LA FRANCE PITTORESQUE
13 décembre 1641 : mort de
sainte Jeanne de Chantal,
fondatrice de l’ordre de la Visitation
et grand-mère de Mme de Sévigné
(D’après « Les amis des enfants » (par Joseph Knell) paru en 1897,
« Galerie chrétienne des femmes célèbres » paru en 1877
et « Les femmes dans l’histoire » (par Madame de Witt,
née Guizot) édition de 1889)
Publié le vendredi 13 décembre 2019, par Redaction
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Issue de la noblesse de robe et recevant une solide éducation, Jeanne-Françoise de Frémyot, après quelques années d’un mariage heureux, perd son époux dans un accident de chasse : veuve à 28 ans, elle fait voeu de chasteté perpétuelle, sa rencontre avec saint François de Sales la décidant à consacrer son existence à Dieu et au soulagement des pauvres avant qu’elle ne fonde l’ordre de la Visitation
 

Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal naquit à Dijon, le 23 janvier 1572, de Bénigne Frémyot, président au parlement de cette ville, et de Marguerite Berbisey. La famille était peu ancienne, mais occupait un rang considérable dans la noblesse de Bourgogne.

Jeanne ne connut jamais sa mère ; du moins elle ne la connut qu’à cet âge où le cœur n’a pas encore de mémoire, puisque Marguerite mourut alors que Jeanne-Françoise n’avait que dix-huit mois. Son père, un de ces hommes chez lesquels le sentiment du devoir domine tout, qui n’estiment pas qu’il y ait à hésiter une minute à y obéir, dut-on perdre mille vies, et qui, élevés ainsi au-dessus d’eux-mêmes par la fermeté de leurs principes, n’ont besoin que d’une occasion pour devenir des héros, pourvut à son éducation. Soir et matin, elle recevait de son père l’instruction religieuse, montrait une précoce dévotion envers la sainte Vierge, une tendre compassion pour les pauvres et un attachement profond envers l’Église romaine.

Dans les bras et sur les lèvres de cet homme de bien, l’enfant respira de bonne heure quelque chose de viril et d’ardent, de sensé et de résolu, qui demeura un des traits saillants de sa physionomie. Surtout la foi entra profondément dans sa jeune âme. Un jour, raconte un auteur de sa vie, à peine âgée de cinq ans, elle s’amusait dans le cabinet de son père, lorsqu’une vive discussion s’engagea entre le président Frémyot et un gentilhomme protestant qui lui était venu faire visite. Il s’agissait de la sainte Eucharistie.

Jeanne-Françoise de Chantal à 20 ans

Jeanne-Françoise de Chantal à 20 ans

Le seigneur protestant disait que ce qui lui plaisait surtout dans la religion réformée, c’est qu’on y niait la présence réelle de Jésus au Saint-Sacrement. À ces mots, la sainte enfant n’y peut tenir ; elle s’approche vivement du protestant. et arrêtant sur lui un regard ému : « Monseigneur, lui dit-elle, il faut croire que Jésus-Christ est au Saint-Sacrement, parce qu’il l’a dit ; quand vous ne le croyez pas, vous le faites menteur. » Le ton avec lequel elle parlait étonna le protestant, qui entreprit de discuter avec elle ; mais elle l’arrêta court par la sagesse de ses réponses, en même temps que, par l’ardeur de sa foi, elle enchantait tous les assistants. Embarrassé de ses vives réparties, le seigneur protestant voulut terminer la discussion comme on termine tout avec les enfants : il lui présenta des dragées. Aussitôt elle les prend dans son tablier, et, sans y toucher, les va jeter au feu, en disant : « Voyez-vous, Monseigneur, voilà comment brûleront dans le feu de l’enfer tous les hérétiques, parce qu’ils ne croient pas ce que Notre-Seigneur a dit. »

Un autre jour, ce même seigneur étant encore dans le salon du président Frémyot et discutant à son ordinaire sur la doctrine réformée, la sainte enfant s’approcha et lui dit : « Monseigneur, si vous aviez donné un démenti au roi, mon papa vous ferait pendre. Eh bien, ajouta-t-elle en montrant un grand tableau qui représentait saint Pierre et saint Paul, vous donnez tant de démentis à Notre-Seigneur que ces deux présidents-là vous feront pendre. »

Le mariage de sa sœur Marguerite lui permit de se retirer en Poitou pendant les guerres civiles. Le voyage affligea tristement sa sensibilité : elle ne voyait partout que clochers abattus et églises en ruines. Les calvinistes étaient passés par là. Son père tenait pour Henri III contre la Ligue ; plus tard, quand Henri III eut été poignardé, il se prononça pour Henri IV, mais à condition qu’il se ferait catholique. « Sire, disait-il plus tard au grand Henri, je confesse que si Votre Majesté n’eût crié : Vive l’Église romaine ! je n’aurais jamais crié : Vive le roi Henri IV ».

En Poitou, Jeanne courut plus d’un péril et de la part du monde qui faisait entendre à ses oreilles de seize ans son langage séduisant, et de la part d’une vieille dame de sa compagnie, qui ne cessait de l’entretenir de fêtes, de toilettes, de bals, étalant chaque jour devant elle les mille secrets de l’art de plaire. Résistant à ces inspirations, Jeanne rejeta de même le mariage qu’on lui proposait avec un seigneur protestant. Un jour qu’on la pressait plus vivement, elle répliqua : « J’élirais plutôt, dit-elle, une perpétuelle prison que le logis d’un huguenot pour séjour, et plutôt mille morts l’une après l’autre que de me voir liée par le mariage à un ennemi de l’Église. »

Jeanne-Françoise approchait de sa vingtième année, lorsque son père la rappela près de lui, car il entrevoyait pour elle une alliance des plus honorables. L’époux, que le président Frémyot destinait à sa fille, était Christophe de Rabutin, baron de Chantal — grand-père de la célèbre Madame de Sévigné —, dernier descendant, par la lignée maternelle, de la famille de saint Bernard. Le mariage eut lieu au château de Bourbilly, en décembre 1592. Les deux époux se convenaient parfaitement : d’un côté, le baron, gentilhomme plein de vaillance, était en même temps doux, affable et communicatif ; de l’autre, Jeanne-Françoise alliait à la grâce naturelle une humeur vive et gaie, un esprit pénétrant, un jugement solide, enfin des qualités qui la firent surnommer la Dame parfaite.

La noble châtelaine se mit aussitôt à remplir tous ses devoirs, ne songeant plus qu’à trois choses : servir Dieu, plaire à son mari et veiller aux affaires de sa maison. Pour mettre ordre au château, elle commença par régler les gages et les attributions de chaque employé et commanda qu’on s’adressât à elle-même pour toutes les affaires. Mais persuadée que l’exemple vaut mieux que la parole, et afin de surveiller les domestiques de plus près, elle prit le parti de se lever de grand matin, à cinq heures, aussitôt qu’eux. Elle leur faisait elle-même la prière, et elle voulait qu’ils pussent tous les jours entendre la sainte messe. Dans ce but, elle ordonna que la messe serait célébrée dans la chapelle du château, de grand matin. De cette sorte, tout le monde la pouvait entendre, même ceux qui devaient aller travailler dans la campagne.

Le soir, avant le coucher, on rendait compte du travail accompli. Souvent, dans le milieu du jour, elle prenait son ouvrage et venait coudre ou filer auprès des domestiques, profitant de ce moment pour élever doucement, par de pieuses et aimables causeries, leurs esprits grossiers à la connaissance et à l’amour de Dieu. Les dimanches et jours de fêtes, elle les conduisait tous à la messe de paroisse, parce que c’était à la noblesse à donner l’exemple de l’assiduité aux offices.

Jeanne de Chantal se voua au travail. Ses doigts, dit un biographe, ne se reposaient pas. Quand, le matin, après avoir entendu la messe, elle avait visité les cuisines, les cours, quelquefois même les fermes les plus éloignées, et donné à toutes choses ce coup d’œil de maître qui fait tout prospérer, on la voyait rentrer gaie et joyeuse et reprendre son ouvrage. Elle ne l’interrompait que par nécessité, quand il lui venait des visites, et encore fallait-il que le rang des personnes l’y obligeât.

Ses lectures ordinaires étaient la Vie des Saints et les Annales de l’Histoire de France. Elle y puisait dans la connaissance et l’amour de l’Église et de la France. La mise de madame de Chantal, si modeste avant son mariage, le devint encore davantage depuis. Elle ne portait, dit un témoin entendu au procès de canonisation, que des habits de laine, excepté dans les temps où elle croyait ne devoir refuser à son mari de porter ceux de soie et ornés d’or qu’on lui avait faits à son mariage. De même, tout occupée de plaire à son mari, qui aimait la société, où il réussissait à merveille, elle se faisait un plaisir de multiplier les invitations et elle recevait toujours de la meilleure grâce la noblesse des environs.

Jeanne était sévère à bannir la mauvaise conduite de sa maison, mais extrêmement bénigne pour ceux dont les fautes n’étaient point malicieuses, et elle avait des adresses toutes particulières pour adoucir l’esprit de son mari, quand elle voyait qu’il se fâchait contre quelqu’un ou qu’il voulait faire quelque châtiment avec trop de promptitude, ce qui faisait que Christophe de Chantal lui disait souvent : « Si je suis trop prompt, vous êtes trop bonne. » Quelquefois il faisait mettre des paysans dans la prison du château, qui était malsaine à cause de son humidité. Quand c’était pour des sujets qu’elle jugeait trop minces, elle faisait sortir le prisonnier et coucher dans un lit ; et le lendemain de grand matin, pour ne pas déplaire à son mari, elle remettait le prisonnier dans sa prison, et en allant donner le bonjour à son époux, lui demandait si aimablement congé d’ouvrir à ces pauvres gens et de les remettre en liberté, que quasi toujours elle l’obtenait.

Le service des pauvres contribuait à remplir et à sanctifier la vie de madame de Chantal. « Tous les jours, après son dîner, elle allait recevoir à la porte du château les pauvres qui venaient y chercher leur nourriture. Elle prenait elle-même leurs écuelles, qu’elle remplissait de potage ; elle coupait leur pain et les servait avec autant d’amour que s’ils eussent été ses enfants. Si quelques-uns de ses pauvres habitués manquaient au rendez-vous, ou si on lui avait signalé quelques nouvelles indigences, elle partait à la hâte, quelque temps qu’il fît, et, pénétrant avec respect dans les cabanes les plus enfumées, elle apportait du pain, des vêtements, des remèdes, de bonnes paroles, et les distribuait avec un si gracieux visage que, selon la touchante expression des pauvres de Bourbilly, il y avait plaisir à être malade pour avoir la visite de la sainte baronne » (Histoire de sainte Chantal, par Mgr Bougaud).

Christophe de Rabutin, baron de Chantal

Christophe de Rabutin, baron de Chantal

Avec cette grâce qui embellissait tout ce qu’elle touchait, on ne saurait s’étonner du témoignage que rend Bussy-Rabutin lui-même aux vertus de Jeanne de Chantal : « Trouvant en sa femme de grands agréments de corps et d’esprit, Chantal s’attacha fort à elle, l’aima avec des tendresses extraordinaires. Ce qui entretint encore cet amour jusqu’à la mort fut les fréquentes absences et plus longues que les séjours qu’il faisait auprès d’elle. Quand il était à l’armée ou à la cour, elle se donnait toute à Dieu ; quand il retournait auprès d’elle, elle se donnait toute à lui. »

Tout le temps que Christophe de Chantal était présent, c’étaient presque tous les jours de nouvelles fêtes, de grandes chasses, de longues et charmantes soirées. Mais dès que son mari partait pour la guerre, madame de Chantal ne sortait plus du château, n’y supportait ni jeux, ni chasses, ni parties de plaisir. « Les yeux à qui je dois plaire, disait-elle, sont à cent lieues d’ici ; c’est inutilement que je m’agencerais. »

La pieuse baronne mit au monde six enfants, dont deux moururent en bas âge. La profonde affection qui unissait ces deux époux augmentait de jour en jour, quand Christophe de Chantal, dans une partie de chasse, fut tué d’un coup d’arquebuse. Veuve à vingt-huit ans, chargée de quatre enfants, dont l’aîné n’avait que cinq ans, Jeanne-Françoise de Chantal se tourna plus que jamais vers Dieu et fit vœu de chasteté perpétuelle. Puis elle distribua aux pauvres les habits de feu son époux et les siens propres, ceux qu’ils avaient portés l’un et l’autre aux jours de leur union terrestre. Elle ne conserva pas même les parures qu’elle avait reçues à l’époque de son mariage, et les donna aux églises. Elle fit aussi le vœu d’employer toujours le travail de ses mains pour les autels et pour les pauvres, réduisit le train de sa maison, régla l’emploi de ses journées, et résolut d’employer désormais à la prière, à la lecture, aux visites des pauvres et des malades, le temps que, pour plaire à son mari, elle avait coutume de donner à la chasse, au jeu, aux compagnies.

Pour mener une vie aussi complètement consacrée à Dieu, Jeanne de Chantal sentit le besoin d’un directeur qui pût la conduire à travers les sentiers toujours si difficiles de la piété au milieu du monde. Elle pria, fit prier, et distribua de nombreuses aumônes à cette intention. Un jour, se promenant dans la campagne, elle aperçut, non loin d’elle, un homme dont elle n’avait jamais vu les traits. Il ressemblait à un évêque, avait une soutane et un rochet, et elle entendit une voix qui lui disait : « Voilà le guide bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel vous devez reposer votre confiance. » À quelque temps de là, Dieu lui montra une troupe innombrable de filles et de veuves qui venaient à elle, et lui dit, dans le secret du cœur : « Vous serez, sous la conduite de mon serviteur, la mère de cette génération sainte. »

Il y avait près d’un an que madame de Chantal était veuve, lorsque son père, pour la distraire, l’appela à Dijon. Peu après, son beau-père lui écrivait qu’il se faisait vieux et qu’il voulait qu’elle vînt demeurer avec lui. La vertueuse veuve se rendit près de son beau-père avec ses enfants et resta ainsi sept années au château de Monthelon, qui furent un vrai martyre. Le vieux baron était tombé sous la dépendance d’une servante, qui n’épargna à la belle-fille aucune avanie. Madame de Chantal accepta, pour sa perfection, ce rôle de souffre-douleur ; elle environna de sollicitude le faible beau-père, elle secourut les pauvres, les visita à domicile, et mena ainsi une vie cachée, mortifiée et pleine de mérites.

En 1604, saint François de Sales vint prêcher le carême à Dijon. Le président Frémyot, sachant combien sa fille serait heureuse d’entendre un évêque de si grande réputation de doctrine et de sainteté, lui écrivit pour lui annoncer cette nouvelle et l’inviter à venir à Dijon. La sainte, ravie de joie, fit à la hâte les préparatifs de son départ.

Ce fut un grand événement dans cette ville que cette mission pastorale que le saint évêque y venait accomplir. Dès les premiers sermons qu’il prononça dans l’église métropolitaine de Dijon, François put apercevoir une femme de qualité, toute vêtue de deuil, qui se trouvait chaque fois à la même place, en face de la chaire. Il y avait dans cette femme, jeune encore, tant de distinction et de simplicité ensemble, une gravité si douce, un si grand air avec une attention si humble à la parole de vérité, que, malgré l’action du sermon, le saint prélat ne pouvait s’empêcher de la remarquer.

Cette dame était Jeanne-Françoise de Chantal. Au sortir de l’église, François de Sales rencontra l’archevêque de Bourges son ami, et il lui parla de cette jeune dame. L’archevêque sourit : madame de Chantal était sa sœur. Il était fier, le digne prélat, de cette parenté. Jeanne-Françoise Frémyot, baronne de Chantal, avait déjà acquis jusque dans Dijon, où elle n’apparaissait que rarement, une haute réputation de sainteté. À Monthelon, elle n’était connue que sous ce nom : la sainte baronne.

Rechercher avec une charité avide les infirmités les plus rebutantes de l’humanité, les soigner jusqu’à la fin comme la dernière des servantes d’hôpitaux ; laver, bander, baiser les plaies les plus hideuses, et veiller sur les délaissés que le mépris du monde ou que la science découragée abandonnait à l’efficacité de ses soins et de sa prière jusqu’à ce que leur dépouille fût rendue à la terre ; vêtir tous ces pauvres membres du Christ souffrant, c’étaient là ses pratiques de chaque jour. Adorer et servir Dieu dans ses heures recueillies, honorer les chers objets de ses dévotions, la sainte Vierge, saint Bernard, par exemple, c’étaient là les récréations de son âme. Les veilles, les jeûnes, l’oraison, ne devaient être bientôt pour elle que des jeux de pénitence. Elle avait toujours quelque pauvre chez elle, pour l’exercice continuel de sa charité.

François de Sales donnant à Jeanne de Chantal la règle de l'ordre de la Visitation, en présence de Jacqueline Favre et Charlotte de Bréchard

François de Sales donnant à Jeanne de Chantal la règle de l’ordre de la Visitation,
en présence de Jacqueline Favre et Charlotte de Bréchard

Un voyage qu’elle fit en Franche-Comté, où elle revit le vénérable évêque de Genève, la décida à s’engager sous la conduite de ce saint : elle se fit un règlement de vie qui était déjà comme une règle monastique ; ce fut pour elle comme une sorte de consécration religieuse. Ce voyage et un autre qu’elle fit plus tard à Sales, furent pour elle des sources de grâces. Elle alla en remercier la Vierge à Notre-Dame de l’Étang. Ce fut là qu’elle écrivit et signa ses vœux dans une formule touchante et si aimable, si naïve, qu’on ne peut s’empêcher de découvrir dans ce simple engagement les replis les plus secrets de sa belle âme, dont François de Sales aimait tant la pureté.

Jeanne-Françoise de Chantal se dépouilla de tout ce qui en elle rappelait encore le monde auquel elle avait appartenu. Elle se coupa les cheveux comme une religieuse, car elle en avait déjà toutes les aspirations et la ferveur. Elle prit pour coiffure des nages noires, un bandeau de crêpe et une coiffe de taffetas noir, ôta ses glands, ses dentelles ; elle porta des cols de toile, des manchettes basses, et ne connut plus d’autre vêtement que la serge. Sa lecture était les psaumes, l’Évangile. Les ouvrages de ses mains étaient pour les pauvres et les églises, tous ses soins pour le prochain souffrant.

Madame de Chantal avait mis ordre depuis longtemps à toutes les affaires de ses enfants. Sa retraite une fois décidée, il fut conclu que ce genre de vie qu’elle embrassait lui laissant assez de liberté pour avoir le soin général de ses enfants et l’administration de leurs biens, elle pourrait faire en Bourgogne les voyages qui y seraient nécessaires ; qu’elle jetterait à Annecy les premiers fondements de l’Institut, pour être plus à même d’établir en son ménage la jeune baronne sa fille, et qu’enfin elle élèverait auprès d’elle ses deux dernières filles.

Elle avait déjà réuni autour d’elle les premiers membres qui devaient former avec elle le noyau de cette immense congrégation de la Visitation qui devait bientôt, comme un arbre généreux, étendre si loin ses rameaux. Elle se rendit à Annecy fonder les deux premiers monastères de cet ordre, dont un saint homme, l’abbé Joachim, qui eut le don de prophétie à l’égard de tous les ordres de l’Église, avait annoncé des choses merveilleuses, et notamment que ce peuple nouveau ne rejetterait point de parmi soi les faibles et les infirmes.

Le départ de la pieuse baronne du château de Monthelon, puis de Dijon, le lieu de sa naissance, auquel elle voulut faire ses derniers adieux, fut quelque chose de solennel. Le moment surtout où elle alla demander à genoux la dernière bénédiction de son père bien-aimé fut un moment déchirant. Une grande affliction venait de frapper encore ce bon père. La plus jeune fille de madame de Chantal lui avait été enlevée, et la pauvre mère pleurait encore cette douce compagnie ravie à sa retraite.

Elle arriva à Annecy avec Jacqueline Favre et Charlotte de Bréchard : elles n’étaient qu’elles trois lorsque, le 6 juin 1610, le soir, sans témoins, elles reçurent la consécration de François de Sales, qui remit à madame de Chantal les constitutions du nouvel ordre. Elles furent conduites dans leur nouvelle maison par les trois frères de l’évêque de Genève. De ce moment commença une vie nouvelle pour madame de Chantal ; vie d’activité incessante et d’un repos intérieur permanent ; vie d’obéissance et de commandement tout ensemble.

La pauvreté la plus évangélique fut la consécration de cet ordre nouveau. Quand elles s’enfermèrent dans leur petite maison, elles n’avaient encore ni pain, ni vin, ni même le moindre luminaire. Il y avait à peine six semaines écoulées depuis leur établissement que huit à dix filles de bonne naissance vinrent se joindre à ces nouvelles religieuses. Elles avaient, quant au vivre, plus de liberté que les autres maisons cloîtrées ; mais leur clôture était presque la même, et toutes leurs pénitences étaient plus dans l’esprit, que dans la pratique des mortifications.

Après le temps de leur noviciat, les trois premières fondatrices firent entre les mains de Mgr de Genève leurs vœux de profession. Ce jour-là fut adopté le costume qu’elles ont toujours porté depuis. L’ordre des religieuses de Sainte-Marie, filles spirituelles des deux hommes les plus éminents de leur temps, de deux saints connus par leur ardente charité pour les pauvres, saint Vincent de Paul et saint François de Sales, n’eut d’abord pour but que le soulagement des pauvres et des malades.

L’on en départait chaque mois quelques-unes qui étaient pour office, lesquelles, avant de partir, venaient prendre la bénédiction de la supérieure. Quand celle-ci y allait, car elle n’en était pas exempte, elle prenait la bénédiction devant le Saint-Sacrement. Elles ne sortaient aussi que deux par deux, ne s’arrêtant jamais qu’aux maisons dont on avait obéissance, ne parlant ni ne s’arrêtant dans les rues. En ces visites, elles assistaient de linge, de vivres, de soins, voire même de mobilier les malheureux. Elles en trouvaient quelquefois dans une saleté rebutante, mais rien ne faisait à ces fidèles servantes de Dieu ; c’est à cette constance dans des œuvres si difficiles qu’on reconnaît bien la direction puissante de la grâce.

Sainte Jeanne de Chantal était la première entre toutes pour cette émulation. C’était elle qui pansait les ulcères les plus hideux, qui nettoyait les infirmes et les pauvres les plus abandonnés, les plus négligés, et tout cela avec un air de joie et de douceur qui eût fait envier sa condition aux plus heureux de ce monde. Une de ses religieuses lui demandait un jour au sortir d’une de leurs visites, sans doute bien pénible, comment elle était assez forte contre la délicatesse de ses instincts pour ne témoigner jamais de répugnance en des cas si fâcheux. « Ma fille, dit-elle, en voici le secret : c’est que je n’ai jamais pensé servir des créatures, mais je crois essuyer les plaies de Jésus-Christ. »

Elle édifiait tout Annecy lorsqu’on la voyait, matinale et active comme la providence de Dieu, passer par les rues avec deux de ses compagnes, portant, celle-ci du potage, celle-là du bouillon, de l’orge, des oreillers blancs, des couvertures.

Sainte Jeanne de Chantal

Sainte Jeanne de Chantal

C’est après être tombée gravement malade qu’elle fonda à Lyon la première maison de son ordre, la première qu’il y eut aussi sur le territoire de France. Puis elle quitta Lyon en y laissant la mère Favre supérieure, pour aller fonder une autre maison à Moulins. C’est dans un de ces voyages de Moulins qu’elle se lia presque malgré elle avec une illustre et malheureuse femme, que la cruelle politique du cardinal de Richelieu avait faite veuve. Cette belle amitié la suivit jusqu’à ses derniers moments.

À cette époque, l’influence de l’archevêque de Lyon apporta quelque changement à l’Institut de saint François de Sales. La règle de Saint-Augustin en devint la base, plus les vœux solennels, et la clôture qui n’était pas d’abord dans l’esprit de l’ordre. La congrégation de la Visitation fut érigée solennellement le 6 octobre 1618 par le pape Paul V, sous la règle de Saint-Augustin avec tous les privilèges des autres ordres. La même année, la maison de Grenoble et celle de Bourges furent fondées, puis celle de Paris.

Ce fut le 28 décembre 1622, après sa fondation de Paris, qu’elle perdit François de Sales, ce père, cet ami qui, la grâce aidant, avait fait d’elle une sainte. Elle l’avait vu à Lyon pour la dernière fois. Ce lui fut une douleur immense. Les restes du saint furent déposés à la Visitation d’Annecy. On raconte que quand madame de Chantal s’avança entre ses religieuses comme pour recevoir encore la bénédiction de cette vénérable main, cette main se leva sur la tête de la sainte femme pour la bénir en réalité.

Le doux esprit de François de Sales veilla d’en haut sur les destinées de la Visitation. L’ordre ne fit que prospérer et s’accroître, l’esprit d’union surtout s’y consolida chaque jour. Les travaux que suscita à madame de Chantal la canonisation du bienheureux évêque de Genève, à laquelle elle parvint avec l’aide de l’archevêque de Bourges son frère, n’arrêtèrent point son zèle pour son cher ordre, ni les travaux de sa charité. Avec tout cela elle veillait à la conduite des âmes avec une ardeur incomparable, allant de l’une à l’autre, édifiant d’un côté, reprenant de l’autre, pleine de pénétration, et sachant conduire chacune de ces âmes dont elle était responsable par les voies qui lui étaient propres ; active comme doit l’être tout supérieur, tout chef de famille, soit spirituel, soit temporel ; possédant le don des affaires à tel point qu’on la vit souvent dicter des lettres à plusieurs en même temps sur des matières différentes ; d’une humeur toujours gaie et égale à toute rencontre, portant partout sa paix, sa constance, son esprit doux et recueilli, avec une exactitude sans mesure aux pratiques de la règle et de la vertu.

Elle était déjà presque vieille quand la peste affligea Annecy. Malgré de fréquentes maladies, malgré ses fatigues, elle fut le bon ange de ces habitants dans ces désastres. Le duc et la duchesse de Savoie l’avaient inutilement engagée à se réfugier à Turin, le devoir de madame de Chantal la retint envers et contre tous au milieu de sa famille dans le Seigneur. Elle risquait sa vie tous les jours et à toute heure pour secourir, non pas seulement ses religieuses, mais encore tous les habitants d’Annecy. Le ciel bénit son monastère, sans doute à cause de sa rare vertu. Aucune de ses filles ne fut atteinte de la contagion.

Les cours de France et de Savoie se disputaient la présence de cette sainte femme. Mais elle, insoucieuse du monde dont elle fuyait partout la pensée, détournait la tête de tout cet encens. Elle ne pensa qu’à établir de nouvelles maisons de son ordre dans le Piémont et en France. C’est dans un de ces voyages qu’elle mourut. Elle venait de Paris, où la reine Anne d’Autriche lui avait fait tous les honneurs qu’elle méritait, lorsque la fièvre la surprit à Moulins. Ce fut là qu’elle s’éteignit, le 13 décembre 1641. Elle fut canonisée le 16 juillet 1767.

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