LA FRANCE PITTORESQUE
29 septembre 1837 : création de la
Commission des Monuments historiques
(D’après « Littérature et philosophie mêlées » (par Victor Hugo)
paru en 1834, « Balzac, archéologue de Paris »
(par Jeannine Guichardet) paru en 1986 et « Mérimée »
(par Yves Reboul) paru en 2004)
Publié le vendredi 29 septembre 2023, par Redaction
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Aucune instance ni aucune loi ne protégeait à cette époque les monuments présentant un intérêt artistique, archéologique ou historique pourtant livrés au pillage par une administration complice, suscitant l’ire d’écrivains de renom, tel Victor Hugo qui en 1834 publie une Guerre aux démolisseurs, vibrant plaidoyer en faveur de la sauvegarde de notre patrimoine national
 

Datée de 1825 et publiée en 1834 au sein de Littérature et philosophie mêlées, la note intitulée Guerre aux démolisseurs de Victor Hugo était ainsi libellée :

« Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera bientôt plus à la France d’autre monument national que celui des Voyages pittoresques et romantiques, où rivalisent de grâce, d’imagination et de poésie le crayon de Taylor et la plume de Ch. Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec admiration, quoiqu’il ait quelquefois prononcé le nôtre avec amitié.

« Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne. Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du Moyen Age, où s’est imprimé la vieille gloire nationale, auxquels s’attachent à la fois la mémoire des rois et la tradition du peuple.

« Tandis que l’on construit à grands frais je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention d’être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs, d’autres édifices admirables et originaux tombent sans qu’on daigne s’en informer, et leur seul tort cependant, c’est d’être français par leur origine, par leur histoire et par leur but.

Château de Foix (Ariège) vers 1950. Classé Monument historique en 1840

Château de Foix (Ariège) vers 1950. Classé Monument historique en 1840

« À Blois, le château des états sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine de Médicis croule ensevelie sous les charpentes d’un quartier de cavalerie. À Orléans, le dernier vestige des murs défendus par Jeanne vient de disparaître. À Paris, nous ne savons ce qu’on a fait des vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie au donjon. L’abbaye de Sorbonne, si élégante et si ornée, tombe en ce moment sous le marteau. La belle église romane de Saint-Germain des Prés, d’où Henr IV avait observé Paris, avait trois flèches, les seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale. Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou les abattre ; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais portique dans le style de Louis XIlI qui en masque le portail, les restaurateurs ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celles de Saint-Sulpice ; et l’on a badigeonné le reste en beau jaune serin.

« La cathédrale gothique d’Autun a subi le même outrage. Lorsque nous passions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également disparaître sous une couche de détrempe rose la belle couleur que les siècles avaient donnée à la cathédrale du primat des Gaules. Nous avons vu démolir encore, près de Lyon, le château renommé de l’Arbresle. Je me trompe, le propriétaire a conservé une des tours, il la loue à la commune, elle sert de prison. Une petite ville historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruine avec le manoir des d’Aillecourt, la maison seigneuriale où naquit Tourville, et des monuments qui embelliraient Nuremberg.

« À Nevers, deux églises du onzième siècle servent d’écurie. Il y en avait une troisième du même temps, nous ne l’avons pas vue : à notre passage, elle était effacée du sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d’une chaumière, où ils étaient jetés, deux chapiteaux romains qui attestaient par leur beauté celle de l’édifice dont ils étaient les seuls vestiges. On a détruit l’antique église de Mauriac. À Soissons, on laisse crouler le riche cloître de Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies. C’est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit des matériaux. Même indifférence pour la charmante église de Braisne, dont la voûte démantelée laisse arriver la pluie sur les dix tombes royales qu’elle renferme.

« À la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romaine qui, par l’immensité de son enceinte et · la richesse de son architecture, rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l’Europe ; mais elle est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six diligences par jour. Nous avons visité Chambord, cet Alhambra de la France. Il chancelle déjà, miné par les eaux du ciel, qui ont filtré à travers la pierre tendre de ses toits dégarnis de plomb. Nous le déclarons avec douleur, si l’on n’y songe promptement, avant peu d’années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d’être nationale, qui a rendu le chef-d’œuvre du Primatice au pays, aura été inutile ; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.

« Nous écrivons ceci à la hâte, sans préparation et en choisissant au hasard quelques-uns des souvenirs qui nous sont restés d’une excursion rapide dans une petite portion de la France. Qu’on y réfléchisse, nous n’avons dévoilé qu’un bord de la plaie. Nous n’avons cité que des faits, et des faits que nous avons vérifiés. Que se passe-t-il ailleurs ? On nous a dit que des Anglais avaient acheté trois cents francs le droit d’emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de l’admirable abbaye de Jumièges. Ainsi les profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les Turcs ne vendaient que les monuments grecs ; nous faisons mieux, nous vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu’une carrière de pierres.

« Proh pudor ! au moment où nous traçons ces lignes, à Paris, au lieu même dit École des beaux-arts, un escalier de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième siècle, sert d’échelle à des maçons ; d’admirables menuiseries de la renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat qui a ouvré le château d’Anet, se rencontrent là, brisées, disloquées, gisant en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et jusque dans l’antichambre du cabinet d’un individu qui s’est installé là, et qui s’intitule architecte de l’École des beaux-arts, et qui marche tous les jours stupidement là-dessus. Et nous allons chercher bien loin et payer bien cher des ornements à nos musées !

« Il serait temps enfin de mettre un terme à ces désordres, sur lesquels nous appelons l’attention du pays. Quoique appauvrie par les dévastateurs révolutionnaires, par les spéculateurs mercantiles et surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles, qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c’est donc dépasser son droit que le détruire.

« Une surveillance active devrait être exercée sur nos monuments. Avec de légers sacrifices, on sauverait des constructions qui, indépendamment du reste, représentent des capitaux énormes. La seule église de Brou, bâtie vers la fin du quinzième siècle, a coûté vingt-quatre millions, à une époque où la journée d’un ouvrier se payait deux sous. Aujourd’hui ce serait plus de cent cinquante millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs pour la jeter bas.

« Et puis, un louable regret s’emparerait de nous, nous voudrions reconstruire ces prodigieux édifices, que nous ne pourrions. Nous n’avons plus le génie de ces siècles. L’industrie a remplacé l’art.

« Terminons ici cette note : aussi bien c’est encore là un sujet qui exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y reviendra souvent, à propos et hors de propos ; et, comme ce vieux Romain qui disait toujours : Hoc censeo et delendam esse Carthaginem, l’auteur de cette note répétera sans cesse : Je pense cela et qu’il ne faut pas démolir la France. »

Dans note datée de 1832, Victor Hugo écrit encore :

« Il faut le dire, et le dire haut, cette démolition de la vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la Restauration, se continue avec plus d’acharnement et de barbarie que jamais. Depuis la révolution de juillet, avec la démocratie, quelque ignorance a débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d’endroits, le pouvoir local, l’influence municipale, la curatelle communale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombé d’un cran. En attendant que ces braves gens sachent épeler, ils gouvernent. La bévue administrative, produit naturel et normal de cette machine de Marly qu’on appelle la centralisation, la bévue administrative s’engendre toujours, comme par le passé, du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du préfet au ministre. Seulement elle est plus grosse.

« Notre intention est de n’envisager ici qu’une seule des innombrables formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays émerveillé. Nous ne voulons traiter de la bévue administrative qu’en matière de monuments, et encore me ferons-nous qu’effleurer cet immense sujet, que vingt-cinq volumes in-folio n’épuiseraient pas.

« Nous posons donc en fait qu’il n’y a peut-être pas en France, à l’heure qu’il est, une seule ville, pas un seul chef-lieu d’arrondissement, pas un seul chef-lieu de canton, où il ne se médite, où il ne se commence, où il ne s’achève la destruction de quelque monument historique national, soit par le fait de l’autorité centrale, soit par le fait de l’autorité locale de. l’aveu de l’autorité centrale, soit par le fait des particuliers sous les yeux et avec la tolérance de l’autorité locale.

« Nous avançons ceci avec la profonde conviction de ne pas nous tromper, et nous en appelons à la conscience de quiconque a fait, sur un point quelconque de la France, la moindre excursion d’artiste et d’antiquaire. Chaque jour quelque vieux souvenir de la France s’en va avec la pierre sur laquelle il était écrit. Chaque jour nous brisons quelque lettre du vénérable livre de la tradition. Et bientôt, quand la ruine de toutes ces ruines sera achevée, il ne nous restera plus qu’à nous écrier avec ce Troyen, qui du moins emportait ses dieux :

... Fuit Ilium, et ingens
Gloria !

« Et à l’appui de ce que nous venons de dire, qu’on permette à celui qui écrit ces lignes de citer, entre une foule de documents qu’il pourrait produire, l’extrait d’une lettre à lui envoyée. Il n’en connaît pas personnellement le signataire, qui est, comme sa lettre l’annonce, homme de goût et de cœur ; mais il le remercie de s’être adressé à lui. Il ne fera jamais faute à quiconque lui signalera une injustice ou une absurdité nuisible à dénoncer. Il regrette seulement que sa voix n’ait pas plus d’autorité et de retentissement. Qu’on lise donc cette lettre, et qu’on songe, en la lisant, que le fait qu’elle atteste n’est pas un fait isolé, mais un des mille épisodes du grand fait général, la démolition successive et incessante de tous les monuments de l’ancienne France. »

Église Sainte-Foy de Conches-en-Ouche (Eure). Classée Monument historique en 1840

Église Sainte-Foy de Conches-en-Ouche (Eure). Classée Monument historique en 1840

« Charleville, 14 février 1832.

« Monsieur,

« Au mois de septembre dernier, je fis un voyage à Laon (Aisne), mon pays natal. Je l’avais quitté depuis plusieurs années : aussi, à peine arrivé, mon premier soin fut de parcourir la ville... Arrivé sur la place du Bourg, au moment où mes yeux se levaient sur la vieille tour de Louis d’Outremer, quelle fut ma surprise de la voir de toutes parts bardée d’échelles, de leviers et de tous les instruments possibles de destruction ! Je l’avouerai, cette vue me fit mal. Je cherchais à deviner pourquoi ces échelles et ces pioches, quand vint à passer M. Th..., homme simple et instruit, plein de goût pour les lettres et fort ami de tout ce qui touche à la science et aux arts. Je lui fis part à l’instant de l’impression douloureuse que me causait la destruction de ce vieux monument.

« M. Th..., qui la partageait, m’apprit que, resté seul des membres de l’ancien conseil municipal, il avait été seul pour combattre l’acte dont nous étions en ce moment témoins ; que ses efforts n’avaient rien pu. Raisonnements, paroles, tout avait échoué. Les nouveaux conseillers, réunis en majorité contre lui, l’avaient emporté. Pour avoir pris un peu chaudement le parti de cette tour innocente, M. Th... avait été même accusé de carlisme. Ces messieurs s’étaient écriés que cette tour ne rappelait que les souvenirs des temps féodaux, et la destruction avait été votée par acclamation. Bien plus, la ville a offert au soumissionnaire qui se charge de l’exécution une somme de plusieurs mille francs, les matériaux en sus. Voilà le prix du meurtre, car c’est un véritable meurtre ! M. Th... me fit remarquer sur le mur voisin l’affiche d’adjudication, en papier jaune. En tête était écrit en énormes caractères : DESTRUCTION DE LA TOUR DITE DE LOUIS D’OUTREMER. Le public est prévenu, etc.

« Cette tour occupait un espace de quelques toises. Pour agrandir le marché qui l’avoisine, si c’est là le but qu’on a cherché, on pouvait sacrifier une maison particulière, dont le prix n’eût peut-être pas dépassé la somme offerte au soumissionnaire. Ils ont préféré anéantir la tour. Je suis affligé de le dire à la honte » des Laonnois, leur ville possédait un monument rare, un monument des rois de la seconde race ; il n’y en existe plus aujourd’hui un seul. Celui de Louis IV était le dernier. Après un pareil acte de vandalisme, on apprendra quelque jour sans surprise qu’ils démolissent leur belle cathédrale du onzième siècle, pour faire une halle aux grains. »

Et Victor Hugo de reprendre :

« Les réflexions abondent et se pressent devant de tels faits. Et d’abord, ne voilà-t-il pas une excellente comédie ? Vous représentez-vous ces dix ou douze conseillers municipaux mettant en délibération la grande destruction de la tour dite de Louis d’Outremer ? Les voilà tous, rangés en cercle, et sans doute assis sur la table, jambes croisées et babouches aux pieds, à la façon des Turcs. Écoutez-les. Il s’agit d’agrandir le carré aux choux et de faire disparaître un monument féodal. Les voilà qui mettent en commun tout ce qu’ils savent de grands mots, depuis quinze ans qu’ils se font anucher le Constitutionnel par le magister de leur village. Ils se cotisent. Les bonnes raisons pleuvent. L’un a argué de la féodalité, et s’y tient ; l’autre allègue la dîme ; l’autre, la corvée ; l’autre, les serfs qui battaient l’eau des fossés pour faire taire les grenouilles ; un cinquième, le droit de jambage et de cuissage ; un sixième, les éternels prêtres et les éternels nobles ; un autre, les horreurs de la Saint-Barthélemy, un autre, qui est probablement avocat, les jésuites ; puis ceci, puis cela, puis encore cela et ceci ; et tout est dit, la tour de Louis d’Outremer est condamnée.

« Vous figurez-vous bien, au milieu du grotesque sanhédrin, la situation de ce pauvre homme, représentant unique de la science, de l’art, du goût, de l’histoire ? Remarquez-vous l’attitude humble et opprimée de ce paria ? L’écoutez-vous hasarder quelques mots timides en faveur du vénérable monument ? Et voyez-vous l’orage éclater contre lui ? Le voilà qui ploie sous les invectives. Voilà qu’on l’appelle de toutes parts carliste, et probablement carlisse. Que répondre à cela ? C’est fini. La chose est faite. La démolition du monument des âges de barbarie est définitivement votée avec enthousiasme, et vous entendez le hourra des braves conseillers municipaux de Laon, qui ont pris d’assaut la tour de Louis d’Outremer.

« Croyez-vous que jamais Rabelais, que jamais Hogarth, auraient pu trouver quelque part faces plus drolatiques, profils plus bouffons, silhouettes plus réjouissantes à charbonner sur les murs d’un cabaret ou sur les passages d’une batrachomyomachie ?

« Oui, riez. — Mais, pendant que les prud’hommes jargonnaient, coassaient et délibéraient, la vieille tour, si longtemps inébranlable, se sentait trembler dans ses fondements. Voilà tout à coup que, par les fenêtres, par les portes, par les barbacanes, par les meurtrières, par les lucarnes, par les gouttières, de partout, les démolisseurs lui sortent comme les vers d’un cadavre. Elle sue des maçons. Ces pucerons la piquent. Cette vermine la dévore. La pauvre tour commence à tomber pierre à pierre ; ses sculptures se brisent sur le pavé ; elle éclabousse les maisons de ses débris ; son flanc s’éventre ; son profil s’ébrèche, et le bourgeois inutile, qui passe à côté sans trop savoir ce qu’on lui fait, s’étonne de la voir chargée de cordes, de poulies et d’échelles plus qu’elle ne le fut jamais par un assaut d’Anglais ou de Bourguignons.

« Ainsi, pour jeter bas cette statue de Louis d’Outremer, presque contemporaine des tours romaines de l’ancienne Bibrax, pour faire ce que n’avaient fait ni béliers, ni balistes, ni scorpions, ni catapultes, ni haches, ni dolabres, ni engins, ni bombardes, ni serpentines, ni fauconneaux, ni couleuvrines, ni les boulets de fer des forges de Creil, ni les pierres à bombarde des carrières de Péronne, ni le canon, ni le tonnerre, ni la tempête, ni la bataille, ni le feu des hommes, ni le feu du ciel, il a suffi au dix-neuvième siècle, merveilleux progrès ! d’une plume d’oie, promenée à peu près au hasard sur une feuille de papier par quelques infiniment petits ! méchante plume d’un conseil municipal du vingtième ordre, plume qui formule boiteusement les fetfas imbéciles d’un divan de paysans ! plume imperceptible du sénat de Lilliput ! plume qui fait des fautes de français ! plume qui ne sait pas l’orthographe ! plume qui, à coup sûr, a tracé plus de croix que de signatures au bas de l’inepte arrêté !

« Et la tour a été démolie ! et cela s’est fait ! et la ville a payé pour cela ! On lui a volé sa couronne, et elle a payé le voleur !

« Quel nom donner à toutes ces choses ?

« Et, nous le répétons pour qu’on y songe bien, le fait de Laon n’est pas un fait isolé. À l’heure où nous écrivons, il n’est pas un point en France où il ne se passe quelque chose d’analogue. C’est plus ou c’est moins, c’est peu ou c’est beaucoup, c’est petit ou c’est grand, mais c’est toujours et partout du vandalisme. La liste des démolitions est inépuisable. Elle a été commencée par nous et par d’autres écrivains qui ont plus d’importance que nous. Il serait facile de la grossir, il serait impossible de la clore.

« On vient de voir une prouesse du conseil municipal. Ailleurs, c’est un maire qui déplace un peulven pour marquer la limite du champ communal ; c’est un évêque qui ratisse et badigeonne sa cathédrale ; c’est un préfet qui jette bas une abbaye du quatorzième siècle pour démasquer les fenêtres de son salon ; c’est un artilleur qui rase un cloître de 1460 pour rallonger un polygone ; c’est un adjoint qui fait du sarcophage de Théodeberthe une auge aux pourceaux.

« Nous pourrions citer les noms. Nous en avons pitié. Nous les taisons.

« Cependant il ne mérite pas d’être épargné, ce curé de Fécamp qui a fait démolir le jubé de son église, donnant pour raison que ce massif incommode, ciselé et fouillé par les mains miraculeuses du quinzième siècle, privait ses paroissiens du bonheur de le contempler, lui curé, dans sa splendeur à l’autel. Le maçon qui a exécuté l’ordre du béat s’est fait des débris du jubé une admirable maisonnette qu’on peut voir à Fécamp. Quelle honte ! Qu’est devenu le temps où le prêtre était le suprême architecte ? Maintenant le maçon enseigne le prêtre !

« N’y a-t-il pas aussi un dragon ou un housard qui veut faire de l’église de Brou, de cette merveille, son grenier à foin, et qui en demande ingénument la permission au ministre ? N’était-on pas en train de gratter de haut en bas la belle cathédrale d’Angers quand le tonnerre est tombé sur la flèche, noire et intacte encore, et l’a brûlée, comme si le tonnerre avait eu, lui, de l’intelligence et avait mieux aimé abolir le vieux clocher que de le laisser égratigner par des conseillers municipaux ! Un ministre de la restauration n’a-t-il pas rogné à Vincennes ses admirables tours et à Toulouse ses beaux remparts ? N’y a-t-il pas eu, à Saint-Omer, un préfet qui a détruit aux trois quarts les magnifiques ruines de Saint-Bertin, sous prétexte de donner du travail aux ouvriers ?

« Dérision ! si vous êtes des administrateurs tellement médiocres, des cerveaux tellement stériles, qu’en présence des routes à ferrer, des canaux à creuser, des rues à macadamiser, des ports à curer, des landes à défricher, des écoles à bâtir, vous ne sachiez que faire de vos ouvriers, du moins ne leur livrez pas comme une proie nos édifices nationaux à démolir, ne leur dites pas de se faire du pain avec ces pierres. Partagez-les plutôt, ces ouvriers, en deux bandes ; que toutes deux creusent un grand trou, et que chacune ensuite comble le sien avec la terre de l’autre. Et puis payez-leur ce travail. Voilà une idée. J’aime mieux l’inutile que le nuisible.

« À Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux. Le vandalisme est architecte. Le vandalisme se carre et se prélasse. Le vandalisme est fêté, applaudi, encouragé, admiré, caressé, protégé, consulté, subventionné, défrayé, naturalisé. Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement. Il est installé sournoisement dans le budget, et il le grignote à petit bruit, comme le rat son fromage. Et, certes, il gagne bien son argent. Tous les jours il démolit quelque chose du peu qui nous reste de cet admirable vieux Paris. Que sais-je ? le vandalisme a badigeonné Notre-Dame, le vandalisme a retouché les tours du Palais de justice, le vandalisme a rasé Saint-Magloire, le vandalisme a détruit le cloître des Jacobins, le vandalisme a amputé deux flèches sur trois à Saint-Germain des Prés. Nous parlerons peut-être dans quelques instants des édifices qu’il bâtit.

« Le vandalisme a ses journaux, ses coteries, ses écoles, ses chaires, son public, ses raisons. Le vandalisme a pour lui les bourgeois. Il est bien nourri, bien renté, bouffi d’orgueil, presque savant, très-classique, bon logicien, fort théoricien, joyeux, puissant, affable au besoin, beau parleur, et content de lui. Il tranche du Mécène. Il protége les jeunes talents. Il est professeur. Il donne de grands prix d’architecture. Il envoie des élèves à Rome. Il porte habit brodé, épée au côté et culotte française. Il est de l’Institut. Il va à la cour. Il donne le bras au roi, et flâne avec lui dans les rues, lui soufflant ses plans à l’oreille. Vous avez dû le rencontrer.

Château de Pau (Pyrénées-Atlantiques) vers 1900. Classé Monument historique en 1840

Château de Pau (Pyrénées-Atlantiques) vers 1900. Classé Monument historique en 1840

« Quelquefois il se fait propriétaire, et il change la tour magnifique de Saint-Jacques de la Boucherie en fabrique de plomb de chasse, impitoyablement fermée à l’antiquaire fureteur ; et il fait de la nef de Saint-Pierre aux Bœufs un magasin de futailles vides, de l’hôtel de Sens une écurie à rouliers, de la maison de la Couronne d’or une draperie, de la chapelle de Cluny une imprimerie. Quelquefois il se fait peintre en bâtiments, et il démolit Saint-Landry pour construire sur l’emplacement de cette simple et belle église une grande laide maison qui ne se loue pas. Quelquefois il se fait greffier, et il encombre de paperasses la Sainte-Chapelle, cette église qui sera la plus admirable parure de Paris, quand il aura détruit Notre-Dame. Quelquefois il se fait spéculateur, et dans la nef déshonorée de Saint-Benoît il emboîte violemment un théâtre, et quel théâtre ! Opprobre ! le cloître saint, docte et grave des bénédictins, métamorphosé en je ne sais quel mauvais lieu littéraire.

« Sous la Restauration, il prenait ses aises et s’ébattait d’une manière tout aussi charmante, nous en convenons. Chacun se rappelle comment le vandalisme, qui alors aussi était architecte du roi, a traité la cathédrale de Reims. Un homme d’honneur, de science et de talent, M. Vitet, a déjà signalé le fait. Cette cathédrale est, comme on sait, chargée du haut en bas de sculptures excellentes qui débordent de toutes parts son profil. À l’époque du sacre de Charles X, le vandalisme, qui est bon courtisan, eut peur qu’une pierre ne se détachât par aventure de toutes ces sculptures en surplomb, et ne vînt tomber incongrûment sur le roi, au moment où Sa Majesté passerait ; et sans pitié, et à grands coups de maillet, et trois grands mois durant, il ébarba la vieille église ! Celui qui écrit ceci a chez lui une belle tête de Christ, débris curieux de cette exécution.

« Depuis juillet, il en a fait une autre qui peut servir de pendant à celle-là, c’est l’exécution du jardin des Tuileries. Nous reparlerons quelque jour et longuement de ce bouleversement barbare. Nous ne le citons ici que pour mémoire. Mais qui n’a haussé les épaules en passant devant ces deux petits enclos usurpés sur une promenade publique ? On a fait mordre au roi le jardin des Tuileries, et voilà les deux bouchées qu’il se réserve. Toute l’harmonie d’une œuvre royale et tranquille est troublée, la symétrie des parterres est éborgnée, les bassins entaillent la terrasse ; c’est égal, on a ses deux jardinets. Que dirait-on d’un fabricant de vaudevilles qui se taillerait un couplet ou deux dans les chœurs d’Athalie ! Les Tuileries, c’était l’Athalie de le Nôtre.

« On dit que le vandalisme a déjà condamné notre vieille et irréparable église de Saint-Germain l’Auxerrois. Le vandalisme a son idée à lui. Il veut faire tout à travers Paris une grande, grande, grande rue. Une rue d’une lieue ! Que de magnifiques dévastations chemin faisant ! Saint-Germain l’Auxerrois y passera, l’admirable tour de Saint-Jacques de la Boucherie y passera peut-être aussi. Mais qu’importe ! une rue d’une lieue ! comprenez-vous comme cela sera beau ! une ligne droite tirée du Louvre à la barrière du Trône ! d’un bout de la rue, de la barrière, on contemplera la façade du Louvre. Il est vrai que tout le mérite de la colonnade de Perrault, si mérite il y a, est dans ses proportions, et que ce mérite s’évanouira dans la distance ; mais qu’est-ce que cela fait ? on aura une rue d’une lieue ! de l’autre bout du Louvre, on verra la barrière du Trône, les deux colonnes proverbiales que vous savez, maigres, fluettes et risibles comme les jambes de Potier. O merveilleuse perspective !

« Espérons que ce burlesque projet ne s’accomplira pas. Si l’on essayait de le réaliser, espérons qu’il y aura une émeute d’artistes. Nous y pousserons de notre mieux.

« Les dévastateurs ne manquent jamais de prétextes. Sous la Restauration, on gâtait, on mutilait, on défigurait, on profanait les édifices catholiques du Moyen Age, le plus dévotement du monde. La congrégation avait développé sur les églises la même excroissance que sur la religion. Le sacré-cœur s’était fait marbre, bronze, badigeonnage et bois doré. Il se produisait le plus souvent dans les églises sous la forme d’une petite chapelle peinte, dorée, mystérieuse, élégiaque, pleine d’anges bouffis, coquette, galante, ronde et à faux jour, comme celle de Saint-Sulpice. Pas de cathédrale, pas de paroisse en France à laquelle il ne poussât, soit au front, soit au côté, une chapelle de ce genre. Cette chapelle constituait pour les églises une véritable maladie. C’était la verrue de Saint-Acheul.

« Depuis la révolution de juillet, les profanations continuent, plus funestes et plus mortelles encore, et avec d’autres semblants. Au prétexte dévot a succédé le prétexte national, libéral, patriote, philosophe, voltairien. On ne restaure plus, on ne gâte plus, on n’enlaidit plus un monument, on le jette bas. Et l’on a de bonnes raisons pour cela. Une église, c’est le fanatisme ; un donjon, c’est la féodalité. On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres, on septembrise des ruines.

« À peine si nos pauvres églises parviennent à se sauver en prenant cocarde. Pas une Notre-Dame en France, si colossale, si vénérable, si magnifique, si impartiale, si historique, si calme et si majestueuse qu’elle soit, qui n’ait son petit drapeau tricolore sur l’oreille. Quelquefois on sauve une admirable église en écrivant dessus : Mairie. Rien de moins populaire parmi nous que ces édifices faits par le peuple et pour le peuple. Nous leur en voulons de tous ces crimes des temps passés dont ils ont été les témoins. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire. Nous dévastons, nous pulvérisons, nous détruisons, nous démolissons par esprit national. À force d’être bons Français, nous devenons d’excellents Welches.

« Dans le nombre, on rencontre certaines gens auxquels répugne ce qu’il y a d’un peu banal dans le magnifique pathos de juillet, et qui applaudissent aux démolisseurs par d’autres raisons, des raisons doctes et importantes, des raisons d’économiste et de banquier. — À quoi servent ces monuments ? disent-ils. Cela coûte des frais d’entretien, et voilà tout. Jetez-les à terre et vendez les matériaux. C’est toujours cela de gagné. — Sous le pur rapport économique, le raisonnement est mauvais. Nous l’avons déjà établi plus haut, ces monuments sont des capitaux. Beaucoup d’entre eux, dont la renommée attire les étrangers riches en France, rapportent au pays bien au delà de l’intérêt de l’argent qu’ils ont coûté. Les détruire, c’est priver le pays d’un revenu.

« Mais quittons ce point de vue aride, et raisonnons de plus haut. Depuis quand ose-t-on, en pleine civilisation, questionner l’art sur son utilité ? Malheur à vous si vous ne savez pas à quoi l’art sert ! On n’a rien de plus à vous dire. Allez ! démolissez ! utilisez ! Faites des moellons avec Notre-Dame de Paris. Faites des gros sous avec la Colonne.

« D’autres acceptent et veulent l’art ; mais, à les entendre, les monuments du Moyen Age sont des constructions de mauvais goût, des œuvres barbares, des monstres en architecture, qu’on ne saurait trop vite et trop soigneusement abolir. À ceux-là non plus il n’y a rien à répondre. C’est fini d’eux. La terre a tourné, le monde a marché depuis eux ; ils ont les préjugés d’un autre siècle ; ils ne sont plus de la génération qui voit le soleil. Car, il faut bien, nous le répétons, que les oreilles de toute grandeur s’habituent à l’entendre dire et redire, en même temps qu’une glorieuse révolution politique s’est accomplie dans la société, une glorieuse révolution intellectuelle s’est accomplie dans l’art. »

Et plus loin :

« S’il est vrai, comme nous le croyons, que l’architecture, seule entre tous les arts, n’ait plus d’avenir, employez vos millions à conserver, à entretenir, à éterniser les monuments nationaux et historiques qui appartiennent à l’État, et à racheter ceux qui sont aux particuliers. La rançon sera modique. Vous les aurez à bon marché. Tel propriétaire ignorant vendra le Parthénon pour le prix de la pierre.

« Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. Vous avez autour de vous des hommes de science et de goût qui vous éclaireront dans ce travail. Surtout que l’architecte restaurateur soit frugal de ses propres imaginations ; qu’il étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu’il se pénètre de la ligne générale et de la ligne particulière du monument qu’on lui met entre les mains, et qu’il sache habilement souder son génie au génie de l’architecte ancien.

« Vous tenez les communes en tutelle, défendez-leur de démolir.

« Quant aux particuliers, quant aux propriétaires qui voudraient s’entêter à démolir, que la loi le leur défende ; que leur propriété soit estimée, payée et adjugée à l’État. Qu’on nous permette de transcrire ici ce que nous disions à ce sujet en 1825 : « Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental me doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles, qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c’est dépasser son droit. » Ceci est une question d’intérêt général, d’intérêt national. Tous les jours, quand l’intérêt général élève la voix, la loi fait taire les glapissements de l’intérêt privé. La propriété particulière a été souvent et est encore à tous moments modifiée dans le sens de la communauté sociale. On vous achète de force votre champ pour en faire une place, votre maison pour en faire un hospice. On vous achètera votre monument.

« S’il faut une loi, répétons-le, qu’on la fasse. Ici nous entendons les objections s’élever de toutes parts : — Est-ce que les chambres ont le temps ? — Une loi pour si peu de chose ! Pour si peu de chose ! Comment ! nous avons quarante-quatre mille lois dont nous ne savons que faire, quarante-quatre mille lois sur lesquelles il y en a à peine dix de bonnes. Tous les ans, quand les chambres sont en chaleur, elles en pondent par centaines, et, dans la couvée, il y en a tout au plus deux ou trois qui naissent viables. On fait des lois sur tout, pour tout, contre tout, à propos de tout. Pour transporter les cartons de tel ministère d’un côté de la rue de Grenelle à l’autre, on fait une loi. Et une loi pour les monuments, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l’intelligence humaine, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, utile, nécessaire, indispensable, urgente, on n’a pas le temps, on ne la fera pas !

« Risible ! risible ! risible ! »

De la province à Paris, le vandalisme a, comme on voit, appris à lire, à écrire, à courtiser sous de multiples visages. Le danger permanent est au plus haut niveau et rien, jusqu’alors, n’a pu le conjurer, pas même la création, le 29 octobre 1830, du poste d’Inspecteur général des monuments historiques confié à Ludovic Vitet, « un homme d’honneur, de science et de talent » comme le qualifie Victor Hugo.

Pavillon d'Anne de Beaujeu, à Moulins (Allier). Classé Monument historique en 1840

Pavillon d’Anne de Beaujeu, à Moulins (Allier). Classé Monument historique en 1840

Très vite, Vitet apparaît comme le seul homme à être en mesure de mener à bien une tâche aussi lourde, d’autant qu’il n’existe pas de loi régissant les Monuments historiques, mais uniquement des circulaires. Dès 1833, Vitet réclame les moyens d’une politique efficace en faveur des monuments : « Si vous ne m’armez pas d’un bout de loi, d’ici dix ans il n’y aura plus un monument en France, ils seront tous ou détruits ou badigeonnés. » (Rapport de Ludovic Vitet à Guizot, ministre de l’Intérieur, à l’issue de sa tournée dans le sud-ouest de la France)

Le célèbre Prosper Mérimée succède en 1834 à Ludovic Vitet, et le 29 septembre 1837 enfin, la Commission des Monuments historiques est créée, composée d’archéologues comme Leprévost et le baron Taylor, d’architectes comme Caristie et Duban, et d’hommes politiques comme le comte de Montesquiou. Mérimée en est le secrétaire jusqu’en 1839. Cette instance examine les demandes de subventions et de travaux, dresse la liste des édifices qui méritent d’être classés, donne un avis sur toute modification apportée à un bâtiment classé, peut proposer l’achat d’un édifice en péril. Elle s’appuie sur le réseau des Sociétés savantes qui l’informe des découvertes, des édifices en danger, des travaux réalisés dans de mauvaises conditions. Pour mieux juger de la pertinence des projets de restauration qui lui sont soumis, elle exige des architectes des rapports et des plans. Les projets et devis sont classés par ordre d’urgence.

Par ailleurs, afin d’aider la Commission à mieux cibler le choix des édifices à restaurer, par circulaire du 10 août 1837, peu avant la création de cette Commission, le ministre de l’Intérieur avait demandé aux préfets de dresser la liste de monuments de leurs départements qui avaient besoin de secours et de les classer par ordre d’importance.

C’est d’après ces listes que la Commission établit la première liste des édifices classés Monuments historiques, appelée « Liste de 1840 », régulièrement nourrie de nouveaux monuments. Elle comprend alors 1090 monuments classés, au nombre desquels figurent aussi bien des édifices que des objets comme les vitraux de Champigny-sur-Veude, le sépulcre de Saint-Mihiel ou la tapisserie de Bayeux. Le nombre de monuments classés double en 1842, et est fixé à 2420. En 1848, 2800 édifices sont protégés. La grande croisade des artistes, « Hugoth » en tête — titre d’une caricature lithographique parue en 1833 dans le numéro 4 de La Charge, journal satirique paraissant le dimanche —, avait payé.

Quand la destruction d’un bâtiment est inévitable, la Commission des Monuments historiques en fait réaliser des relevés pour en conserver la mémoire. C’est le cas des maisons à pans de bois d’Orléans et de Rouen, relevées par l’architecte Vaudoyer avant leur démolition. En 1846, dans un rapport au ministre, Mérimée s’exprime ainsi : « La Commission a dû s’occuper de conserver le souvenir de quelques monuments remarquables dont il est impossible de prolonger indéfiniment la durée. À sa prière, vous avez chargé M. Vaudoyer de relever et de dessiner un assez grand nombre de maisons anciennes qui existaient à Orléans. Dans une ville où le respect des monuments anciens n’est point enseigné par l’administration municipale, on doit s’attendre à voir disparaître rapidement des constructions en général peu solides et sans cesse exposées à être altérées par leurs propriétaires. Il n’y avait pas un moment à perdre pour étudier la disposition et les détails de ces habitations qui jettent le plus grand jour sur les usages et mœurs du Moyen Age. »

C’est avec Mérimée, inspirateur d’un grand nombre de décisions prises par la Commission, que s’élabora, peu à peu, en fonction des chantiers de restauration, une politique de restauration des Monuments historiques. Les premiers travaux sur des édifices classés furent effectués par des architectes locaux. Les résultats divers, souvent très médiocres, sinon catastrophiques, de leurs travaux, dus à la méconnaissance de l’architecture médiévale, incitèrent Mérimée et la Commission à faire appel, à partir de 1840, à des architectes parisiens ayant étudié l’architecture du Moyen Age. C’est ainsi que l’église de la Madeleine de Vézelay et la Cité de Carcassonne furent confiées à Eugène Viollet-le-Duc, que Charles Questel eut la charge de l’abbaye de Moissac, de l’église Saint-Maurice de Vienne et des monuments antiques de Nîmes et d’Arles, qu’Émile Boeswillwald restaura la cathédrale de Laon et Duban, le château de Blois, etc.

Actuellement, la France compte près de 45 000 monuments historiques.

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