LA FRANCE PITTORESQUE
27 novembre 1754 : mort du
mathématicien Abraham Moivre
(D’après « Mémoires de la Société des sciences et arts
de Vitry-le-François » paru en 1886,
« Notice sur le géomètre Moivre et sur la découverte
de sa formule » paru en 1867 et « Histoire des sciences mathématiques
et physiques » (par Maximilien Marie) Tome 7 paru en 1885)
Publié le lundi 27 novembre 2023, par Redaction
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Jouissant de l’estime de Newton, Moivre, appartenant à la religion protestante, né à Vitry-le-François et y recevant les premiers bienfaits de l’instruction classique, est contraint à l’exil en Angleterre en 1688 après la révocation de l’Édit de Nantes et laisse son nom à la formule trigonométrique qu’il découvre en 1707
 

Abraham Moivre, qui fut membre de la Société royale de Londres, associé de l’Académie de Berlin et de l’Académie royale des Sciences de Paris, est né à Vitry-le-François le 26 mai 1667, l’année où le Collège de cette ville fut donné par lettres patentes de Louis XIV aux Pères de la Doctrine chrétienne, dont la mission spéciale était de combattre le protestantisme.

Pourtant, dans le traité passé avec la ville, les professeurs s’engageaient « à recevoir dans leurs classes les enfants de ceux qui font profession de la religion réformée, et à les enseigner en même forme et manière que les autres, excepté qu’il leur sera loisible de sortir pendant les prières, exhortations et catéchismes. » Voilà pourquoi le jeune Moivre, fils d’un chirurgien qui appartenait à la religion réformée, put recevoir dans le Collège de sa ville natale les premiers bienfaits de l’instruction classique. Mais lorsqu’il eut atteint l’âge de onze ans, son père l’envoya à l’Université protestante de Sedan, dont il devint bientôt un des meilleurs humanistes.

Il entrevit de bonne heure les charmes des mathématiques ; n’étant pas gentilhomme comme Tycho-Brahé, Descartes, L’Hôpital ou Montmort, il ne fut pas contrarié dans ses goûts par sa famille ; à cette époque, il n’était pas encore admis qu’on pût cultiver son génie sans déroger. Son père lui procura l’arithmétique de Legendre et l’algèbre de Prestet, ouvrages bien inconnus aujourd’hui, qu’il se mit à étudier seul, malgré son professeur de grec, chez lequel il était en pension.

En 1681, l’Université de Sedan fut supprimée, par une mesure qui annonçait de plus grands orages, et le jeune Moivre partit pour le Collège protestant de Saumur. Mais son goût pour les sciences exactes fut de nouveau combattu par le professeur de philosophie. Il put néanmoins achever le livre de Prestet, et parcourir celui de Huygens sur les jeux de hasard, dont la lecture décida peut-être de sa vocation. Enfin il fut conduit à Paris, où il suivit un cours de physique.

Abraham Moivre. Peinture de Joseph Highmore (1736)

Abraham Moivre. Peinture de Joseph Highmore (1736)

Dans un voyage qu’il fit en Bourgogne, un de ses parents lui mit entre les mains l’Euclide du Père Fournies. Le jeune homme qui étudiait sans maître, fut arrêté par la cinquième proposition relative aux propriétés du triangle isocèle, et se mit à pleurer ; son parent lui en expliqua la démonstration qui est fort abstraite. On sait que Pascal passe pour avoir trouvé seul à l’âge de douze ans la trente-deuxième proposition sur la somme des angles d’un triangle, qui à la vérité, se présente plus directement à l’esprit.

On se ferait une idée bien fausse de la géométrie d’Euclide si on la comparait pour la simplicité et la clarté au livre si sobre et si précis donné par Legendre en 1794. En effet, Euclide nous a laissé les énoncés d’une longue suite de propositions souvent démontrées ou commentées avec plus ou moins de bonheur par Théon d’Alexandrie, Campanus Gallus, Grynoeus, Deschales, et par d’autres ; ces divers traités étaient toujours considérés comme les éléments d’Euclide qui avait donné son nom à la géométrie elle-même. À ces éléments, le jeune Moivre ajouta les traités d’Henrion et de Rohaut.

De retour à Paris près de son père, il étudia les derniers livres d’Euclide et les Sphériques de Théodose, mais cette fois, avec l’aide d’un excellent maître, Ozanam, l’auteur des Récréations mathématiques. La révocation de l’Édit de Nantes éclatant en 1685, Moivre fut forcé de s’expatrier pour conserver sa religion : le jeune géomètre passa en Angleterre après avoir été enfermé au prieuré de Saint-Martin où l’on avait essayé de le convertir. Il fut obligé de donner des leçons particulières, et comptait avec raison sur ses talents.

Mais il croyait avoir atteint le sommet des mathématiques lorsqu’il vit chez le duc de Devonshire, le livre des Principes de Newton qui venait de paraître ; il se procura un exemplaire de ce fameux livre, et fut surpris de le trouver hors de sa portée. Il lui fallut d’abord pénétrer les secrets de la géométrie de l’infini, afin d’être en état de lire les mathématiciens modernes. Il y parvint rapidement. Il n’était pas un simple érudit, un savant initié seulement aux découvertes d’autrui ; il devait bientôt se placer lui-même parmi les inventeurs.

Moivre n’était pas un savant ordinaire ; il avait reçu le don de l’invention, et il devait attacher son nom à plusieurs parties des mathématiques. Il avait vingt-huit ans lorsque son premier écrit relatif à la méthode des fluxions fut présenté par Halley à la Société royale de Londres, qui le fit imprimer dans les Transactions philosophiques. Deux ans après, il communiqua à cette célèbre compagnie sa méthode pour élever à une puissance quelconque une suite indéfinie de termes. Les savants anglais apprécièrent l’importance de ses travaux, et il entra en 1697 dans la Société royale de Londres, l’année même où Fontenelle devint secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences de Paris qui, à cette époque, manquait de bons géomètres, comme le dit Joseph Bertrand : « Tandis que les disciples de Leibniz et de Newton, les frères Bernouilli, Moivre, Stirling, Taylor et Maclaurin, suivaient les voies nouvelles en les élargissant, les excellents écrits de L’Hôpital ne portaient en France aucun fruit. Les mathématiciens devenaient rares même à l’Académie, et tout l’usage des nouvelles méthodes était pour les compatriotes de leurs créateurs. »

Il faut remarquer, en 1700, la fondation de l’Académie de Berlin par Frédéric Ier qui, l’année suivante, prit le titre de roi ; Leibniz en fut le premier président. Sous Frédéric II, cette place sera occupée par Maupertuis, Euler et Lagrange. En 1705, Moivre découvrit un théorème remarquable sur les forces centrales qui sont proportionnelles au rayon vecteur, en raison inverse du rayon de courbure et du cube de la perpendiculaire abaissée du centre sur la tangente. Il communiqua le simple énoncé de ce théorème à Jean Bernouilli, revenu à Bâle à la mort de son frère Jacques ; et quelques mois après, ce grand géomètre lui en envoya une élégante démonstration.

C’est en 1707 qu’il publia, in Actis Philosophicis, le lemme célèbre qui, traduit dans la langue moderne de l’analyse, est connu sous le nom de formule de Moivre. Cette brillante découverte lui valut les plus grands éloges de la part de Leibniz et de Jean Bernouilli. Il y était arrivé par une méthode très remarquable, toute différente de nos démonstrations classiques de la trigonométrie et du calcul différentiel, et qui servit de point de départ à Lambert pour sa théorie des sinus hyperboliques, présentés en 1768 à l’Académie de Berlin. C’est également en 1707 qu’un autre réfugié, Denis Papin, construisit en Allemagne un premier bateau à vapeur, cent ans avant Fulton.

Quelques temps plus tard, le théorème de Cotes ayant été publié sans démonstration, Moivre entreprit de le démontrer, et eut la satisfaction d’arriver à un résultat plus général encore, qui servait à l’intégration des différentielles rationnelles. Pendant longtemps, les inventeurs donnaient ainsi leurs découvertes sans en faire connaître les principes ; souvent même ils tenaient leurs procédés secrets pour avoir le plaisir d’embarrasser leurs émules ; en croyant servir leur gloire, ils retardaient les progrès de la science.

Le calcul différentiel fut publié en 1684 par Leibniz, et trois ans plus tard par Newton, longtemps après l’époque de la découverte. La question de priorité ne fut soulevée qu’en 1712 par les Anglais qui ne pouvaient admettre qu’un autre géomètre partageât avec Newton l’honneur de l’invention. Une commission de onze membres fut nommée dans la Société royale pour juger ce procès ; Moivre en fit partie avec Arbuthnot, Halley et Taylor. On ignore la part de chacun dans le travail de cette commission, qui ne porte aucune signature. Le jugement fut contraire à Leibniz, mais la postérité rendit pleine justice à ce grand homme.

Fontenelle, en prononçant son éloge en 1716, alors que Newton vivait encore, n’oublia pas tout à fait que si l’on doit des égards aux vivants, on doit aux morts la vérité. « Si M. Leibniz, dit-il, n’est pas de son côté, aussi bien que M. Newton, l’inventeur du système des infiniment petits, il s’en faut infiniment peu. » Le spirituel secrétaire de l’Académie ne laissait en plus à Newton qu’une quantité négligeable, c’est-à-dire rigoureusement nulle. Il est bon de remarquer que si Moivre emploie dans ses écrits la notation des fluxions de Newton, Jacquier et Leseur, dans leur commentaire du livre des Principes, se servent de l’algorithme de Leibniz, adopté par tous les savants du continent.

Moivre eut bientôt, pour son propre compte, une querelle littéraire avec un savant français, Montmort, qui avait publié en 1708 un essai d’analyse sur les jeux de hasard. Moivre, initié depuis longtemps à ce genre de questions par la lecture du traité de Huygens, donna en 1711 ses propres recherches dans son ouvrage De mensura sortis. Deux ans après, Montmort s’ en plaignit dans la seconde édition de son livre ; Moivre n’eut pas de peine à se justifier, et même à lier avec lui un commerce de bonne amitié. Mais lorsque Montmort mourut en 1716, Fontenelle, dans son éloge à l’Académie des sciences, ranima la dispute. « Après le livre de M. de Monlmort, dit-il, il en parut un en Angleterre sur la même matière, intitulé : De mensura sortis. Il est de M. de Moivre, fameux géomètre, que la France a droit, puisqu’il est Français, de revendiquer sur l’Angleterre, d’ailleurs fort riche. Je ne dissimulerai point que M. de Montmort fut vivement piqué de cet ouvrage, qui lui parut avoir été fait sur le sien, et d’après le sien. »

L’illustre Fontenelle se montra peu discret, cette fois. Pour répondre à ces attaques posthumes, Moivre fit alors ce qu’il y avait à faire. Il perfectionna le calcul des probabilités, et donna l’ensemble de ses recherches dans un nouveau livre intitulé The Doctrine of chances, où il se montra grand géomètre. Jacques Bernouilli avait laissé un manuscrit profond, De arte conjectandi, qui fut publié en 1713 par son neveu Nicolas Bernouilli. Il y résout le problème de la probabilité qui résulte de la multiplication indéfinie des événements. Par exemple, une urne contient, sans qu’on le sache, 20 boules blanches et 10 noires ; on fait un grand nombre de tirages en remettant chaque fois la boule sortie ; on n’obtient jamais le rapport de 2 à 1, mais des nombres qui seront entre eux dans un rapport plus ou moins différent selon le nombre des épreuves ; l’événement le plus probable a peu de chance d’arriver. Bernouilli calcula combien de fois il faudrait réitérer l’expérience pour parvenir à un degré assigné de probabilité. La place reprit la question dans sa théorie analytique des probabilités.

Le calcul des probabilités conduisit Moivre à de belles découvertes en analyse, qu’il exposa dans son célèbre livre Miscellanea analytica, publié en 1730 par souscription. Les 160 souscripteurs étaient Anglais, à l’exception de Maupertuis, de Kligenstierna, professeur à Upsal, et du marquis de Visconti. Moivre y démontrait enfin ses divers lemmes, dont il n’avait donné autrefois que les énoncés ; il perfectionnait l’intégration des fonctions rationnelles, abaissait le degré des équations réciproques, faisait connaître la nature des séries récurrentes, et apprenait à en calculer les sommes. Il fut alors nommé membre associé de l’Académie de Berlin.

Dans un dernier ouvrage, Annuities on live, il appliqua le calcul des probabilités aux assurances sur la vie. Il avait composé cet écrit sur l’invitation de Nicolas Bernouilli. Les Anglais, qui ne dédaignent jamais la pratique, firent un bon accueil aux diverses éditions de ce livre.

Moivre mourut d’une façon assez singulière. Depuis quelque temps, il dormait chaque jour un peu plus que la veille et était ainsi arrivé à dormir vingt-trois heures par jour ; le 27 novembre 1754, il dormit les vingt-quatre heures et ne se réveilla plus.

Sa vieillesse n’avait pas été exempte d’infirmités ; il était devenu aveugle et sourd ; dans les derniers temps de sa vie , il dormait vingt heures par jour ; mais dans les quatre heures de veille, il avait toute sa lucidité et sa présence d’esprit, comme on le vit par la lettre de remerciements qu’il dicta pour Mairan, ancien secrétaire de l’Académie des sciences. Lorsqu’il cessa de s’éveiller, de calculer et de vivre, il n’avait été alité qu’environ huit jours.

Dans sa jeunesse, il avait beaucoup connu Newton qui lui fut toujours très attaché. On rapporte que tous les soirs ce grand géomètre allait l’attendre dans un café où Moivre se rendait après avoir fini ses leçons, et d’où il l’emmenait chez lui pour y passer la soirée. L’élève avait approfondi toutes les théories du maître, dont il était le confident ; aussi, lorsqu’on interrogeait l’illustre vieillard sur quelque point obscur de ses ouvrages, il répondait : « Adressez-vous à M. de Moivre ; il sait mieux cela que moi. »

Il ne s’était pas renfermé dans l’étude exclusive des mathématiques et, forcé par les malheurs du temps de parler une langue étrangère, il cependant avait toujours cultivé les lettres anciennes et les lettres françaises. Il admirait surtout Rabelais, le plus grand écrivain du XVIe siècle, et, Molière dont il avait vu représenter le Misanthrope à Paris, à l’âge de dix-huit ans, et dont il savait les vers par cœur.

Quant à son caractère, voici ce que dit Grandjean de Fouchy : « Il n’affectait jamais de parler de sa science, et ne se montrait mathématicien que par la justesse de son esprit. Sa conversation était universelle et instructive ; jamais il ne disait rien qui ne fût aussi bien pensé que clairement exprimé. Son style tenait plus de la force et de la solidité que de l’agrément et de la vivacité ; mais il était toujours très correct, et il y apportait le même soin et la même attention qu’à ses calculs. »

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