LA FRANCE PITTORESQUE
Âme (De l’) des femmes
et du « ma homme » féodal
(D’après « Revue des questions historiques » paru en 1892
et « Bulletin de la Société académique de Laon » paru en 1855)
Publié le dimanche 14 novembre 2021, par Redaction
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Selon une légende ayant toujours cours parmi certains auteurs de notre XXIe siècle, la question de l’existence de l’âme des femmes aurait été discutée par l’Église lors du second concile de Mâcon qui se tint en 585, un examen minutieux ruinant cette affirmation et nous montrant par ailleurs que le mot homme désignait, sans notion de sexe, un individu, l’époque féodale usant plus tard d’un artifice linguistique singulier pour nommer les femmes vassales
 

Le célèbre chroniqueur et historien Grégoire de Tours (538/539-594) rapporte dans son Histoire des Francs l’anecdote suivante au sujet du concile de Mâcon de 585 : « Il y eut dans ce synode un évêque qui disait que la femme ne pouvait pas être appelée homme. Cependant il se tint tranquille lorsque les évêques lui eurent rendu raison, en alléguant le passage du Vieux Testament qui dit qu’au commencement, quand Dieu créa l’homme, il les créa mâle et femelle, et leur donna le nom d’Adam, ce qui veut dire homme de terre, appelant ainsi du même nom d’homo la femme et l’homme. D’ailleurs, Notre-Seigneur Jésus-Christ est aussi appelé le Fils de l’homme, parce qu’il est né de la sainte Vierge, qui est une femme. Lorsqu’il changea l’eau en vin, il lui dit : Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? etc. Élucidée par beaucoup d’autres témoignages, cette question fut ainsi assoupie. »

Cette historiette a toujours eu quelque chose d’obscur. Grégoire ne dit pas pourquoi cet évêque se formalise du nom de homo appliqué à la femme : cela aurait équivalu à se révolter, on ne sait pourquoi, contre l’usage universel de la langue, et se plaindre qu’elle fût trop riche. En effet, tandis que le français, comme les autres idiomes néolatins, ne possède pas de terme générique pour désigner tous les individus humains sans exception de sexe, et se voit obligé de reprendre celui des deux termes spécifiques qui désigne l’individu mâle (homme), le latin, comme le grec et comme l’allemand, possède, outre les deux termes spécifiques (vir — homme — et femina ou mulier — femme, le premier au sens biologique, le second au sens social — pour le latin), un terme générique désignant, d’une manière abstraite, tout individu appartenant à l’espèce humaine. L’existence de ce terme générique est un avantage pour les langues qui le possèdent : il en augmente la clarté, il empêche toute confusion, il facilite la discussion philosophique et théologique. On ne voit donc pas en quoi il pouvait donner lieu aux critiques de l’évêque dont parle Grégoire de Tours.

Le poète chevalier et la Dame. Enluminure extraite de Codex Manesse, par Bergner de Horheim (première moitié du XIVe siècle)

Le poète chevalier et la Dame. Enluminure extraite de Codex Manesse,
par Bergner de Horheim (première moitié du XIVe siècle)

Tout devient clair si l’on tient compte des circonstances suivantes. De même que dans les trois langues mentionnées ci-dessus, le terme générique — homo, en latin — est souvent employé pour désigner un individu déterminé de sexe masculin, de même il arrivait en latin qu’on l’employât pour désigner un individu du sexe féminin. Cette acception spéciale du mot était en vigueur depuis l’époque la plus classique, et survécut chez les écrivains du Moyen Age.

Toutefois, en tolérant l’usage, les grammairiens latins n’entendaient pas que l’on pût faire varier le genre grammatical du mot selon le sexe auquel il était appliqué. Homo, de même que heres et parens, dit Charisius, doivent toujours être du genre masculin, même quand ils sont employés pour désigner des individus du sexe féminin. Ainsi, en parlant d’une femme, on ne pourra pas l’appeler, par exemple, mala homo, on devra dire malus homo.

Il ne semble pas que les écrivains du haut Moyen Age aient respecté cette interdiction formulée par les grammairiens. L’exemple suivant emprunté à Grégoire de Tours, atteste au contraire qu’ils avaient fait de homo un mot de deux genres. Racontant une visite qu’il fit à Ingoberge, veuve du roi Caribert Ier — roi de Paris de 561 à 567 —, il écrit : « Accessi fateor, vidi hominem timentem Deum, quae, cum me benigne excepisset », etc.

Plus tard, à l’époque féodale, cet usage incorrect semble s’être généralisé dans la langue politique, puisqu’il existe des chartes où des seigneurs appellent des femmes qui sont leurs vassales, homo mea, homo nostra. Rappelons qu’à cette période de l’Histoire, le sol se trouvait divisé en une multitude de fiefs ou domaines nobles d’une étendue fort variable, et dont certaines portions détachées étaient tenues sous le nom d’arrière-fiefs par des seigneurs placés sous la mouvance, c’est-à-dire, sous la dépendance du seigneur principal ou seigneur suzerain. Il résultait de cet état de choses que le propriétaire d’un arrière-fief ne pouvait succéder dans sa terre ni en aliéner aucune partie sans le consentement de son suzerain ; et ce dernier, en signe de l’autorité qu’il exerçait sur lui, l’appelait ordinairement mon homme (homo meus), expression qui avait, à la longue, remplacé l’ancienne façon de parler d’après laquelle on disait notre fidèle (fidelis noster).

Maximilien Melleville, fondateur de la Société académique de Laon, explique que lorsqu’il s’agissait pour le seigneur principal d’accorder l’investiture d’un arrière-fief à une femme, ou d’autoriser l’aliénation qu’elle en voulait faire, il ne pouvait dire ma femme ; cette expression équivoque eût été contraire aux lois de la bienséance et aurait désagréablement sonné aux oreilles de nos aïeux, si pleins de respect pour le sexe, si attentifs à garder son honneur.

Ils cherchaient donc à échapper à cet inconvénient par une faute de langage, et ils disaient d’elle ma homme, comme s’il y eut de leur temps des hommes dans les deux sexes, ou que la femme placée à la tête d’un fief acquît par cela seul les qualités viriles de l’homme. Un exemple en est donné dans le cartulaire de Prémontré, rédigé vers la fin du XIIIe siècle ; mais la pièce sur laquelle il se trouve est datée de 1225. C’est un acte par lequel Pierre de Viry, seigneur de Commenchon, approuve la vente faite à l’abbaye de Prémontré par Elvide de Maneux, sa homme (homo mea), d’un muid de froment mesure de Saint-Quentin, à percevoir annuellement sur le moulin d’Achery. Les deux mots : homo mea, y sont écrits en toutes lettres et avec une netteté telle qu’on ne peut soupçonner ni une erreur de lecture ni un lapsus linguae de la part du copiste.

On voit maintenant sur quoi portait l’observation de l’évêque dont parle Grégoire de Tours. Il n’admettait pas que homo pût être traité comme un mot épicène, et désigner indifféremment des individus de l’un ou de l’autre sexe. Encore moins devait-il tolérer l’abus de langage qui consistait à dire illa homo. On lui fit observer que l’usage des livres saints lui donnerait tort, puisque l’on y voit employer le mot homo dans le sens qu’il critiquait, et, dit Grégoire de Tours, il se tint pour satisfait.

Cela prouve qu’il était de bonne composition, et qu’il n’attachait pas à son observation plus de valeur qu’elle n’en méritait, car, en réalité, la réponse qu’on lui lit ne rencontrait qu’une partie de son objection, ainsi qu’on vient de le voir.

Vassal prêtant serment à son suzerain. Illustration parue dans Histoire de France (Tome 1) de Gustave Gautherot (1934)

Vassal prêtant serment à son suzerain. Illustration parue
dans Histoire de France (Tome 1) de Gustave Gautherot (1934)

Des mêmes paroles de cet évêque, certains savants des siècles suivants ont prétendu tirer la preuve que le concile de Mâcon avait discuté la question de savoir si les femmes avaient une âme. L’origine de cette légende se trouve peut-être exclusivement dans la vicieuse traduction du texte de Grégoire exposant le scrupule de l’évêque : Extetit etiam in hoc sinodo quidam ex episcopis, qui dicebat mulierem hominem non posse vocitari. Voici comment ce passage est rendu par Guizot : « Il y eut dans ce synode un des évêques qui disait qu’on ne devait pas comprendre les femmes sous le nom d’hommes. »

Il est inévitable qu’avec un peu de mauvaise volonté, un lecteur qui ne peut pas retourner à l’original se persuade que, d’après cet évêque, les femmes ne participaient pas de la nature humaine, partant qu’elles n’avaient pas d’âme. Et une fois en si beau chemin, rien n’empêche d’aller jusqu’au bout et de soutenir que le concile avait formellement déclaré qu’elles n’en avaient point. On n’y a pas manqué.

Ajoutons, enfin, qu’il n’est nullement prouvé que la question du genre grammatical de homo avec lequel l’époque féodale prit quelques libertés, ait été débattue par le concile de 585. En effet, les conciles du VIe siècles avaient d’autres préoccupations : ils légiféraient sur tous les besoins sociaux, élaboraient le code de la civilisation eu lieu d’en disséquer la langue.

Les actes du concile ont été conservés : ils se composent de vingt canons, se rapportant aux plus importants devoirs des fidèles et du clergé ; il n’y est pas question du sens de homo. Grégoire de Tours ne nous dit pas non plus que ce soit le concile qui a discuté la question ; son texte permet de croire que c’est en dehors des séances qu’elle aura été traitée dans des conversations privées. Au surplus, Grégoire n’assista pas au concile, qui était une réunion plénière des évêques du royaume de Gontran, roi de Bourgogne et d’Orléans de 561 à 592 : en effet, en sa qualité de sujet de Childebert II — roi d’Austrasie de 575 à 596 —, Grégoire n’y fut pas invité, et ne put connaître que par autrui ce qui s’y passa.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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