LA FRANCE PITTORESQUE
17 septembre 1879 : mort de l’architecte
Eugène Viollet-le-Duc
(D’après « Journal des débats politiques et littéraires » du 6 décembre 1879
et « Le Temps » du 2 novembre 1879)
Publié le vendredi 17 septembre 2021, par Redaction
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Aucun architecte d’aucun temps ni d’aucun pays ne sut, comme lui, se pénétrer de l’esprit pittoresque d’une époque, de son style, de sa manière de sentir et d’exécuter, appliquant aux restaurations architecturales dont il eut la charge toutes les ressources de son immense savoir et de son instinct si sûr
 

Eugène Viollet-le-Duc naquit à Paris le 27 janvier 1814. Son père était un homme de mérite qui remplissait des fonctions dans l’administration de la liste civile de Napoléon, et plus tard dans celle de Louis XVIII. Il avait pour oncle maternel le peintre et historien de l’art Étienne-Jean Delécluze (1781-1863). Les deux familles étaient liées avec les hommes les plus distingués de l’époque et en relations régulières et intimes avec Paul-Louis Courier, Ampère, Henry Bayle, Patin, Villemain, Thiers, Rémusat, Mérimée.

Il n’est pas étonnant que dans une pareille société l’esprit du jeune homme se soit développé de bonne heure et ouvert aux impressions les plus diverses. Il fut élevé dans une grande indépendance, et passait avec son frère Adolphe une partie de l’année chez leur grand-mère maternelle, dans sa belle propriété de Valenton. Là, livrés à eux-mêmes, les deux enfants jouaient au Robinson, et, dans cette vie en plein air, le goût de l’un et de l’autre pour la nature se développait librement.

Eugène Viollet-le-Duc. Estampe de Léopold Massard (1812-1889)

Eugène Viollet-le-Duc. Estampe de Léopold Massard (1812-1889)

En 1822, Eugène entra à l’institution Morin, à Fontenay-aux-Roses. Le directeur de cet établissement était un ancien républicain, anti-clérical, disciple de Pestalozzi, et les sciences exactes tenaient la principale place dans son enseignement. On n’oubliait pas les exercices corporels la gymnastique, l’équitation ; l’éducation y était toute militaire, et Viollet-le-Duc disait que c’était là qu’il avait eu les premières idées du métier de la guerre qui ne cessèrent de le préoccuper pendant toute sa carrière, et dont il fit une douloureuse application pendant le siège de Paris.

Viollet-le-Duc passa huit ans à Fontenay-aux-Roses. Il avait montré de très bonne heure un goût prononcé pour le dessin. Il dessinait partout et toujours tout ce qui lui tombait sous les yeux, sans maîtres, suivant à peine les cours réguliers et remportant cependant toujours les premiers prix. Delécluze lui avait enseigné dès l’âge de quatorze ans la perspective qu’il possédait à fond.

Rentré dans la maison paternelle en 1829, il eut un moment de trouble et d’hésitation. Il ne travaillait plus et cherchait sa voie, disait-il. Son oncle le poussa vers les études d’architecture et lui donna les livres, les dessins, les modèles, les instruments de son père, entrepreneur de travaux, qui avait construit l’Odéon, la Monnaie, la Légion-d’Honneur et une foule d’autres édifices. Alors le jeune homme se mit à faire des maisons en carton, des petites charpentes de théâtre, et les gens graves de se récrier sur l’emploi déplorable qu’il faisait de son temps.

Survint la révolution de 1830. Eugène fut aux barricades et vit tomber près de lui quelques amis. Enfin, après avoir passé quelque temps chez Huvé, architecte de la Madeleine, où il ne travailla guère, il entra dans l’atelier d’Achille Leclère, où il fit plus de mathématique que d’architecture. Il était, en somme, l’un des élèves les plus indisciplinés de l’atelier et inventait chaque jour les charges les plus extravagantes et les plus amusantes.

Voyant qu’il n’arrivait à rien, il témoigna à son oncle le désir de voyager. Celui-ci l’emmena en Provence et en Auvergne, et c’est là, en plein air, sous l’intelligente direction de Delécluze, qu’il se prit de passion non seulement pour les beaux monuments du Midi de la France, mais pour les montagnes, les sites de toute sorte. Il dessina sans relâche et rapporta à Paris une ample moisson de notes et de croquis.

Cette voie qu’il cherchait au sortir de sa pension, il l’avait enfin trouvée : il ne rentra pas à l’atelier Leclère, mais se mit à courir les environs de Paris et commença à faire cette immense provision de matériaux qui devait tant lui servir plus tard. Cependant sa famille ne possédait qu’une modeste aisance ; et, pour pourvoir à une partie au moins de ses dépenses, Eugène se mit à faire une foule de petits travaux : cartes de visite illustrées, dessins pour les fabricants, aquarelles, etc. Dès qu’il avait un peu d’argent, il reprenait ses courses et ses voyages ; c’est ainsi qu’il parcourut en 1832 la Normandie et la Bretagne, et que, l’année suivante, il entreprend son tour de France, descend la Loire, visite les côtes de l’Ouest, les Pyrénées où il fait de sérieuses études de géologie, puis le nord de l’Espagne jusqu’à Burgos et revient par le Languedoc, la Provence et Lyon.

Il se fit remarquer au Salon de 1834 par des dessins, étonnants d’aspect et de rendu, relevés en France sur des édifices du Moyen Age. L’année suivante, il retourna en Normandie, et c’est pendant ce voyage qu’il fit ses belles études sur le mont Saint-Michel. En 1836, et comme pour prouver aux autres et se prouver à lui-même qu’il n’y avait rien d’exclusif dans ses préférences pour l’architecture nationale, il entreprit le voyage d’Italie avec un jeune homme qui se fit, lui aussi, un nom, comme graveur à l’eau-forte, son ami Léon Gaucherel.

Les deux hommes, après avoir visité Venise, Florence, Rome et Naples, poussèrent leur pointe jusqu’en Sicile. Ils virent les ruines de ces villes jadis si fameuses et dont les noms ne seront jamais oubliés, Ségeste, Agrigente, Syracuse, Sélinonte, Taormina, et dans cette dernière ville, Eugène Viollet-le-Duc dessina une restauration du théâtre que les Romains y avaient bâti sur le sommet d’un promontoire, en l’orientant de manière que les spectateurs pussent voir, par dessus, l’Etna et les côtes du val de Catane, et qu’ainsi le paysage fît les frais de la décoration scénique.

Façade restaurée par Eugène Viollet-le-Duc de la basilique Sainte-Madeleine de Vézelay

Façade restaurée en 1840 par Eugène Viollet-le-Duc
de la basilique Sainte-Madeleine de Vézelay

Un homme ne se peint jamais mieux que lorsqu’il raconte ses voyages, comme le fit Viollet-le-Duc dans ses Lettres sur la Sicile. Chacun de ses récits trahit son caractère, son tempérament, les habitudes de son intelligence, les inclinations de son cœur. En se promenant parmi les débris de colonnes antiques, parmi les frontons brisés, les corniches abattues et à demi couvertes de fenouils en arbrisseaux, il en perçoit la beauté sans doute, comme un voyageur bien né, mais il les étudie aussi en homme pratique. Elles sont en effet d’un praticien, les observations qu’il fit sur le temple de Ségeste. « Ce temple, dit-il, ne nous est parvenu qu’à l’état d’épannelage. On y reconnaît que les matériaux ont été élevés par les moyens les plus simples, comme suspension et pose, et que les constructeurs ont cherché autant que possible à se servir du monument lui-même comme d’un échafaud, en réservant des saillies pour placer les plats-bords longitudinaux et transversaux. »

À cette manière de voir les choses, on pouvait reconnaître le tour d’esprit qui distinguerait Viollet-le-Duc toute sa vie, et pressentir qu’il serait le fondateur d’une école d’architecture qui, exagérant la pensée du maître, prendrait pour devise « tout par la raison », devise étroite, incomplète, par laquelle se trouverait exclu le sentiment.

Ainsi, pendant six mois, Eugène parcourut à pied la Sicile, relevant tous les monuments grecs, arabes, normands. Il fait un travail sur le cratère de l’Etna pour Brongniart, et revient à Rome, visite toute l’Italie où il amasse un inépuisable trésor de notes, de dessins, de documents ; et c’est armé de toutes pièces qu’il revint en France en 1838. Il trouva une fois encore un protecteur naturel, lui romantique, dans la personne de son oncle Delécluze, le critique d’art, attitré et redouté, du Journal des débats politiques et littéraires. Commença la période productive de la carrière d’Eugène : on lui donna d’abord la bien modeste position de conducteur des travaux des archives du royaume ; bientôt après il fut nommé sous-inspecteur, puis inspecteur. En même temps il était chargé, sous les ordres de Visconti, des décorations des fêtes publiques.

Son talent commençait à être apprécié. En 1839, il fut appelé à Narbonne pour transformer la cathédrale de l’ancien évêché dont on voulait faire un Hôtel de Ville. À la fin de la même année, il fut nommé, avec Lassus, inspecteur de la Sainte-Chapelle de Paris. Enfin la Commission des monuments historiques le chargea de courir la France et de rapporter tous les documents possibles sur nos richesses nationales, lui confiant également de grands travaux qu’il sut mener à bien, grâce à une activité sans bornes, à un coup d’œil sûr, qui lui facilitait toutes les besognes, et à un certain art qu’il possédait de conduire et de séduire les ouvriers, en discutant avec eux dans leur langue, en dessinant pour eux, et en leur présence, tantôt des croquis explicatifs, tantôt des épures savantes.

Ce serait à n’en point finir, si l’on voulait énumérer tous les monuments restaurés, restitués par Viollet-le-Duc, églises, chapelles, abbayes, hôtels de ville, châteaux, donjons, forteresses, commanderies. Il connut, visita, explora, dessina ou répara tous les édifices élevés, durant le Moyen Age, par l’architecture française. Les restaurations des abbayes de Vézelay (1840) et de Cluny, des cathédrales de Saint-Denis, d’Amiens, de Laon, de Reims, de l’église Saint-Sernin de Toulouse, du palais papes à Avignon, de la cité de Carcassonne, du château de Pierrefonds, ne sont que quelques ouvrages de notre architecte.

En 1841, Lassus et Viollet-le-Duc s’associèrent et effectuèrent ensemble le travail de concours pour la restauration de la cathédrale de Paris. Il obtirent le prix, mais ce n’est qu’en 1845 qu’on vota les premiers fonds, et que ViolIet-le-Duc et Lassus purent commencer cet immense travail. En 1846, Eugène fut chargé de consolider la flèche de l’abbaye de Saint-Denis qui menaçait ruine, et de continuer la restauration de ce bijou de l’art français.

Voilà ViolIet-le-Duc sur son véritable terrain. C’est dans ces travaux de restauration qu’il excella. Il mit dans ses travaux ce qu’on ne s’attendait pas à trouver dans une restauration : du génie. Il ne se contenta pas de reprendre en sous-œuvre et de remanier les constructions du Moyen Age ; il en devina l’esprit, s’identifia avec les architectes du XIIe et du XIIIe siècles, finissant par être de leur temps, par vivre de leur vie.

Lorsqu’il fut chargé, avec Lassus, de consolider Notre-Dame de Paris, de la rétablir telle qu’elle avait dû être, des difficultés s’élevèrent au sujet du chœur que l’on avait revêtu de marbres sous Louis XIV — non sans compromettre la solidité des points d’appui — et dont les arcs avaient été convertis en pleins cintres. Des personnages graves déclaraient malséant qu’on osât toucher à l’architecture du « grand roi ». Ils émettaient l’opinion que l’on conservât ce ridicule placage qui jurait par sa lourdeur avec la légèreté du style ogival, et qui défigurait le monument par un mélange monstrueux d’éléments hétérogènes.

Viollet-le-Duc eut beaucoup de peine à vaincre la résistance des autorités, ecclésiastiques ou autres, à l’endroit du chœur. Il paraît qu’un jour, un conseil étant rassemblé pour délibérer sur ce point, l’architecte fit entrer un des employés de l’agence, revêtu d’un costume Moyen Age — celui du Phoebus ou du petit Jéhan — qui se terminait par une perruque à la Louis XIV. Tout le monde se prit à rire et l’on se demandait ce que pouvait signifier cette mascarade, lorsque Viollet-le-Duc dit froidement : « Ce costume n’est pas plus ridicule que ne le sera Notre-Dame, si l’on y conserve le chœur que vous admirez tant. » Personne n’osa plus insister.

Le château de Pierrefonds, côté est

Le château de Pierrefonds, côté est. Sa restauration par Eugène Viollet-le-Duc débuta en 1858

C’est un grand bonheur pour notre art ancien que Viollet-le-Duc ait eu pendant trente ans la haute main sur les travaux de ce genre. Dans la France entière il a créé des ateliers, formé des directeurs et des ouvriers, donné non seulement l’impulsion, mais enseigné aux architectes sous ses ordres, aussi bien qu’aux tailleurs de pierre et aux maçons, la manière de s’y prendre pour rester fidèles au caractère des monuments qu’ils restauraient.

Nous ne devons pas oublier dans notre reconnaissance ses amis Mérimée et Vitet qui firent de nombreux voyages avec lui et l’aidèrent efficacement de leur puissante influence. C’est donc comme restaurateur plutôt que comme architecte que Viollet-le-Duc mérite des éloges sans réserves. Ses créations personnelles, les constructions civiles qu’il fit jusqu’à la fin de sa vie, intéressantes au point de vue de la construction, de l’appropriation des matériaux qu’il connaissait admirablement, des dispositions intérieures, de l’utilité en un mot, laissent beaucoup à désirer à l’égard de l’invention proprement dite du style, de la beauté. On dirait que le savant nuit à l’artiste et que l’accumulation des connaissances obscurcit et entrave son imagination.

Après la révolution de 1848, Viollet-le-Duc donna un grand essor aux travaux historiques. Il organisa le service diocésain destiné à classer et à restaurer tous nos édifices religieux, et y plaça ses élèves et ceux de ses confrères qui partageaient ses opinions artistiques. Il imprima à ces importants travaux beaucoup d’activité et d’unité. Mais bientôt, les tracasseries du clergé tendant à désorganiser le service diocésain qu’il avait établi avec tant de peine le dégoûtèrent de l’administration, et il commença en 1852 la publication du Dictionnaire raisonné de l’architecture française, du onzième au seizième siècle, et le Dictionnaire du mobilier, depuis l’époque carolingienne jusqu’à la Renaissance. Il mit quatorze ans à écrire le premier, et dix-sept ans à parfaire le second. Ces ouvrages constituaient une insigne nouveauté : pour la première fois, l’architecture consentait à présenter au public les monuments qu’elle voulait lui faire connaître, non pas en géométral, mais en perspective.

Le géométral est un dessin de convention qui suppose le rayon visuel perpendiculaire à l’objet dessiné, sur tous les points à la fois. Ce genre de dessin, nécessaire pour les constructeurs, auxquels il indique les vraies mesures des hauteurs, largeurs et profondeurs, l’étendue véritable des surfaces, est inintelligible pour le vulgaire, puisque, sans tenir compte des lois de l’optique, il représente les objets comme jamais on ne les verra. Viollet-le-Duc voulant publier, pour la première fois, un livre d’architecture que tout le monde pût comprendre, prit le parti de dessiner les édifices, ensemble et détails, en perspective, c’est-à-dire comme on les voit de la place ou de la rue, ou du bout d’une fenêtre ou du sommet d’une montagne.

L’art de dessiner était chez Viollet-le-Duc une faculté à l’état de prodige. D’autres, en dessinant, font voir leur dessin : lui, montre la chose même. Si c’est une serrure, on en fait tourner la clef ; si c’est un costume, on s’en habille ; si c’est une haquenée, on la monte ; si c’est un chemin de ronde, on y circule ; si c’est une échauguette, on y veille. Son crayon creuse dans le papier des profondeurs inattendues ; il y construit de longues nefs où le spectateur pénètre, où il promène ses pas. Sur une page du format ordinaire de l’in-octavo, ses vues cavalières font plonger nos regards dans les cours intérieures d’un monastère entouré de retranchements et clos de murs. Il semble que le prieur nous ait donné la permission de visiter les bâtiments de la communauté, et qu’il ait bien voulu nous accompagner lui-même. Il nous conduit par le petit cloître dans la salle capitulaire, il nous montre la boulangerie, la cuisine maigre, la cuisine grasse, le réfectoire, les cellules, puis les jardins, les viviers, les exèdres, ensuite les celliers, la buanderie, l’infirmerie, enfin la chambre des visiteurs, le parloir. On est moine, on vit dans ce monastère hospitalier et fourni de tout, l’on veut y vivre, parce que l’abbé qui vous en fait les honneurs n’est autre que Viollet-le-Duc.

Dans les dessins qui ont trait à l’architecture militaire, l’auteur déploie une connaissance approfondie de tous les moyens, de tous les engins, de tous les ouvrages qui ont pu servir à l’attaque ou à la défense des places. Il est le Vauban du Moyen Age. Ici, des pionniers sont au pied d’une courtine couronnée de merlons, et ils sapent la muraille, protégés par les volées de flèches et de carreaux que les assiégeants envoient aux parapets ; là, c’est un beffroi, muni d’un pont mobile et garni de peaux fraîches, qui roulant sur un plancher de madriers, incliné vers la courtine, s’avance par son propre poids, franchit le fossé qu’on a comblé, et abattant son pont mobile, vomit sur le chemin de ronde une troupe d’hommes d’armes. Ceux-ci vont se ruer sur les portes ferrées des tours, dont le vantail a été précipitamment barricadé par des barres de bois engagées dans l’épaisseur delà muraille. Tout cela est exprimé à merveille par des dessins qui mesurent à peine dix centimètres de large sur dix-huit de haut.

Carte maximum représentant Eugène Viollet-le-Duc portant le timbre émis le 18 février 1980 dans la série Personnages célèbres et l'oblitération premier jour

Carte maximum représentant Eugène Viollet-le-Duc portant le timbre émis
le 18 février 1980 dans la série Personnages célèbres et l’oblitération premier jour

Et chacune des substances dessinées par Viollet-le-Duc est indiquée, ou plutôt, spécifiée au bout du crayon, avec une facilité, une sûreté incomparables, et toujours à peu de frais. La pierre de taille, le moellon, la brique, le mortier, le chêne, le sapin, le fer, le plomb, la tuile, l’ardoise, le luisant d’une arme fourbie, les pentures et les clous d’une porte ou d’une armoire, le cuir d’une courroie, la laine d’un tapis, le poids d’une portière, toutes ces matières, toutes ces choses sont caractérisées par les jeux de la taille, par des badinages de traits et de points, si bien que le graveur n’a qu’à suivre, et qu’en évidant sa planche de poirier, il n’a qu’à traduire mot à mot les travaux incisifs, expressifs du dessinateur.

Personne, on peut le dire, ne connaissait l’histoire de France, surtout celle du XIe au XVIe siècle, aussi bien que Viollet-le-Duc. Cela tient à ce que l’architecture d’un pays et d’un temps, quand on la sait à fond, lorsqu’on en connaît les tenants et les aboutissants, apprend toute chose, et c’est par elle que Viollet-le-Duc avait tout appris : la serrurerie, la verrerie, l’orfèvrerie, le blason, la peinture sur verre et les effets prestigieux qu’elle produit, la sculpture et les révélations qu’elle met en relief, les habitudes, les mœurs, les costumes et les coutumes.

Ce n’est pas tout : Viollet-le-Duc, en étudiant les œuvres de notre architecture nationale, avait appris, chemin faisant, la langue française, au sens de la langue des arts et métiers, de cette langue du peuple, toujours si logique et si colorée, si pittoresque et si juste. Que de mots vifs, charmants, bien formés, bien ajustés, sont par lui remis en lumière et en honneur !

Lorsqu’on a lu quelques pages des deux Dictionnaires raisonnés de Viollet-le-Duc, l’on est tout surpris de voir ressusciter une myriade de mots curieux, forgés à souhait par l’esprit gaulois, inventés par les ouvriers et les ouvrières, mais inconnus du public, qui peut-être n’a fait, avec le temps, que les oublier. La seule description d’un siège suffit à Viollet-le-Duc pour évoquer ces termes innombrables sans lesquels rien n’est particularisé, rien n’est précis, rien n’est clair, tels que archères, bretêches, barbacane, calabres, comporte, capitole, coursières, chats (matelas de siège), échelades, fenestrals (créneaux), goutterots, hourds, lices, mangonneaux, sagettes, viretons, et mille autres.

A vrai dire, la forme du Dictionnaire, choisie par Viollet-le-Duc pour répandre son enseignement, était bien celle qui convenait à la nature de son esprit, essentiellement propre à l’analyse, amoureux du détail, chercheur. Il faut d’ailleurs reconnaître que les immenses travaux qu’il avait entrepris sur tant de points à la fois, et qu’il faisait marcher de front si vaillamment, ne lui auraient pas permis d’écrire, à tête reposée, un traité de l’architecture ogivale, un traité du mobilier et du costume, tandis qu’il pouvait, sans trop de peine, en allant d’un chantier à l’autre, de Carcassonne à Pierrefonds, d’Avignon à Semur, de Saint-Sernin de Toulouse à la salle synodale de Sens, de Saint-Denis à Vézelay, il pouvait définir un mot, le définir deux fois, par l’écriture et par un croquis fait sur le genou, entre un article de journal et un rapport au ministre ou au conseil municipal de Paris.

Pour ce qui est des grands dessins compliqués, dans lesquels étaient rendues des élévations importantes, des perspectives à vol d’oiseau, Viollet-le-Duc les traçait avec soin, et il savait y mettre tant de charme, tant de saveur, que les adversaires de l’architecture gothique reprochaient à l’auteur du Dictionnaire d’embellir par son crayon les choses crayonnées, de flatter le portrait du Moyen Age. Mais il leur répondait, lui : « Je n’ai rien inventé, je n’ai rien flatté ; j’ai dessiné nos monuments à la chambre claire. »

Pour faire diversion au travail du cerveau, Viollet-le-Duc se livrait à des exercices violents. Devenu membre du Club alpin, depuis qu’il avait été appelé à Lausanne pour y restaurer la cathédrale, il ne négligeait aucune occasion d’aller en Suisse faire des ascensions périlleuses, gravir le mont Blanc, explorer les glaciers les plus redoutables. Un jour qu’il était parti avec un seul guide, auquel il s’était attaché par une assez longue corde, le pied lui glissa et il se trouva suspendu entre la vie et la mort. Son guide avait beau tirer la corde de toutes ses forces, le poids du compagnon qu’il voulait sauver l’entraînait lui-même, et ils allaient être précipités l’un sur l’autre, lorsque Viollet-le-Duc, résolu à mourir seul, prit le parti héroïque de couper la corde et se plongea dans l’abîme...

Mais quelle fut sa surprise de se sentir arrêté dans sa chute par un pic de neige glacée, qui formait une sorte de contrefort à l’une des parois du précipice. Tombé à cheval sur ce pic, il poussa des cris qui furent entendus de son guide, et celui-ci courut chercher du secours, des cordes et des camarades. Mais il ne revint qu’au bout d’une heure et le sauvetage dura deux heures environ. Pendant ce temps, Viollet-le-Duc, soit pour tuer ces heures mortelles, soit pour échapper au vertige, avait tiré son carnet de sa poche et s’était mis à dessiner tranquillement sur son pupitre de glace, les belles horreurs qu’il avait devant les yeux. Depuis quelques années, du reste, l’architecte s’était fait géologue, et nous devons à ses connaissances géologiques et à ses fréquents voyages à travers les glaciers, un livre remarquable, le Massif du mont Blanc.

Viollet-le-Duc prit une part active et savante à la défense de Paris assiégé. Au spectacle des malheurs que ses amis avaient attirés sur la France, le citoyen, en lui, se réveilla, et il fit passer la patrie avant l’amitié. Rentré à Paris au mois d’août il se mit à la disposition du ministre de la Guerre et fut nommé commandant d’un bataillon de génie. Après le 4 septembre 1870 — proclamation de la Troisième République —, nous le trouvons lieutenant-colonel de la légion auxiliaire sous Alphand, prenant part à toutes les opérations actives. En 1874, affligé des tendances du gouvernement, il donna sa démission d’inspecteur général des édifices diocésains et d’architecte des cathédrales de Paris, d’Amiens, de Clermont, et profita de sa liberté pour faire un grand nombre de voyages, beaucoup d’articles de journaux d’un ton parfois un peu agressif et aigre à l’égard des institutions et des choses, mais toujours parfaitement convenable envers les personnes, et enfin il entreprit cette belle suite de livres destinés à la jeunesse, qui appartiennent à la Bibliothèque d’éducation et de récréation et dont l’Histoire d’un dessinateur fait partie.

Basilique Saint-Sernin de Toulouse

Basilique Saint-Sernin de Toulouse restaurée en 1860 par Eugène Viollet-le-Duc.
Vue prise avant la « dérestauration » datant de la fin du XXe siècle
rétablissant les toitures dans leur configuration antérieure au XIXe siècle

Nul doute qu’on ne doive surtout aux livres d’Eugène Viollet-le-Duc, à son enseignement, à sa persistance dans la lutte, la victoire remportée sur cette opinion, officiellement professée parmi nous, que l’architecture ogivale était l’œuvre des barbares. Il fut en effet au nombre des premiers, des plus hardis, des plus ardents pionniers qui s’aventurèrent sur ce terrain presque inexploré, si déprécié par les oracles de l’époque, et que l’on pouvait alors nommer le Far West de l’art. De très bonne heure il avait été vivement frappé non seulement de la beauté de ces édifices, mais de l’harmonie qui existe entre eux et l’esprit des peuples au milieu desquels ils se sont produits. Du jour où la civilisation du Moyen Age se sent vivre, dit quelque part Viollet-Le-Duc, elle tend à progresser rapidement ; à peine a-t-elle entrevu un principe qu’elle en déduit les conséquences ; les arts pendant cette période forment une chaîne non interrompue dont les anneaux sont rivés à la hâte par les lois impérieuses de la logique.

Eugène Viollet-le-Duc mourut presque subitement à Lausanne le 17 septembre 1879. Cet érudit, ce constructeur, ce mathématicien, chez qui on pouvait croire que le travail de la pensée et de la main avait tout absorbé, était doué d’une sensibilité profonde. Son cœur était ouvert à tout ce qui est bon, charitable, tendre même. Il trouvait dans l’étude de la nature de véritables enchantements ; des joies fraîches et jeunes à analyser une feuille, une fleur, un insecte, une graine.

Dans ces dernières années surtout, les séjours dans les montagnes où il vivait pendant des semaines dans une solitude presque complète étaient devenus pour lui un absolu besoin. C’est là qu’il contemplait et qu’il savourait longuement les grands phénomènes de la nature : couchers de soleils, nuages aux formes changeantes, lueurs merveilleuses et fugitives qui colorent les sommets des Alpes et s’effacent en un instant, silhouettes fantastiques, effets magiques dont son œil exercé suivait et discernait les incessantes transformations.

Il avait des tendresses toutes particulières pour les insectes. Il défendait leur vie auprès de ses compagnons de route en décrivant avec feu leurs qualités et leur utilité. « Laissez vivre les plus petits des êtres ; laissez pousser les fleurs et même les herbes folles, disait-il ; il y en a de jolies par la forme et par la couleur. Pourquoi mauvaises herbes ? Pourquoi insectes nuisibles ? Qu’en savez-vous ? » Tout cela le charmait pendant de longues heures. Ce culte plein de respect et d’émotion qu’il avait pour la nature était la forme de sa religion.

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