LA FRANCE PITTORESQUE
5 janvier 1665 : parution du
1er numéro du Journal des Savants,
plus ancien journal littéraire d’Europe
(D’après « Table méthodique et analytique des articles du
Journal des Savants depuis sa réorganisation
en 1816 jusqu’en 1858 inclusivement, précédée d’une
notice historique sur ce journal depuis sa fondation
jusqu’à nos jours » (par Hippolyte Cocheris), paru en 1860)
Publié le vendredi 5 janvier 2024, par Redaction
Imprimer cet article
Soutenu par Colbert et fondé par le magistrat Denis de Sallo, le Journal des Savants, traitant notamment des sciences, de la littérature, de l’histoire et de la religion, se propose « de faire sçavoir ce qui se passe de nouveau dans la République des Lettres », mais s’attire rapidement les foudres d’écrivains par les libertés que s’autorisent ses rédacteurs dans leurs comptes-rendus et est suspendu quelques mois plus tard...
 

L’heureuse idée de publier un journal hebdomadaire, pour « faire sçavoir ce qui se passe de nouveau dans la République des Lettres », fut conçue vers 1663, par l’historien, académicien et historiographe Eudes de Mézeray (1610-1683). Ce journal, qui devait porter le titre de Journal littéraire général, n’a jamais paru ; mais on connaît les intentions du fondateur par un projet de privilège du roi, dont le texte est donné par Sainte-Beuve dans sa notice sur Mézeray (Causeries du Lundi) :

« Louis, etc.

« Le sieur de Mézeray, notre historiographe, nous a très humblement représenté que l’une des principales fonctions de l’Histoire à laquelle il travaille depuis vingt-cinq ans, c’est de marquer les nouvelles découvertes et lumières qui se trouvent dans les sciences et dans les arts, dont la connaissance n’est pas moins utile aux hommes que celle des actions de guerre et de politique ; mais que cette partie ne se pouvait pas insérer dans le gros de son ouvrage sans faire une confusion ennuyeuse et un mélange embarrassé et désagréable, et qu’ainsi, sa principale intention étant, comme elle a toujours été, de servir et profiter au public, et lui fournir un entretien aussi fructueux et aussi honnête que divertissant et agréable, il aurait pensé de recueillir ces choses à part, et d’en donner une relation toutes les semaines, sous le titre de J. L. G (Journal littéraire général), ce qu’il ne saurait faire s’il n’a sur ce nos lettres, qui lui en permettent l’impression.

« À ces causes, considérant que les sciences et les arts n’illustrent pas moins un grand État que les armes, et que la nation française excelle autant en esprit comme en courage et en valeur ; d’ailleurs, désirant favoriser le suppliant, et lui donner le moyen de soutenir les grandes dépenses qu’il est obligé de faire incessamment dans l’exécution d’un si louable dessein, tant pour payement de plusieurs personnes qu’il est obligé d’y employer, que pour l’entretien des correspondances avec toutes les personnes de savoir et de mérite en divers et lointains pays, nous lui avons permis de recueillir et amasser, de toutes parts et endroits qu’il advisera bon être, les nouvelles lumières, connaissances et inventions qui paraîtront dans la physique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine, anatomie et chirurgie, pharmacie et chimie ; dans la peinture, l’architecture, la navigation, l’agriculture, la texture, la teinture, la fabrique de toutes choses nécessaires à la vie et à l’usage des hommes, et généralement dans toutes les sciences et dans tous les arts, tant libéraux que mécaniques ; comme aussi de rechercher, indiquer et donner toutes les nouvelles pièces, monuments, titres, actes, sceaux, médailles, qu’il pourra découvrir, servant à l’illustration de l’histoire, à l’avancement des sciences et à la connaissance de la vérité ; toutes lesquelles choses, sous le titre susdit, nous lui permettons d’imprimer, faire imprimer, vendre et débiter, soit toutes les semaines, soit de quinze en quinze jours, soit tous les mois ou tous les ans, et de ce qui aura été imprimé par parcelles d’en faire des recueils, si bon lui semble, et les donner au public ; comme aussi lui permettons de recueillir de la même sorte, les titres de tous les livres et écrits qui s’imprimeront dans toutes les parties de l’Europe, sans que, néanmoins, il ait la liberté de faire aucun jugement ni réflexion sur ce qui sera de la morale, de la religion ou de la politique, et qui concernera, en quelque sorte que ce puisse être, les intérêts de notre État ou des autres princes chrétiens.

« Défendons à tous autres, etc. »

Page de titre du premier numéro du Journal des Savants publié le 5 janvier 1665

Page de titre du premier numéro du Journal des Savants publié le 5 janvier 1665

En créant le Journal des Savants, le but que désirait atteindre Denis de Sallo (1626-1669), conseiller au parlement de Paris, est à peu près le même que celui de Mézeray, et bien qu’il ait pu soit directement, soit par l’intermédiaire de Colbert, prendre connaissance du projet de l’historien, c’est à lui néanmoins que revient l’honneur de cette « invention. » C’est donc en 1664 que Denis de Sallo, conseiller au Parlement de Paris, obtint un privilège qui autorisait la publication du Journal des Savants, « le père de tous les ouvrages de ce genre, dont l’Europe est aujourd’hui remplie, et dans lesquels trop d’abus se sont glissés, comme dans les choses les plus utiles », écrit Voltaire dans le Siècle de Louis XIV.

Voici l’extrait de ce privilège, tel qu’il se trouve en tête du premier numéro de l’année 1666 :

« Par la grâce et privilège du roy, il est permis à N., de faire imprimer, vendre et distribuer, par tel libraire qu’il luy plaira de choisir, le Journal des Scavans ; et défenses sont faites à tous imprimeurs, libraires, et autres de ce royaume, de vendre, imprimer, ny faire imprimer, contrefaire ny altérer, ou extraire aucune chose dudit journal. Et ce, pendant l’espace et le terme de vingt années, à peine aux contrevenans, de 3 000 livres d’amende, confiscation des livres contrefaits, et de tous despens, dommages et intérests. Ainsi qu’il est plus au long contenu esdites lettres dudit privilège.

« Donné à Fontainebleau, le huitiesme aoust 1664. Signé, par le Roy en son Conseil. Pecquot.

« Et ledit privilège a esté cédé à Jean Cusson, marchand libraire, pour en jouyr durant ledit temps.

« Le tout registré sur le livre de la communauté, suivant l’arrest du Parlement, du 8 avril 1653. À Paris, le 30 décembre 1664. Signé : E. Martin. »

Le premier numéro du Journal des Savants parut le lundi 5 janvier 1665. Il avait pour titre :

JOURNAL
DES
SCAVANS
du lundy V janvier M DC LXV
Par le sieur de Hédouville

Hédouville était un pseudonyme sous lequel la modestie de Denis de Sallo aimait à s’abriter. Il réussit d’autant mieux que, non content d’emprunter le nom du personnage, il lui fit jouer une partie de son rôle. En effet, dans le second numéro du journal, on lisait l’annonce suivante : « Ceux qui auront advis à donner pour la perfection de ce journal, pourront s’adresser à M. Roussel de Hédouville, demeurant rue de Montorgueil, à l’enseigne du Cheval-Blanc. »

Quel était ce Roussel de Hédouville ? Était-ce, comme le crut Guy Patin, « un nom en l’air, lequel cache un cadet de Normandie, qui par conséquent n’a guère d’argent », ou bien simplement son valet de chambre, comme l’affirment certains auteurs ? Ce dernier avis paraît être le plus vraisemblable ; et même tout porte à croire que ce valet de chambre était celui qu’Adrien de Valois nous représente aimant la lecture et la méditation, aussi fort latiniste qu’habile jurisconsulte (voir l’épître dédicatoire d’un ouvrage d’Adrien de Valois intitulé De Basilicis).

Quoi qu’il en soit, ce Scapin, unique en son genre, ne fut point longtemps rival de son maître, car soit que les curieux fussent plus nombreux, soit que le rôle devînt trop difficile à jouer, Denis de Sallo, tout en conservant le nom de son valet pour garder l’incognito, fit paraître la note ci-jointe, dans le numéro du 2 mars : « Le sieur de Hédouville a changé de demeure ; c’est pourquoy ceux qui auront quelques advis à donner, n’auront qu’à s’addresser à l’imprimeur de ce journal. »

Denis de Sallo fait précéder le premier numéro d’un avertissement dans lequel il indique sommairement le but qu’il désire atteindre, et énumère les services que son journal est appelé à rendre. Voici cette épître familière qu’il fait adresser au lecteur par l’imprimeur :

« Le dessein de ce journal estant de faire sçavoir ce qui se passe de nouveau dans la République des Lettres, il sera composé :

« Premièrement, d’un catalogue exact des principaux livres qui s’imprimeront dans l’Europe ; et on ne se contentera pas de donner les simples titres, comme ont fait jusques à présent la pluspart des bibliographes, mais de plus on dira de quoy ils traitent et à quoy ils peuvent estre utiles.

« Secondement, quand il viendra à mourir quelque personne célèbre par sa doctrine et par ses ouvrages, on en fera l’éloge, et on donnera un catalogue de ce qu’il aura mis au jour, avec les principales circonstances de sa vie.

« En troisiesme lieu, on fera sçavoir les expériences de physique et de chymie qui peuvent servir à expliquer les effets de la nature ; les nouvelles descouvertes qui se font dans les arts et dans les sciences, comme les machines et les inventions utiles ou curieuses que peuvent fournir les mathématiques : les observations du ciel, celles des météores, et ce que l’anatomie pourra trouver de nouveau dans les animaux.

« En quatriesme lieu, les principales décisions des tribunaux séculiers et ecclésiastiques, les censures de Sorbonne et des autres universitez, tant de ce royaume que des pays estrangers.

« Enfin, on taschera de faire en sorte qu’il ne se passe rien dans l’Europe, digne de la curiosité des gens de lettres, qu’on ne puisse apprendre par ce journal.

« Le seul dénombrement des choses qui le composeront pourroit suffire pour en faire connoistre l’utilité. Mais j’adjousteray qu’il sera très advantageux à ceux qui entreprendront quelque ouvrage considérable, puisqu’ils pourront s’en servir pour publier leur dessein, et inviter tout le monde à leur communiquer les manuscripts et les pièces fugitives qui pourront contribuer à la perfection des choses qu’ils auront entreprises.

« De plus, ceux qui n’aimeront pas la qualité d’autheurs, et qui cependant auront fait quelques observations qui mériteront d’estre communiquées au public, le pourront faire, en m’en envoyant un Mémoire, que je ne manqueray pas d’insérer dans le journal.

« Je crois qu’il y a peu de personnes qui ne voient que ce journal sera utile à ceux qui acheptent des livres, puisqu’ils ne le feront point sans les connoistre auparavant ; et qu’il ne sera pas inutile à ceux mesme qui ne peuvent faire beaucoup de despense en livres, puisque sans les achepter ils ne laisseront pas d’en avoir une connoissance générale.

« Ceux qui ont entrepris ce journal, ont longtemps douté s’ils devoient le donner tous les ans, tous les mois ou toutes les semaines. Mais enfin, ils ont cru qu’il devoit paroistre chaque semaine, parce que les choses vieilliroient trop si on différoit d’en parler pendant l’espace d’un an ou d’un mois. Outre que plusieurs personnes de qualité ont tesmoigné que ce journal venant de temps en temps, leur seroit agréable, et leur serviroit de divertissement ; qu’au contraire, ils seroient fatiguez de la lecture d’un volume entier de ces sortes de choses, qui auroient perdu la grâce de la nouveauté.

« Personne ne doit trouver estrange de voir icy des opinions différentes des siennes, touchant les sciences ; puisqu’on fait profession de rapporter les sentiments des autres sans les garantir, aussi bien que sans nul dessein de les attaquer. Pour ce qui est du stile, comme plusieurs personnes contribuent à ce journal, il est impossible qu’il soit fort uniforme. Mais parce que cette inesgalité, qui vient tant de la diversité des sujets que des génies de ceux qui les traitent, pourroit estre désagréable, on a prié le sieur de Hedouville de prendre le soin d’ajuster les matériaux qui viennent de différentes mains, en sorte qu’ils puissent avoir quelque proportion et quelque régularité. Ainsi, sans rien changer au jugement d’un chacun, il se donnera seulement la liberté de changer quelquefois l’expression, et il n’espousera aucun party. Cette indifférence sans doute sera jugée nécessaire dans un ouvrage qui ne doit pas estre moins libre de toute sorte de préjugez, qu’exempt de passion et de partialité.

« Au reste, en attendant que l’année ait fourny des nouveautez suffisantes pour vous entretenir, j’espère, mon cher Lecteur, que vous souffrirez volontiers qu’on vous parle des principales choses qui se sont faites pendant la dernière année, et qui sont encore, au commencement de celle-cy, le sujet le plus ordinaire des entretiens des Sçavans. »

On voit par cette préface que Denis de Sallo avait longuement médité son projet, qu’il connaissait les besoins du lecteur, et qu’il savait multiplier les moyens de le satisfaire. Mais la théorie ne reçoit pas toujours la sanction de l’expérience, et, dans un programme, on fait en général beaucoup plus de promesses qu’on ne peut en tenir : c’est ce qui arriva. Néanmoins, lorsqu’on réfléchit aux difficultés à vaincre, aux embarras inhérents à une entreprise si neuve et si singulière, on ne doit être étonné que d’une chose, c’est du degré de perfection auquel ce journal parvient du premier coup, tant par l’exactitude avec laquelle les numéros sont publiés, que par le nombre relativement assez considérable de livres dont il est rendu compte.

Portraits d'académiciens. De gauche à droite, et de haut en bas : Jean Gallois, Edme Mongin, Amable de Bourzeis, François Roger et Jean-Ignace de La Ville. Gravure parue dans le Musée des familles (1855)

Portraits d’académiciens parmi lesquels Gallois et de Bourzeis participèrent dès l’origine au
Journal des Savants. De gauche à droite, et de haut en bas : Jean Gallois, Edme Mongin,
Amable de Bourzeis, François Roger et Jean-Ignace de La Ville.
Gravure parue dans le Musée des familles (1855)

Il serait même difficile d’expliquer ce phénomène littéraire si on ne connaissait l’activité infatigable de l’éditeur et le soin qu’il avait eu dès son enfance de prendre des notes, et d’extraire des livres les passages les plus saillants. De toutes ces notes, habilement choisies et très bien classées, il avait formé un recueil qu’il appelait son pot-pourri, et qui lui était fort utile pour la composition de ses articles.

« J’ai vu et examiné à loisir, dit Camusat, neuf volumes in-folio fort épais où l’on trouve sur chaque matière des Mémoires presque rédigés, et qu’il serait bien facile de mettre en ordre. Il y a sept volumes sur l’histoire et deux autres de mélanges. Je ne doute point que ce ne soit là son pot-pourri. Les matières y sont rangées selon les lettres de l’alphabet. Chaque volume contient au moins deux mille pages de grand papier, et l’on y voit avec étonnement des extraits de toutes sortes de livres grecs, latins, italiens, français, espagnols et allemands. Je n’avance rien de trop en disant qu’il y a plusieurs sujets importants que l’on pourrait traiter à fond avec le seul secours des recueils de M. de Sallo. » (Histoire critique des Journaux, par Camusat, édition de 1735)

Quelque estime que l’on doive ressentir pour le studieux « inventeur du Journal des Savans », il faut cependant reconnaître qu’il n’est pas seul à supporter le fardeau de la rédaction. Il a pour collaborateurs le théologien et hommes de lettres Amable de Bourzeys (1606-1672), le poète et écrivain Marin Le Roy de Gomberville (1600-1674), l’érudit et homme d’Église Jean Gallois (1632-1707) et le poète et académicien Jean Chapelain (1595-1674). Des femmes illustres lui envoient même des articles.

À l’époque où le Journal des Savants commença à paraître, le monde littéraire n’était pas encore habitué à attendre chaque matin le journal, pour asseoir son jugement sur un livre nouveau, et le genus irritabile vatum semblait peu disposé à se courber devant le nouveau despote dont il pressentait la puissance. Les critiques eux-mêmes détestaient les jugements qu’on portait sur leurs œuvres. On connaît les vers de Boileau aux journalistes de Trévoux, qui s’étaient permis de lui soumettre quelques observations :

Apprenez ce mot de Régnier,
Notre célèbre devancier :
Corsaires attaquant corsaires,
Ne font pas, dit-il, leurs affaires.

Ce fut précisément un homme d’esprit, et de l’esprit le plus mordant, qui, le premier, se scandalisa de la liberté que prenaient, dans leurs comptes rendus, les rédacteurs du Journal des Savants. Guy Patin, si impitoyable pour les autres, ne put supporter les appréciations que Sallo fit de l’Introduction à l’histoire par les médailles, que Charles Patin, son fils, venait de publier. Il engagea l’auteur à répliquer ; cette réplique ne demeura pas sans réponse de la part de Sallo, et cette réponse aurait été le sujet d’un nouveau factum, si le journal n’avait été ouvertement protégé par Colbert.

« Je ne sais si vous avez reçu certaine espèce de gazette qu’on appelle le Journal des Savans, de laquelle l’auteur s’étant plaint d’un petit article contre mon fils Charles, sur la médaille qui fut ici faite l’an passé pour les Suisses ; il y a répondu. Je vous ai envoyé sa réponse, laquelle est sage et modeste ; ce nouveau gazetier y a répliqué, et y a parlé en ignorant et en extravagant, en quoi il n’eût pas manqué de réponse forte et aigre avec de bonnes raisons, si l’on n’eût prié Carolus de surseoir sa réplique, et menacé d’une lettre de cachet. La vérité est que M. Colbert prend en sa protection les auteurs de ce journal, que l’on attribue à M. de Sallo, conseiller au Parlement, à M. l’abbé de Bourzé, à M. de Gomberville, à M. Chapelain, etc. ; si bien que Carolus est conseillé de différer sa réponse, et même par l’avis de M. le premier président, qui l’a ainsi désiré (on en dit une cause particulière, savoir, qu’il n’est pas bien avec M. Colbert depuis le procès de M. Fouquet).

« Nous verrons ci-après, si ces prétendus censeurs, sine suffragio populi et quiritum, auront le crédit et l’autorité de critiquer ainsi tous ceux qui n’écriront pas à leur goût. Sommes-nous du temps de Juvénal, qui a dit hardiment : Dat veniam corvis, vexat censura columbas. Une chose néanmoins nous console, c’est que nous n’avons point tort, et que les savants et intelligents sont de notre avis. Mais ces Messieurs abusent de leur crédit. La république des lettres est pour nous, mais M. Colbert est contre. Et si mon fils se défend, on dit qu’on l’enverra à la Bastille ; il vaut mieux ne pas écrire. » (Extrait d’une lettre de Guy Patin à Falconetn du 29 mars 1665).

La vanité du célèbre Ménage fut également blessée par Denis de Sallo, qui censura vertement ses Amaenitates juris civilis, et bien que plus contenue que celle de Patin, sa colère n’en fut ni moins visible ni moins durable. Il attendit pour éclater que l’impression de ses Observations sur Malherbe fût achevée, et inséra dans sa préface le passage suivant, à l’adresse de son adversaire :

« J’aurais pu le railler par d’autres railleries, et plus fines et plus ingénieuses ; j’aurais pu faire voir au public que les gazettes de ce nouvel Aristarque, qui vient censurer ici les plus fameux écrivains de notre siècle, lui qui n’a rien écrit, et dont le nom n’a été imprimé que dans la liste de la quatrième des enquêtes, ne sont, pour me servir des termes de M. Sarasin, que des billevesées hebdomadaires, et sa dignité, quelque respect que j’aie pour elle, ne m’en aurait pas empêché : Maledici senatoribus non oportet, remaledici civile fasque est ; mais je tire trop de gloire de ceux qui écrivent contre moi pour écrire contre eux. »

Tanneguy le Fèvre, Grégoire Huret et tous ceux qui avaient de bonnes raisons pour redouter la critique du journal, tentèrent, mais en vain, de nuire à sa réputation toujours croissante. Il fallut une puissance plus absolue, une influence plus redoutable que la leur, pour ébranler cette institution naissante, que dirigeait un honnête homme et que protégeait un grand ministre.

Les rédacteurs avaient publié, dans le numéro du lundi 12 janvier 1665, le décret de la Congrégation de l’Index, en y ajoutant les réflexions suivantes : « La cour de Rome ayant tousjours ses visées, il n’est pas trop seur de s’attacher scrupuleusement à ses censures. C’est pourquoy ce décret ne doit pas empescher qu’on ne fasse tousjours autant d’estime qu’on faisoit, du livre des Libertés de l’église gallicane, composé par feu M. de Marca (...) De mesme on n’aura pas moins bonne opinion de la sincérité de M. Baluze, quoyqu’on l’accuse dans ce décret d’avoir faussement attribué ce livre à M. de Marca ; car il est visible que la Congrégation n’a usé de cette adresse, que parce qu’elle n’a pas osé attaquer directement la mémoire de ce grand archevesque, et qu’elle s’est imaginée qu’il seroit plus facile de descrier son livre, en substituant à sa place une personne d’une dignité moins relevée dans l’Église.

« Semblablement, cette censure n’empeschera pas que le livre de M. de Launoy n’ait tousjours l’approbation universelle, puisqu’on sçait qu’il n’a esté censuré que parce qu’il deffend trop bien les droits des ordinaires contre les prétendus privilèges et exemptions des ordres religieux. »

Une telle indépendance de paroles, émanées de la bouche d’un magistrat ami de Colbert, souleva l’indignation des ultramontains. Le gallicanisme bien connu des rédacteurs ne fit que grossir l’orage. De Bourzeis avait épuisé, contre la Société de Jésus, toute l’énergie de sa plume ; de Gomberville était livré à Port-Royal, l’abbé Gallois n’aimait pas les Jésuites, et si Jean Chapelain gardait plus de mesure avec eux, c’était une suite de cette « humeur circonspectissime » que lui reprochait souvent Balzac. Quant à Denis de Sallo, il s’était déclaré contre la probabilité.

Les Jésuites ne manquèrent pas une occasion si favorable et réunirent les moyens d’attaque propres à détruire le journal. Colbert résista le plus longtemps qu’il put. Dès le 30 mars 1665, le journal cessa de paraître — c’était le troisième numéro qui paraissait depuis l’origine — ; mais il n’était point encore définitivement supprimé, car au mois de mai Patin disait :

« Pour le Journal des Savans, on s’en moque ici, et ces écrivains mercenaires se voient punis de leurs téméraires jugements par leur propre faute, turdus sibi cacavit malum. S’ils eussent continué dans leur folle et inepte façon de critiquer tout le monde, ils s’alloient attirer de terribles censures. Un savant homme, qui en sait bien plus qu’eux, et qui a déjà beaucoup écrit, est fort en colère contre eux ; il dit que leur fait n’est que finesse pour faire valoir leurs amis et nuire à ceux qui ne le seront pas. C’est une violence qu’on n’avait jamais vue en France. Dès le troisième cahier du journal, M. le premier président me dit, seul à seul dans son cabinet : Ces gens-là se mêlent de critiquer, ils se feront bien des ennemis, et nous serons bientôt obligés de leur imposer silence. Tout cela est arrivé par leur faute, et à leur propre honte. »

Enfin, à force de sollicitations, le nonce du pape obtint la suppression du journal, ce que Patin annonce à son ami Falconet avec une joie indicible : « L’on m’a assuré ce matin, que le Journal des Savans est tout à fait condamné. Il est devenu sage ; il ne courra plus les rues, le roi l’a arrêté par son commandement. M. le chancelier en a envoyé redemander le privilège que M. de Sallo, conseiller de la cour, lui a aussitôt renvoyé ; c’est lui qui en était le premier entrepreneur, le directeur ou l’inventeur. Pour le sieur de Hédouville, c’est un nom en l’air qui cache un cadet de Normandie, et par conséquent qui n’a guère d’argent. »

Cette victoire, remportée par les ennemis du journal, ne fut pas aussi complète qu’ils l’eussent désirée. Colbert avait eu trop de part à sa création, pour ne pas le rétablir. Il aurait même rendu le privilège à Denis de Salo, si ce dernier s’était soumis aux conditions humiliantes qu’on voulait lui imposer.

« Les plaintes de Rome, écrit à ce sujet Chapelain, sur la liberté de notre Journal des Savans, en ont fait suspendre la continuation, et il est à craindre qu’une aussi utile institution que celle-là n’échoue entièrement, depuis que M. de Sallo, qui en était l’âme, en a plutôt voulu abandonner le soin que de se soumettre au syndicat auquel les puissances voulaient qu’il s’assujettît. On croit néanmoins que quelqu’un relèvera cette entreprise, qui ne laissera pas d’être profitable, encore qu’elle ne soit pas menée avec la noblesse et le style du passé. Les Anglais, à notre imitation, en ont commencé un en leur langue. Ils sont doctes, curieux et libres, et l’on n’en doit rien attendre que de bon. Outre que, n’ayant pas l’obligation de garder les mêmes mesures que nous, il y a sujet d’espérer qu’il sera plus durable et non moins hardi que le nôtre. »

Page de titre du premier numéro du Journal des Savants sous la direction de l'abbé Gallois, publié le 4 janvier 1666

Page de titre du premier numéro du Journal des Savants sous la direction
de l’abbé Gallois, publié le 4 janvier 1666

La conduite de Denis de Sallo, en cette circonstance, fut pleine de dignité, et bien que cet échec inattendu le mît au désespoir, il préféra supporter cette épreuve en silence que de conserver son œuvre aux dépens de ses opinions. L’impulsion qu’il avait donnée au journal était immense. En dépit des jaloux et des maltraités, il voyait ses efforts couronnés de succès, et le public encourager de plus en plus son entreprise. Non seulement il rendait compte d’un nombre assez considérable d’ouvrages, mais il insérait des articles sur toutes sortes de sujets historiques ou scientifiques, faisait connaître les nouvelles littéraires et accordait même une place aux demandes des savants.

Lorsque Colbert vit que Denis de Sallo était déterminé a ne pas reprendre la direction du journal, il chercha parmi les anciens rédacteurs un écrivain capable de le remplacer. Son choix tomba sur l’abbé Jean Gallois — qui avait collaboré au journal dès ses débuts — que de Choisy appelle méchamment « son docteur à gages », parce qu’il donnait des leçons de latin à ce ministre, en carrosse, dans ses voyages de Versailles à Paris. L’abbé Gallois était mathématicien, astronome, physicien, jurisconsulte et linguiste. « Il semblait né, dit Fontenelle, par la grande variété de son érudition, pour ce travail de journaliste, et de plus, ce qui n’est pas commun chez ceux qui savent tout, il savait le français et écrivait bien. » Personne n’était donc plus capable que lui de continuer l’œuvre de Denis de Salo. Malheureusement, son intimité avec Colbert, qui voulait le posséder tout entier, son assiduité aux deux Académies, dont il était membre, jointes à un amour curieux des livres, à une avidité de savoir et à une intempérance de lecture que rien n’égalait, lui firent oublier trop souvent le journal et ses abonnés.

Le premier numéro du nouveau Journal des Savants parut le 4 janvier 1666. Il est précédé d’un avis de l’imprimeur au lecteur, ainsi conçu :

« L’interruption survenue à ce journal n’a servy qu’à le faire souhaiter davantage ; car tous les gens de lettres ont tesmoigné un extrême regret d’estre privez d’un ouvrage qui leur faisoit voir en racourcy ce qu’il y a de plus beau dans tous les livres, et qui leur donnoit en mesme temps beaucoup de plaisir par la diversité des choses qui y estoient rapportées. Il y a pourtant eu quelques personnes qui se sont plaintes de la trop grande liberté qu’on s’y donnoit de juger de toutes sortes de livres. Et certainement il faut avouer que c’estoit entreprendre sur la liberté publique, et exercer une espèce de tyrannie dans l’empire des lettres, que de s’attribuer le droit de juger des ouvrages de tout le monde.

« Aussi est-on résolu de s’en abstenir à l’advenir, et au lieu d’exercer sa critique, de s’attacher à bien lire les livres pour en pouvoir rendre un compte plus exact qu’on n’a fait jusqu’à présent. Et cela estant, on est asseuré qu’il n’y aura personne qui n’ait de la joye de voir revivre un ouvrage aussi utile et aussi agréable que celuy-cy. Au reste, afin qu’on n’ait pas sujet de regretter le temps pendant lequel ce journal a discontinué, on s’est proposé de parler des meilleurs livres qui se sont cependant imprimez ; de sorte que cette interruption n’empeschera pas que l’histoire sçavante qu’on avoit d’abord fait espérer, ne soit aussi complète qu’elle aurait pu estre. »

Comme on le voit, le rédacteur cachait au public le véritable motif de la suspension du journal. Par un sentiment de haute convenance, Colbert ne voulut point que le changement de direction fût annoncé ; il observa même la bienséance jusqu’à retenir le privilège tant que vécut Denis de Salo. Ce ne fut qu’à la mort de celui-ci (1669) que ce privilège fut accordé officiellement à l’abbé Gallois, « à la place du sieur D. S. C. D. P., lequel est depuis peu décédé. »

L’abbé Gallois dirigea le journal pendant un an avec la plus louable persévérance ; mais, dès l’année suivante, les livraisons commencèrent à paraître avec moins de régularité, et les abonnés durent croire souvent à une nouvelle suppression. En effet, en l’espace de huit ans (1666-1674), l’abbé Gallois ne fit paraître qu’une année complète, celle de 1666. Il ne donna que seize numéros pour l’année 1667, treize pour 1668, quatre pour 1669 — c’est dans le numéro du 2 septembre 1669 que parut le privilège du roi, en faveur de l’abbé de Gallois —, un seul pour 1670, trois pour 1671, huit pour 1672, et se reposa toute l’année 1673, pour faire paraître un seul cahier en 1674 !

Ce qui serait aujourd’hui une cause de ruine, ne servit alors qu’à augmenter la fortune du journal. La rareté des livraisons les faisait rechercher avec plus d’ardeur. Jamais les lecteurs n’avaient été si nombreux, jamais ils ne s’étaient montrés si avides de nouvelles.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE