LA FRANCE PITTORESQUE
6 décembre 1788 : mort de Nicole-Reine
Lepaute, mathématicienne et astronome
(D’après « Cahiers Clairaut » paru en 2004
et « Bibliographie astronomique, avec l’histoire de l’astronomie
depuis 1781 jusqu’à 1802 » (par Jérôme de Lalande) paru en 1803)
Publié le jeudi 6 décembre 2018, par Redaction
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Annonçant de bonne heure des dispositions qui devaient la placer un jour dans le cercle restreint des femmes cultivant au XVIIIe siècle les sciences exactes en Europe, Nicole-Reine Lepaute, qualifiée de « savante calculatrice » par le mathématicien Clairaut, s’illustre aux côtés du célèbre Lalande par des calculs astronomiques fastidieux et complexes, notamment ceux sur les perturbations de la comète de Halley
 

Nicole-Reine Étable — l’astronome Lalande ajoutera par erreur « de Labrière » à son nom de naissance — naquit à Paris le 5 janvier 1723, dans le Palais du Luxembourg où loge son père qui est au service de la reine d’Espagne, Élisabeth d’Orléans, veuve de Louis qui fut roi d’Espagne en 1707, pendant sept mois.

On ne connaît de sa jeunesse que les images angéliques dessinées par Lalande : Nicole-Reine se distinguait, dès son enfance, par son esprit. Une de ses sœurs, encore enfant, disait : « Je suis la plus blanche » ; l’autre lui répondait : « Et moi la plus d’esprit » ; elle l’avait entendu de ceux qui l’environnaient, même avant de savoir en quoi consistait cet avantage qui devait l’élever un jour, non au-dessus du reste de la famille, mais au-dessus de la plupart des femmes.

Dès sa première jeunesse, Nicole-René dévorait des livres ; elle passait les nuits à des lectures, et se distinguait dans la société autant par son esprit que par sa vivacité et ses grâces. C’était une jeune femme studieuse, beaucoup moins mondaine que sa contemporaine, Gabrielle-Émilie le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, la douce amie de Voltaire et traductrice de Newton.

Elle fit la connaissance des frères Lepaute, horlogers, lorsque ces derniers viennent installer au Palais du Luxembourg une horloge d’un nouveau type. Le 27 août 1749, à l’âge de vingt-six ans, Nicole-Reine épousa le déjà célèbre Jean-André Lepaute (1709-1789). Le couple logea au Luxembourg, et Nicole-Reine partagea les travaux de son mari et tint les comptes de la maison Lepaute. Le jeune astronome Jérôme Lalande obtenant peu de temps après un observatoire au-dessus du porche du Palais du Luxembourg, fit la connaissance des Lepaute et devint un ami proche de la famille.

Nicole-Reine Lepaute

Nicole-Reine Lepaute

Nommé en 1753 par l’Académie des sciences commissaire pour examiner une horloge de Jean-André munie d’un échappement d’un nouveau type, Lalande encouragea Jean-André Lepaute, devenu horloger du roi la même année, à construire des pendules astronomiques. Observant et décrivant les ouvrages de son mari, Nicole-Reine fit ses premières armes en calculant des tables d’oscillations du pendule pour le Traité d’horlogerie contenant tout ce qui est nécessaire pour bien connaître et pour régler les pendules et les montres que Jean-André Lepaute publia à Paris en 1755.

Aussi est-ce naturellement que Lalande proposa au mathématicien Alexis Clairaut l’aide de Nicole-Reine Lepaute lorsqu’ils décidèrent, en juin 1757, de se lancer dans une fantastique entreprise : calculer le retour de la comète que l’astronome anglais Edmond Halley avait prévu pour la fin de l’année 1758 ou le début de 1759, en appliquant la solution de Clairaut du problème des trois corps à la comète, afin de déterminer l’attraction de Jupiter et de Saturne sur la comète. Un tel travail exigeait de fastidieux calculs pour déterminer la position de la comète sur son orbite, jour après jour, en tenant compte des perturbations gravitationnelles dues aux deux planètes géantes.

Clairaut établit à cet usage des modèles de calculs que Nicole-Reine Lepaute et Jérôme Lalande complétèrent avec patience et précision. Clairaut, qui décrit à Lalande « l’ardeur de Mme Lepaute (de) surprenante », l’appelle dans une autre lettre « la savante calculatrice ». Lalande explique qu’on comprendrait difficilement le courage qu’exigeait en effet cette entreprise, si l’on ne savait que pendant plus de six mois les trois savants calculèrent depuis le matin jusqu’au soir, quelquefois même à table.

Après ces longs et sévères mois de fatigue, en novembre 1758, Clairaut annonça fièrement à l’Académie royale des sciences que leurs calculs prévoyaient un retour de la comète au périhélie pour la mi-avril 1759, car retardée de 600 jours par l’action de Jupiter et de Saturne. De fait, la comète passa au plus près du Soleil le 13 mars 1759, confirmant ainsi, à un mois près, les recherches entreprises par Clairaut dans le cadre de la théorie newtonienne de la gravitation.

Clairaut put alors publier sa Théorie des comètes (1760), « oubliant » toutefois de mentionner le nom de Nicole-Reine Lepaute dans la liste des calculateurs dont il avait reçu de l’aide : « petite faiblesse » de Clairaut, qui ne voulait pas froisser sa jeune compagne du moment — Mademoiselle Goulier — jalouse des mérites de Madame Lepaute... Cette histoire de cœur eut des répercutions immédiates sur les relations entre Clairaut et Lalande : les deux hommes ne furent plus jamais aussi proches qu’auparavant, et Clairaut poursuivit seul ses recherches en astronomie.

En 1759, Lalande fut chargé de la Connaissance des Temps, les éphémérides astronomiques annuelles publiées par l’Académie royale des sciences. Estimant avoir autre chose à faire que de longs et laborieux calculs, il engagea de nouveau Nicole-Reine Lepaute, ainsi que de nombreux « assistants », à l’aider dans la confection des tables et éphémérides astronomiques. Les contributions de Nicole-Reine ne sont pas toutes connues dans le détail, et si les calculs pour le passage de Vénus devant le disque du Soleil de 1761 sont souvent attribués à Madame Lepaute, rien ne vient confirmer cela. Lalande précise qu’elle écrivit à cette occasion plusieurs mémoires pour l’Académie de Béziers dont elle fut, la même année, élue membre associé. Ces mémoires n’ont pas été retrouvés.

Jérôme Lalande

Jérôme Lalande

On peut noter une Table des angles parallactiques (Connaissance des Temps pour 1763), utile pour la navigation astronomique, table que l’on trouve aussi dans l’Exposition du calcul astronomique de Lalande (1762) — le mode d’emploi de la Connaissance des Temps —, ainsi que des Calculs pour l’éclipse annulaire du 1er avril 1764. Lalande mentionne aussi des calculs de Nicole-Reine Lepaute pour les éléments de la comète observée en 1762. Il nous assure également que Nicole Lepaute fut le principal auteur des tables du Soleil, de la Lune et des planètes pour les volumes VII et VIII des Éphémérides des mouvements célestes — éphémérides établies pour dix années — parues en 1774 et 1784.

En effet, grâce à l’entraînement de Madame Lepaute au calcul astronomique, Lalande pouvait être assuré de pouvoir élaborer et publier rapidement les éphémérides à destination des astronomes et des marins devant partir au long cours. La politique de Lalande en matière de recrutement de calculateurs et de délégation des calculs astronomiques pénibles, fut sévèrement critiquée par l’astronome Cassini de Thury dans un pamphlet écrit en 1773. Cassini y précisait que Lalande était à la tête d’une « véritable manufacture de commis négligents et d’ouvriers ignorants dirigée en second par une académicienne de Béziers [sous-entendu, Mme Lepaute] utile à la gloire de M. de la Lande qui par son moyen se trouvera bientôt en état d’enfanter tous les mois un in-douze d’astronomie et in-quarto de calculs ».

Comme tout événement exceptionnel, l’éclipse annulaire de Soleil du 1er avril 1764 était attendue par tous les astronomes. Une éclipse annulaire est rare ; celle-ci l’était davantage encore par ses circonstances. Elle devait permettre de tester la précision des tables de la Lune obtenues uniquement par l’analyse mathématique par Clairaut et par d’Alembert. C’était aussi pour ces derniers l’occasion de les comparer aux meilleures tables de l’époque, celles de l’astronome allemand Tobias Mayer, leur concurrent direct. Si Clairaut et d’Alembert prévoyaient l’éclipse annulaire à Paris, Mayer n’envisageait rien de tel.

Calculatrice pour la Connaissance des Temps, Nicole-Reine Lepaute se chargea donc de dresser une carte de visibilité de l’éclipse donnant sa progression de quart d’heure en quart d’heure pour toute l’Europe ! Cette magnifique carte fut publiée dans la gazette jésuite, les Mémoires de Trévoux (juin 1762), et distribuée à Paris à des milliers d’exemplaires.

Quelque temps après, un minime de Clermont-Ferrand, le Père Sauvade, qui avait manqué l’observation de cette éclipse, critiqua avec virulence les calculs de Nicole-Reine Lepaute. Claude-Etienne Trébuchet (1722-1784), autre calculateur recruté par Lalande pour la Connaissance des Temps, prit alors la défense de Nicole-Reine Lepaute dans une longue lettre adressée au Journal des Savants (octobre 1766). Pour Trébuchet, seules les compétences en astronomie du Père Sauvade devaient être mises en doute !

Une profonde amitié lia toute leur vie Lalande et Madame Lepaute. Sans doute Lalande nourrissait-il des sentiments plus doux à l’égard de Nicole-Reine Lepaute, comme en témoigne ces quelques vers qu’il dédia à celle qui l’avait charmé, se montrant ainsi « géométriquement aimable et aimablement géomètre » écrit en 1907 Le Magasin pittoresque :

De tables de Sinus toujours environnée,
Vous suivez avec nous Hipparque et Ptolémée ;
Mais ce serait trop peu que de suivre leurs traces,
Et d’être au rang de ceux que nous comblons d’honneurs,
Reine, si vous n’étiez et le sinus des Grâces,
Et la tangente de nos cœurs.

Certains veulent absolument voir entre Jérôme Lalande et Nicole-Reine Lepaute des relations plus intimes qu’une simple amitié amoureuse. C’est sur ce point en particulier que les écrits de Lalande peuvent être interprétés comme on le souhaite. Les amitiés galantes du XVIIIe siècle ne sont pas de même nature que celles que nous vivons au début du XXIe siècle. Les confondre conduit à des anachronismes et dans ce cas, conduit à ignorer les relations entre Nicole-Reine Lepaute et son mari, et de manière plus générale, ses relations au clan Lepaute tout entier.

Jean Mascart nous décrit Jean-André Lepaute comme un homme d’un caractère enjoué, désintéressé (il laissera son entreprise à ses frères et neveux), aimant beaucoup les arts et la société des artistes. Nicole-Reine, femme charmante, est présente aux côtés de son mari, assurant le commerce et tenant les comptes de l’entreprise familiale, malgré son engagement comme calculatrice presque servile de Lalande. C’est aussi oublier que Lalande était affublé d’une physionomie ingrate, légendaire au début du XIXe siècle, et à laquelle font allusion les Étrennes aux sots (1801) :

Ce Dieu, dont tant de fois, il nia l’existence,
En le créant si laid méritait sa vengeance ;
Moi, j’aime son front chauve, et je crois en effet
Que le feu du génie a brûlé son toupet.

Regardons les portraits de Lalande et de Jean-André Lepaute ; regardons leurs relations professionnelles : peut-on raisonnablement imaginer les deux hommes rivaux ?

Jean-André Lepaute

Jean-André Lepaute

N’ayant pas enfant, Nicole-Reine accueillit en 1768 l’un des neveux de son mari, Joseph Lepaute (1751-1788), âgé de quinze ans, — surnommé d’Agelet ou Dagelet, du nom d’une ruelle de Thonne-la-Long (Meuse), village natal de tous les Lepaute célèbres —, et lui enseigna avec l’aide de Lalande, l’astronomie cinq années durant. Soulignons qu’à cette époque, Nicole-Reine et son mari accueillirent plusieurs membres de la famille pour élargir le cercle des horlogers Lepaute. Très vite, les talents de Lepaute d’Agelet furent remarqués : il devint professeur de mathématiques à l’École Militaire en 1777, avant d’être élu adjoint astronome le 16 janvier 1785 à l’Académie royale des sciences. Embarqué comme astronome sur les frégates L’astrolabe et La Boussole, Lepaute-d’Agelet périra en 1788 dans l’île de Vanikoro avec le reste de l’expédition menée par La Pérouse.

Nicole-Reine Lepaute consacra ses sept dernières années à s’occuper de son mari qui avait cessé l’horlogerie vers 1774 et avait été atteint d’une grave maladie. Elle eut le courage de s’enfermer avec lui dans la maison où il fallut le placer, puis elle quitta Paris et se retira à Saint-Cloud avec son malade, pour lui procurer un meilleur air et pour être moins détournée dans les soins qu’elle voulait prendre de lui sans relâche et sans partage, et auxquels elle sacrifia son temps, ses occupations, ses plaisirs, et même sa santé, avec une assiduité et un courage dont il y a peu d’exemples.

Dans le même temps elle perdit peu à peu la vue. Précédant son mari de quelques mois (Jean-André meurt le 11 avril 1789), Madame Lepaute s’éteignit à Saint-Cloud le 6 décembre 1788, peu avant ses soixante-six ans.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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