LA FRANCE PITTORESQUE
21 septembre 1874 : mort du géologue
Léonce Élie de Beaumont
(D’après « Annuaire des cinq départements de la Normandie », paru en 1876)
Publié le jeudi 21 septembre 2023, par Redaction
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Premier de sa promotion de l’École des mines, membre de nombreuses académies scientifiques européennes et professeur au Collège de France durant quatre décennies, Léonce Élie de Beaumont s’illustra notamment en publiant avec Dufrénoy la première carte géologique de France, fruit de plus de 10 ans de travail
 

Léonce Élie de Beaumont naquit à Canon, près de Caen (Calvados), le 25 septembre 1798, dans le château seigneurial où sa famille aimée et respectée avait traversé sans inquiétude les années les plus périlleuses de la Révolution. Le nom de Canon les Bonnes-Gens, dont s’honore la paroisse de Canon, rappelle le souvenir d’une institution touchante qui, grâce a la libéralité du château, y entretenait une noble émulation de dévouement et de vertu.

Le grand-père de Léonce, Jean-Baptiste-Jacques Élie de Beaumont était intendant des finances du comte d’Artois. À la naissance du duc d’Angoulême, il pensa qu’un acte de bienfaisance fêterait dignement cet événement, et par acte notarié en date du 10 février 1775, sa femme et lui déclarèrent instituer à perpétuité dans leur terre et seigneurie de Canon une fête qui devait être appelée : La fête des Bonnes-Gens.

Quatre prix étaient fondés et une rente leur fut spécialement affectée. La cérémonie publique pour la remise de ces prix fut fixée au 24 septembre de chaque année. Ils consistaient en une médaille d’argent et une somme de 300 francs. Le comte d’Artois y ajouta deux cordons bleus, portés par lui l’espace d’un jour, pour que les lauréats en fussent décorés pendant la fête.

Les quatre sujets du prix avaient leurs dénominations : prix du bon vieillard, prix de la bonne fille, prix du bon chef de famille, prix de la bonne mère. Les conditions étaient minutieusement réglementées. Les trois communes admises à concourir étaient Canon, Vieux-Fumé et Mézidon. Elles nommaient des délégués qui, selon leur conscience et par bulletins, élisaient trois candidats qu’ils jugeaient dignes du prix. Élie de Beaumont s’était réservé le droit de prononcer. Il notifiait sa décision aux curés des paroisses qui s’empressaient de la publier, et, au jour dit, on célébrait en grande pompe la fête des Bonnes-Gens. L’effet moral était immense.

Médaillon figurant Léonce Élie de Beaumont, par Pierre-Jean David d'Angers (1843)

Médaillon figurant Léonce Élie de Beaumont, par Pierre-Jean David d’Angers (1843)

Tout promettait à ces fêtes un long avenir, quand un fatal événement vint frapper l’institution au cœur et répandre la consternation dans la contrée. À peine âgée de 54 ans, la femme de lettres Anne-Louise Élie de Beaumont, épouse de Jean-Baptiste-Jacques, mourut à Paris le 12 janvier 1783, son buste, sculpté pour être placé dans un des pavillons du parc, étant accompagné de ce quatrain de La Harpe :

De tout ce qui l’aimait elle a fait le bonheur ;
La raison a dicté ses écrits pleins de charmes ;
La vertu qui n’est plus ne laisse à la douleur
Qu’un long souvenir et des larmes.

Jean-Baptiste-Jacques Élie de Beaumont ne survécut pas longtemps à l’objet de ses affections. Il mourut le 10 janvier 1786, laissant un seul fils, père du géologue Léonce. Cette mort et la Révolution mirent fin à la fête des Bonnes-Gens.

Les ingénieux emblèmes de la fête des Bonnes-Gens, sculptés sur la façade du château, frappèrent les premiers regards de Léonce et de son frère Eugène. La grande salle des récompenses, désormais sans usage, fut le théâtre de leurs premiers jeux ; la visite fréquente des anciens lauréats, la rencontre des bons pères de famille, devenus de bons vieillards, devaient en même temps imprimer dans leur esprit de douces et pieuses émotions.

Le père de ces jeunes gens, terrassé par une terrible maladie, ne pouvait surveiller ni diriger lui-même l’éducation de ses deux fils. Sous les yeux d’une mère pleine de bonté, de grâce et de solide instruction, un maître habile, Dom Raphaël de Hérino, capable de les élever en même temps dans les sciences et dans les lettres, déposa dans leur esprit les premières semences du savoir et le goût de l’étude.

L’habile précepteur conduisit les deux frères à Paris, et, au concours général de 1817, Eugène remportait le premier prix de philosophie, et Léonce, le premier prix de mathématiques spéciales et celui de physique. La même année, il entrait le second à l’École polytechnique, dont il devait sortir deux ans après avec le premier rang et le titre d’élève ingénieur des mines. Il sortit également de l’École des mines, le premier de sa promotion, et André Brochant de Villiers (1772-1840), son professeur de géologie, le recommandait en ces termes au savant collectionneur de fossiles et ingénieur minier de Strasbourg, Philippe-Louis Voltz (1785-1840), lors de son voyage d’instruction : « C’est un de nos plus forts sujets présents et passés, éminent surtout en géologie. » Le journal du premier voyage d’Élie de Beaumont, jugé digne d’instruire les autres, fut inséré dans les Annales des Mines.

Dès ses premiers pas dans la carrière d’ingénieur, il se faisait remarquer par un mémoire magistral sur les terrains de grès des Vosges, et se plaçait ainsi du premier coup parmi les géologues de la plus haute espérance. Envoyé bientôt en Angleterre avec son collègue et ami le minéralogiste et géologue Pierre-Armand Dufrénoy (1792-1857), ils publiaient à leur retour la description des principaux établissements métallurgiques de ce pays, alors peu connu de nos manufacturiers. Les conditions géologiques des exploitations de la Grande-Bretagne, les procédés employés dans les usines, les appareils en usage et les conditions économiques du travail étaient solidement étudiés dans ce bel ouvrage dont les descriptions sûres et sobres, savantes et pratiques, ont servi de modèle aux études analogues entreprises plus tard et ont exercé une influence incontestée sur les progrès de notre métallurgie.

Dès leur retour d’Angleterre, Léonce Élie de Beaumont et Pierre-Armand Dufrénoy furent attachés définitivement, sous la direction d’André Brochant de Villiers, à une oeuvre qui devait honorer leur vie. Lavoisier avait tenté dans sa jeunesse, de concert avec Guettard, de construire la carte géologique de la France. Il en avait été distrait par les travaux immortels qui ont régénéré la chimie et la philosophie naturelle. Sa pensée, reprise avec les ressources d’une science plus avancée, avec le concours d’une administration persévérante, fut conduite à son ternie par les trois illustres ingénieurs que la science et le pays aiment à confondre dans leur reconnaissance.

Emancipé par la contemplation des faits et préférant ce qu’il a vu à ce qu’il a appris, Léonce Élie de Beaumont osa, dès l’année 1827, heurter de front la doctrine de ses maîtres. Avec la conscience de sa force et la franchise d’une âme droite et sincère, il n’hésita pas à les prendre pour juges en leur demandant publiquement de se condamner eux-mêmes.

Ce fut un grand événement, et l’Académie entendit avec une émotion profonde les révélations du jeune géologue venant établir, par d’incontestables preuves, l’âge relatif des chaînes de montagnes et l’ordre de leur apparition ; que les plus vieilles montagnes de la France étaient celles de la Côte-d’Or, en Bourgogne ; que les Pyrénées et les Apennins étaient venus plus tard ; que le Mont-Blanc lui-même était encore moins ancien en date, et le Saint-Gothard plus jeune que lui ; que les montagnes étaient le produit d’un gonflement de l’écorce du globe, refoulant les mers au loin et entraînant au dessus de leur ancien niveau, les couches solides déposées dans leur fond.

Les géologues les plus illustres de l’époque se montrèrent convaincus et se rangèrent à ces nouvelles opinions. Alexandre Brongniart, juge loyal en sa propre cause, relève avec bonheur et proclame avec assurance la valeur, les conséquences et le mérite du mémorable chef-d’œuvre qui, contredisant sa doctrine et ses leçons, ébranle la base de ses propres travaux. Un demi-siècle de retentissement et de vogue consacrait pourtant alors le système qu’Alexandre Brongniart désavoue solennellement et abandonne sans retour.

Arago propagea avec une chaleur communicative cette nouvelle doctrine, et bientôt Léonce Élie de Beaumont vit ses découvertes consacrées par un succès profond, et son nom, ce qu’il ne cherchait pas, entouré d’une auréole populaire.

Deux mois après la lecture de Brongniart, Arago, éclairant à son ordinaire et aplanissant la voie nouvelle, publiait sur l’âge des montagnes une de ces notices, tour à tour élevées et familières, où la science, présentée sous son vrai jour, apparaît, pour les simples, facile et brillante ; pour les doctes, exacte et profonde. L’ingénieuse et savante analyse obtint le succès accoutumé. Elle fit beaucoup de bruit, et l’opinion, droitement conduite par Arago, accepta l’âge des montagnes pour une des découvertes les plus piquantes, les plus imprévues et les plus assurées de la science de la terre.

Si la découverte de l’âge des montagnes éclate par son populaire et brillant succès au-dessus de ses autres ouvrages , l’esprit attentif de Léonce Élie de Beaumont n’en séparait pas l’étude non moins importante et nouvelle de leurs directions. De Saussure avait le premier et depuis longtemps remarqué dans le Jura et dans les Alpes un grand nombre de chaînes, à peu près parallèles, séparées par des vallées qui suivent la même direction. Léopold de Buch divisait les montagnes de l’Allemagne en quatre systèmes caractérisés par les directions qui y dominent. Rapprochés par la conformité de leur génie, Élie de Beaumont, bien jeune encore, et l’illustre auteur de cette judicieuse analyse avaient exploré ensemble la Suisse et le Tyrol.

Tableau d'assemblage des six feuilles de la carte géologique de la France exécutée sous la direction d'André Brochant de Villiers, inspecteur général des Mines, par Pierre-Armand Dufrénoy et Léonce Élie de Beaumont, ingénieurs des Mines

Tableau d’assemblage des six feuilles de la carte géologique de la France exécutée
sous la direction d’André Brochant de Villiers, inspecteur général des Mines,
par Pierre-Armand Dufrénoy et Léonce Élie de Beaumont, ingénieurs des Mines

Unis bientôt d’une amitié, pleine d’estime chez l’un, souvent d’admiration reconnaissante et respectueuse chez l’autre, complètement d’accord sur les principes, ils suivaient ensemble la même carrière, et quand Élie de Beaumont se sépara de celui qu’il n’a cessé de nommer son maître, ce fut pour l’y devancer de bien loin. Ses idées sur la direction des montagnes sont d’abord celles de Léopold de Buch, et la nouveauté qu’il y ajoute, en insistant aux mêmes principes, est de les rattacher à l’âge des cataclysmes successifs du globe. L’effort, à chaque période géologique, s’est exercé suivant une direction déterminée et les montagnes contemporaines suivent des directions parallèles. Quoique la forme arrondie du globe s’oppose à cette identité géométrique, Élie de Beaumont étend ce parallélisme géologique aux régions les plus éloignées et sa définition rigoureuse n’a rien à redouter du juge le plus sévère.

En géologie, l’autorité même des mieux instruits est bien vivement contestée. Les théorèmes nouveaux de Léonce Élie de Beaumont appelaient, par leur généralité comme par leur éclat, le contrôle des géologues de tous les pays ; ils soulevèrent plus d’une résistance. Lorsque la Société géologique de France, fondée en 1830, tenait ses premières séances, aucun de ses membres n’aurait accepté le titre de Neptunien ni celui de Plutonien exclusif ; mais sans afficher des contrariétés aussi dissemblables que le feu et l’eau, les géologues conservèrent plus d’un point douteux, plus d’un sujet de continuelles disputes.

La polémique devint variée et savante, on discutait avec chaleur, on raillait avec enjouement, les écrits se multipliaient. Élie de Beaumont descendait rarement dans la lice ; attentif à toute objection sérieuse, il ne s’empressait pas d’y répondre. Les faits mieux observés et mieux connus étaient soutenus de preuves plus certaines, cela seul importait. Tout en corrigeant sur quelques points sa doctrine encore imparfaite, il maintint résolument ses principes et, affermi bien plus qu’ébranlé par l’ingénieuse et vigilante sévérité de ses plus ardents adversaires, il faisait d’eux, sans leur rien céder, d’utiles collaborateurs.

Observateur assidu et perspicace, c’est en transportant son cabinet de travail de colline en colline et de carrière en carrière, qu’Élie de Beaumont accroissait ses forces et rassemblait des armes nouvelles. Ce sont les gorges inexplorées et désertes qui lui parlent et l’instruisent, c’est aux rochers du plus difficile accès qu’il demande des lumières et des preuves.

Les montagnes de l’Oisans, en Dauphiné, lui fournirent les signes les plus certains, les arguments les plus décisifs. Jamais ses yeux n’avaient contemplé, dans une telle évidence, les marques visibles de bouleversements subits et violents. Dufrénoy et Brochant de Villiers, inclinés dès longtemps, mais hésitant encore à se rendre, cédèrent enfin à leur jeune collaborateur. Léonce Élie de Beaumont leur montra dans ces gorges de l’Oisans, sur une longue étendue et sans aucun doute possible, la superposition du granit aux terrains de sédiment calcaire. Le granit, roche primitive par excellence, doit, suivant les idées anciennes, servir de base à toutes les autres. Les terrains stratifiés l’ont recouvert de leurs dépôts successifs, et, par une suite nécessaire, ne peuvent se rencontrer au-dessous. L’observation d’Élie de Beaumont, marque sensible d’erreur pour une expresse et formelle assertion de Werner, ébranlait l’autorité de toutes les autres.

Sans attribuer aux soulèvements un rôle exclusif dans l’histoire de la terre, Élie de Beaumont s’appliquait en toute occasion à en signaler les traces, évidentes suivant lui, pour tout observateur impartial. Ses leçons de géologie pratique furent un modèle excellent de méthode et de clarté, préparation inachevée aux théories les plus hautes. Une autre série de leçons, plus originales par la méthode , sinon plus importantes par le sujet, fait admirer, en même temps que le savoir du maître, l’abondante richesse d’une imagination prudente et hardie. On y trouve, sous ce litre modeste : Note sur les émanations volcaniques et métallifères, un des chef-d’œuvres de l’auteur, source et modèle de plus d’un écrit admiré.

L’œuvre de prédilection de sa vie est la loi des alignements géologiques et des cercles d’activité de la masse interne du globe. Suivant leur attrait, dès qu’elles étaient libres, ses pensées s’y appliquaient comme par délassement. Il croyait fermement l’univers disposé avec poids, avec nombre et avec mesure, et que, dans les abîmes de la terre aussi bien que dans l’immensité des cieux, la confuse diversité des effets ne doit cacher qu’aux yeux inattentifs l’harmonieuse simplicité des causes.

Après la mort d’Arago, l’Académie des sciences choisit Élie de Beaumont pour secrétaire perpétuel. Les soins et les devoirs de cette laborieuse dignité, en changeant l’ordre et la conduite de sa vie, devaient interrompre les voyages, instruments nécessaires et continuels de ses travaux. Armé de patience, de fermeté et de douceur, son esprit modéré et prudent sut, pendant vingt ans, être juste et bienveillant pour tous, sans complaisance et sans faiblesse pour personne.

En 1874, son illustre élève et ami, Sainte-Clair-Deville, dans une étude approfondie où l’on sent battre le cœur, s’exprime ainsi :

« Chrétien convaincu, Élie de Beaumont n’admettait pas que l’on pût opposer aux récits bibliques convenablement interprétés, les prétendues découvertes de la science moderne. Il ne manquait aucune occasion de flageller d’arguments aussi probants que sarcastiques, ceux qui prétendent démontrer la fausseté des textes sacrés en faisant remonter l’apparition de l’homme sur la terre à des époques dont la Bible ne nous aurait pas transmis la tradition. Il aimait au contraire à signaler les concordances que de saines observations ont souvent fait reconnaître, et c’est avec joie et en même temps avec fierté qu’il cite, dans un de ses mémoires, ces paroles du psaume CXIII où il retrouvait une expression aussi nette que poétique de la pensée qui lui avait été inspirée par la science seule : Devant la face du Seigneur, la terre s’est émue ; la mer le vit et s’enfuit ; les montagnes bondirent comme des bélier et les collines comme des agneaux. »

Léonce Élie de fieaumont possédait aussi au plus haut degré les qualités du cœur et une inépuisable charité qui se manifestait aussi bien à Canon qu’à Paris. Malgré les précautions ingénieuses qu’il prenait pour soustraire au monde la connaissance de ses bienfaits, ceux qui avaient le bonheur d’être admis dans son intimité purnt, de temps en temps, soulever un coin du voile dont il enveloppait sa vie privée. Son vieux et fidèle valet de chambre était le seul confident obligé de ses largesses, lorsqu’il était obligé d’avoir recours à un intermédiaire. À Paris comme dans le Calvados, les trois quarts de la fortune d’Élie de Beaumont étaient employés en bonnes oeuvres. Il suivait en cela l’exemple de ses ancêtres, car la bienfaisance est une vertu héréditaire dans cette famille.

Chaque fois qu’il y eut une démarche à faire auprès d’un ministre, un professeur à récompenser, un préparateur, fût-ce même un simple auxiliaire à encourager, Élie de Beaumont se mettait en avant ; il s’estimait heureux quand l’autorité de son nom lui permettait de venir au secours de quelque savant oublié. Dans un discours prononcé sur la tombe d’Élie de Beaumont, Laboulaye a dit : « Sa bonté n’était pas moins inépuisable que son savoir. »

À la formation du Sénat, en 1852, il fut appelé à en faire partie. En 1855 et en 1867, il fut nommé membre de la Commission impériale des expositions internationales. En 1867, il reçut, comme membre de la Commission, la grande médaille d’or pour services rendus et une autre médaille d’or comme exposant de la carte géologique de France. Il était membre du Conseil supérieur de l’instruction publique, président de la Société d’encouragement au bien et président d’honneur de la Société libre d’instruction et d’éducation populaire. Président honoraire de la Compagnie de l’isthme de Suez, Élie de Beaumont ne voulut jamais accepter la moindre part des bénéfices qui lui furent offerts, désintéressement bien rare de nos jours.

Il fut nommé chevalier de la Légion d’Honneur le 26 mars 1831 ; officier, le 15 décembre 1841 ; commandeur, le 10 octobre 1850, et enfin, grand officier le 25 janvier 1861.

Léonce Élie de Beaumont. Gravure d'époque

Léonce Élie de Beaumont. Gravure d’époque

Parmi toutes les précieuses qualités de ce savant si remarquable, il en est une qu’on ne saurait trop signaler : c’est sa piété filiale. Il habitait avec son père et sa mère près de l’École militaire. Malgré ses nombreuses occupations, malgré les honneurs et les distinctions, il ne voulut jamais se séparer d’eux. Tous les matins, il se rendait à l’École des mines, presque sans prendre le temps de déjeuner. Puis il rentrait le soir au logis partager les soins dévoués que la mère prodiguait avec tant d’abnégation à son mari. À la mort de ce dernier, en 1844, Élie de Beaumont se consacra entièrement à sa mère qu’il adorait. Et, pour ne pas la quitter, il repoussa toutes les propositions de mariage qui lui furent faites et renonça, pendant plusieurs années, à ses voyages scientifiques. Il la perdit le 18 octobre 1848.

En 1859, le 29 décembre, Léonce Élie de Beaumont épousa Thérèse-Marie-Augusta de Quélen, veuve en premières noces du marquis du Bouchet, nièce de Mgr de Quélen, archevêque de Paris. La marquise du Bouchet était aussi remarquable par ses vertus que par son esprit. Elle fut pour son mari un ange de dévouement et d’affection. Elle mourut le 30 décembre 1866, après sept ans d’une union dont jamais aucun nuage n’avait troublé la sérénité.

Les malheurs de la France contristèrent profondément Léonce, mais n’ébranlèrent ni son courage ni sa confiance en l’avenir. Quand l’ennemi approcha et que la grande ville allait fermer ses portes pour lutter jusqu’à la dernière heure, contre les horreurs de la faim et du froid, Élie de Beaumont, sourd aux prières de sa famille, aux sollicitations de ses amis, ne voulut pas quitter Paris ; il y resta pendant le siège et les jours néfastes de la Commune. Il pouvait d’un instant à l’autre être arrêté, pris pour otage : sa haute position, ses liens de famille, ses bienfaits le signalaient suffisamment à la vengeance aveugle et à la proscription.

Eh bien ! chaque matin, à la même heure, on voyait ce vieillard énergique se diriger seul vers l’Institut abandonné, pour veiller à la conservation du palais et des archives, puis reprendre paisiblement le même chemin à travers les barricades et les projectiles, qui parfois arrivaient jusqu’à lui.

L’Académie des sciences le vit, chaque lundi, remplir jusqu’aux derniers jours de sa vie les fonctions de secrétaire perpétuel. Un long et beau rapport de lui sur les travaux géodésiques du corps d’état-major fait partie du dernier volume des comptes rendus publiés sous sa direction.

Chaque année, pendant quelques semaines, Léonce Élie de Beaumont cherchait à Canon, non le repos, mais le loisir de suivre sans distraction ses propres travaux. Le 21 septembre 1874, plein de force en apparence et d’activité, après avoir fait dans la matinée des calculs de trigonométrie sphérique, il se vit avec joie entouré par la jeune famille du fils de son frère, Félix Élie de Beaumont, venu à Canon pour célébrer le 76e anniversaire de sa naissance.

Chacun des enfants lui récita une fable apprise à son intention. Léonce Élie de Beaumont, pour les remercier, récita, à son tour, sans oublier un seul vers, le Rat de Ville et le Rat des Champs. Ses pensées, sans doute, se reportèrent tristement vers le souvenir de l’excellente famille qui l’entourait au jour où, enfant lui-même, dans ce même salon, en la récitant pour la première fois sous la direction de Dom Raphaël de Hérino, il avait fait sourire la tristesse de son malheureux père.

Il sortit alors et ne devait plus rentrer. On le retrouva privé de vie dans la cour du château, tout auprès de la salle des Bonnes-Gens.

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