputent à prix d’or, parut en seize cent quinze à Paris, chez Jean Moreau, rue Saint-Jacques, à la Croix-Blanche. Il est probable que les contemporains de Gabriel Droyn accueillirent cette publication avec la plus profonde indifférence, car aucun auteur du XVIIe siècle n’a mentionné le titre de l’ouvrage ni le nom du médecin philosophe et confiseur.

Le royal syrop de pommes, par Gabriel Droyn

Le royal syrop de pommes, par Gabriel Droyn

Au début, dans une sorte de préface intitulée « le project de cest œuvre », Droyn nous fait savoir qu’il a dessein d’apprendre au lecteur lui-même : « Comment I’ennuy d’un cœur se peut oster. » La mélancolie guette tous les hommes et, d’après lui, c’est le sort fatal qui attend le lecteur. « Autant que tu en viennes là, dit-il charitablement, prends, je t’en prie, de mon syrop. C’est le vray élixir de sagesse, c’est le nepenthe, c’est la panacée. »

Et là-dessus il nous enseigne qu’il existe sept sortes de « syrop de pommes ». Le premier est dédié aux sages mondains, le second aux scientifiques — et notamment aux horoscopeurs, aux songe-creux, aux philosophes métalliques ou encore aux spagyriques —, le troisième aux « qualifiez » — et notamment aux illustres, aux magnifiques, aux braves —, le quatrième est pour les curieux — et notamment aux universels et aux antiquailleurs — , le cinquième pour les alexandrins — et notamment aux splendides et aux délicieux —, le sixième pour les « nay-coiffez », le septième pour les « appellans » — catégorie comprenant entre autres les bigueurs et les rieurs. Ces « syrops » se préparent avec des substances particulières et une distillation spéciale.

Voici, par exemple, comment se compose le premier sirop, dédié aux sages mondains : « Prenez dix livres de suc de pommes, moitié des douces, et moitié des aigres, que vous ferez bouillir à petit feu, jusques à ce qu’il n’en reste que cinq livres, alors vous mettrez infuser dedans ce suc un peu de soye cramoisie ; le tout ayant demeuré deux jours en la cave et estant bien rassis, purifié et clair, il sera temps de le faire cuire à perfection en syrop, avec trois livres de succre. »

Voulez-vous connaître la façon de sirop de pommes dédié aux scientifiques ? La voilà en deux mots : « Si tu veux un sirop de moindre appareil que le premier, et néantmoins de singulière vertu, faut prendre une livre de suc de pommes aigres, et demie livre de verjus de grain, avec deux livres de julep alexandrin, et mesler le tout. »

L’auteur s’excuse de l’acidité d’un tel breuvage : « Voici bien, dit-il, des aigreurs meslées ensemble pour tempérer l’ardeur des scientifiques. Mais ce sont des aigreurs telles que nature les produict, non des aigreurs de vinaigre faictes par la corruption de la chaleur naturelle du cru. »

Mais pour les « nay-coiffez » le sirop est bien autrement compliqué. Pauvres nés coiffés, à quelle médecine abominable, maître Droyn, les condamnez-vous impitoyablement ! « Prenez ceterach, germandrée, de chascun deux plaines mains, polypode deux onces, passules une once, fleurs de buglosses, de bourrache. de fumeterre, de passevelours ; de chascun deux poignées ; senné de Levant deux onces, épithyme une once, anis une once et demie, ellebore blanc demie once, cour odorant deux drachmes, safran une drachme.

Fruits animés. Auberge de la Belle Pomme. Lithographie du XXe siècle

Fruits animés — Auberge de la Belle Pomme. Lithographie du XXe siècle

« Faut faire bouillir le tout ensemble fors l’épithyme, en trois livres d’eau, qui seront réduictes en une, puis après l’avoir coulé, on adjoustera des sucs d’aigrimoine et de fumeterre, de chascun trois onces, suc de pommes douces une livre. Enfin on mettra l’épithyme. Ainsi avec sufisante quantité de succre : le tout sera cuict à la perfection de syrop. »

Cette mixture épouvantable devait rappeler quelque peu le « baume de Fierabras » préparé par don Quichotte ; mais Gabriel Droyn avait une entière confiance dans son efficacité : « Ce n’est pas de merveilles, dit-il, si cette composition est singulière contre la passion mélancholique, puisqu’elle reçoit tant de simples, propres à cest effet. »

Que de choses intéressantes et curieuses pour le distillateur ce petit ouvrage ne contient-il pas ? Il nous énumère d’abord, en botaniste qui s’y entend, les diverses sortes de pommes : « Tu peux tirer le suc, dit-il, des pommes de carpendu, de carville, de resuette et de roseau » qui sont « moyennement douces ». Quant au sucre, nécessaire également au sirop, il s’étend avec complaisance en détails caractéristiques sur cet ingrédient.

« Je viens au succre, dit-il, qui donne le compliment, et la dernière perfection au suc de pommes, après qu’il est clarifié. Le succre doncques est ce que Pline appelle saccharon. Vray est que, pour le présent, il s’appelle iaggara des Indiens. Nous avons deux espèces, l’une vient des cannes et roseaux et l’autre des herbes, si l’on ne veut compter pour succre le laict caillé d’un arbre nommé haoscer, qui sort des feuilles d’iceluy en forme de gomme chaude et amère ; mais le vray succre vient des cannes ou roseaux et ce en deux façons : premièrement le succre sort de soy mesme naturellement des cannes et roseaux, de mesme que les larmes sortent de quelques arbres. Or le succre qui sort des cannes sans artifice et sans expression est celuy mesme de Dioscoride et d’Avicenne. »

Gabriel Droyn semble attacher beaucoup de prix à ce sucre obtenu sans artifice, aux temps heureux où l’on « attendoit gratieusement ce qui sortait de la canne ». Mais il fallut bientôt trouver un procédé donnant un rendement plus grand :

« Je dis doncques que le succre des anciens est la moelle des cannes sucrines, qui sort par les fentes, et s’endurcist au soleil ; c’est le succre nommé d’Avicenne tabarzet. Le nostre se fait par artifice des mesmes cannes concassées, que l’on fait bouillir. Voilà comment le sacchar des anciens estoit de mesme matière que le nostre ; vray est que la forme et préparation en est diverse. »

Cueillette des pommes. Chromolithographie du début du XXe siècle

Cueillette des pommes. Chromolithographie du début du XXe siècle

Il signale en outre une autre espèce de sucre dont il n’est pas aisé de déterminer la nature ; il s’obtient d’une herbe appelée alusar, et, par d’autres, tigala : « Ceste herbe est rongée par un vers, et d’icelle s’enlève des gouttes qui s’endurcissent en forme de grêle ; mais ce succre n’a pas grande douceur, et ne cause point d’altération. »

Un des plus curieux chapitres du Royal syrop de pommes est celui où il est traité des « délicieux », c’est-à-dire des hommes qui savourent les délices de ce monde. À ceux-là, un bon sirop de pommes, d’une composition spéciale, leur permet d’éviter les inconvénients d’une bonne chère trop excessive ; et chacun peut ainsi « accomplir ses désirs, desgaier librement ses appétits, et jouir à souhaict de tous ses plaisirs ». Ce sirop est composé de buglose, sthocras, jonc odorant et autres drogues puissantes. Aussi Droyn s’empresse-t-il de nous dire : « J’ai fait sortir de l’arsenal de mes remedes les doubles canons, les pièces de campagne et de batterie, et les orgues pour attaquer vivement la rébellion des humeurs mélancholiques. »

Aussi quelle table friande peut-on s’offrir après un pareil purgatif : « Crestes et genitoires de poulets, dit notre bon médecin, saucisse de Boulongne, jambon de Mayence, la langue et les œufs de Pan. Le Pan rosty à la saulce espaignole garrouchaon Les saulces de jus de cerises de lauriers. Et pour les plus délicats, la gelée, le consommé, le pressiz, le blanc manger, le restaurant, la paste réale, les confitures, les gelées de fruicts, les escorces confites.

« Mais, pour les bons compagnons, changement de mets : choux cabus farcis, choux verts au fromage gras, choux de Milan, cresson, asperges nouvelles et, sur la fin, gasteaux fueilletez, tartres, popelins, eschaudez à l’hippocras, brides à veaux, gobets, cachemuseaux, les merveilles, les crespes. Pour les uns et pour les aultres, bons vins délicieux de Beaulne, d’Orléans, de Tournon, de Grave en Bourdelois, de Rys en Bourbonnois, d’Ay, de Bauteperdrix, Beaucaire, d’Arbois, le muscat, l’hippocras, la malvoisie. »

Voici d’excellente médecine, et il semble que ce soit là, en partie, le régime qu’affecta de suivre Louis XIV : violentes galimafrées, suivies de purgations non moins violentes (et ce système de diététique, tout exécrable qu’il puisse paraître, l’a cependant conduit au règne le plus long de l’Histoire de France).

Et Gabriel Droyn de conclure : « Platon en sa république veut que ses citoyens passé quarante ans fréquentent les festins librement, et passent leur temps avec le père Denis (Bacchus) ; cela leur sert, comme l’on dict, d’une fontaine de jouvance pour les faire rajeunir. »

Ce charitable médecin, si bien renseigné pour son époque sur les usages et la provenance de toute chose, devait être un bien joyeux vivant ; et il serait intéressant de savoir si, au moyen de son régime et de son sirop de pommes, il a su atteindre la verte vieillesse.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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