LA FRANCE PITTORESQUE
Mots (Ces) qui changent
de sexe au pluriel
(Source : Le Figaro)
Publié le vendredi 10 décembre 2021, par Redaction
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Des amours « fous » ou « folles », des aigles « impériaux » ou « impériales » ? La langue française regorge de petites subtilités. Claude Duneton (1935-2012) analysait ces cas uniques dans une chronique. La voici.
 

Faut-il l’avouer ? Beaucoup de mots français flottent d’un genre à l’autre. Certains parce qu’ils ont changé de genre entre le XVIe siècle et nos jours, la langue populaire ayant conservé longtemps leur sexe d’origine — c’est le cas des grosses légumes, ou de la poison. D’autres continuent à être en suspens ; le mot perce-neige, par exemple, est porté féminin par tous les dictionnaires, continûment jusqu’à aujourd’hui, alors qu’on l’emploie au masculin depuis la Restauration. Une chanson de 1807 s’intitule La Perce-neige, une autre de 1830 Le Perce-neige. Le Robert relève les deux genres, en 2001, sans broncher.

Ongle fut autrefois masculin ou féminin selon les gens ; Bossuet met indifféremment aigle à l’un et l’autre genre, disant tantôt « ainsi qu’une aigle volante » dans une oraison funèbre, tantôt « avec la vitesse d’un aigle » dans une autre. La Fontaine l’aimait bien femelle : « On fit entendre à l’aigle qu’elle avait tort »... Or, tandis que le masculin gagnait du terrain pour l’oiseau vivant, l’aigle en effigie, sur des étendards, demeurait féminine ; on ne parle que de l’aigle romaine, et l’usage veut que l’on ait conservé « les aigles impériales ».

Question délicate : faut-il dire une couple de pigeons, comme l’affirme votre vieil oncle lettré pendant les repas de famille où on les sert avec des petits pois du jardin ? Oui, on le peut, c’est joli. Mais contrairement à ce que croit votre parent, on n’est pas obligé... Bien sûr couple devrait être féminin de par son origine latine copula. Il l’a été longtemps : « Belle couple, heureuse union », dit Du Bellay. « Comme une couple de chevaux attelés », dit Montaigne. La question n’était pas tranchée au XVIIe siècle ; Ménage accepte indifféremment un ou une couple de pigeons. Il ajoute (c’est essentiel) : « Comme disent les femmes ». Cette remarque en dit long : le féminin se sera perpétué en catimini aux cuisines. « Marguerite nous préparera une couple de pigeons pour le baptême ! » Cela sent les raffinements de la cuisine bourgeoise de Mme Saint-Ange ; votre vieil oncle a raison !

Mais on peut dire aussi une couple de bœufs, une couple d’heures — sauf si les bœufs sont attelés ensemble au joug, alors on dira une paire de bœufs. Ô nuance !... Pour Richelet (en 1694), couple est masculin en parlant des personnes, féminin en parlant d’animaux ou de choses — ce qui paraît d’un systématisme un peu exagéré. Au fond, au temps jadis, c’était surtout au choix du client ; ajoutons que dans certains cas l’usage a séparé les sens : une pendule donne l’heure, un pendule donne... des frissons : « Et l’amour, dites-moi ? » Oh ! l’amour, grande affaire intime ! Pour Vaugelas (1647) : « Il est masculin et féminin, mais non pas toujours indifféremment, car quand il signifie Cupidon, il ne peut être que masculin, et quand on parle de Dieu. »

L’amour fou mais de folles amours
L’amour est divin, et pas divine. « On dit fort bien, continue le grammairien de Savoie, l’amour des pères et des mères pour leurs enfants est si pleine de tendresse, ou bien si plein de tendresse, et ainsi de tous les autres. » Cependant, pour lui-même, Vaugelas préfère le féminin, « selon l’inclination de notre langue qui se porte d’ordinaire au féminin plutôt qu’à l’autre genre ». Il donne enfin pour exemple : « La petite amour parle, et la grande est muette. » C’est vrai, au fond, comme la douleur...

D’autres auteurs du siècle classique suggéraient que l’amour fût masculin en prose, et féminin dans les vers ; ce qui paraît bizarre, mais que l’on peut comprendre à une époque où l’on portait la poésie plus haut que tout. Nous aurions des amours rimées et des amours prosaïques... Thomas Corneille, le petit frère du « Grand », a énoncé la règle qui a prévalu, couci-couça, dans le monde moderne : « Quand l’amour est pluriel, dit-il, et qu’il signifie des commerces de passion, il doit être féminin. » Oui, l’amour fou, mais de folles amours. Les amours enfantines sont de beaux attachements éprouvés dans l’enfance ; des « amours enfantins » désignerait un sentiment niais, un peu simplet.

Ah ! que j’aime, pour ma part, s’écrie Claude Duneton, ces fluctuations au gré des humeurs : des amours printaniers seraient au mieux des Cupidons précoces ; tandis que les amours printanières s’en vont main dans la main, vêtues de robes claires, le long de chemins herbus. C’est la richesse d’un idiome de pouvoir se plier à des caprices d’auteur. Pour vous vanter encore la beauté de notre langue, il me faudrait une couple d’heures, au moins !

Claude Duneton
Le Figaro

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