LA FRANCE PITTORESQUE
6 septembre 1907 : mort du poète
Sully Prudhomme, premier lauréat
du prix Nobel de littérature
(D’après « Le Temps » du 15 septembre 1907,
« La Croix » du 12 mars 1939
et « Revue des Deux Mondes » paru en 1938)
Publié le lundi 6 septembre 2021, par Redaction
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Frappée au coin de l’amour filial, l’amour de la patrie, le culte de l’amitié, la joie de vivre pour ce qu’on aime, la douleur de perdre ce qu’on a aimé ou encore le don permanent de soi-même, sa poésie fut l’expression d’un haut idéal, l’écho d’une conscience irréprochable, le reflet d’une intelligence rayonnante, le rythme d’une belle vie
 

Sully Prudhomme fut inscrit sur les registres de l’état civil le 18 mars 1839, à onze heures du matin, sous le nom de René-François-Armand, fils de René-François Prudhomme, négociant, demeurant à Paris, rue du Faubourg-Poissonnière, 34, et de Jeanne-Clotilde Caillat.

D’où vient ce prénom de Sully attaché au nom patronymique du poète des Épreuves et des Solitudes ? Voici, à ce sujet, quelques lignes d’une lettre de Sully Prudhomme à Gaston Paris : « Mon père avait reçu ce nom de son entourage étant enfant, je ne sais pourquoi. Le hasard l’aura amené sur les lèvres de quelqu’un de ses proches, qui l’aura trouvé joli. Quoi qu’il en soit, ma mère le donnait, comme toute la famille et les amis, à mon père, et quand il fut mort, elle me l’a donné pour avoir toujours à le prononcer. Mon pseudonyme offre donc ce caractère particulier de m’avoir été attribué dès le berceau, et de s’être en quelque sorte naturalisé mien par un long usage. »

Sully Prudhomme. Photographie de 1895

Sully Prudhomme. Photographie de 1895

Elle me l’a donné pour avoir toujours à le prononcer : Quoi de plus touchant que cette tendresse doublement féminine, qui unit dans une familiarité sublime le père et l’enfant, le passé et l’avenir, les deux plus saintes passions dont le cœur humain soit capable l’amour conjugal et l’amour maternel ?

En ce temps-là, je me rappelle
Que je ne pouvais concevoir
Pourquoi se pouvant faire belle,
Ma mère était toujours en noir.

(...)

Sourdement et sans qu’on y pense,
Le noir descend des yeux au cœur ;
Il me révélait quelque absence
D’une interminable longueur.

Quand je courais sur les pelouses
Où les enfants mêlaient leurs jeux,
J’admirais leurs joyeuses blouses
Dont j’enviais les carreaux bleus ;

Car déjà la douleur sacrée
M’avait posé son crêpe noir,
Déjà je portais sa livrée
J’étais en deuil sans le savoir.

« En ce temps-là », c’était aux environs de 1845. Le père de Sully Prudhomme venait de mourir, emporté brusquement par une fièvre cérébrale. Ce fut un de ces coups terribles que les femmes de cœur ne pourraient. pas supporter si elles n’étaient mères, et si dans cette épouvantable épreuve la voix du mort, parlant secrètement à leur âme meurtrie, ne dictait le devoir des veuves, qui est de survivre pour soutenir dans la voie douloureuse les pas chancelants des petits.

Deux enfants, une fille et un fils, étaient nés de cette union si brève. Les deux jeunes époux s’étaient promis l’un à l’autre dix ans avant de pouvoir se marier. Une correspondance, dont la publication si elle était permise éclairerait à souhait les origines intellectuelles et sentimentales du poète des Vaines tendresses, atteste, au dire de Gaston Paris, la poésie délicieuse et mélancolique de ces longues fiançailles. Enfin, après une attente noblement, fidèlement supportée, ils purent tous deux réaliser leur beau rêve, le rêve de tous ceux et de toutes celles qui ont aimé.

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser.

Entendre, au pied du saule où l’eau murmure,
L’eau murmurer ;
Ne pas sentir, tant que ce rêve dure,
Le temps durer ;
Mais n’apportant de passion profonde
Qu’à s’adorer,
Sans nul souci des querelles du monde ;
Les ignorer ;
Et seuls, heureux devant tout ce qui lasse,
Sans se lasser,
Sentir l’amour, devant tout ce qui passe,
Ne point passer.

Cette félicité si pure et si simple ne dura pas plus de deux ans...

Nous fûmes unis peu d’années
Après de bien longues amours...

L’image du père de Sully de ce malheureux homme qui, semblable hélas ! à tant d’autres pères enlevés en pleine maturité, n’a même pas vu poindre la gloire de son fils ni la splendeur de son nom, s’est effacée. Mais le poète de la Justice et des Destins n’a jamais oublié l’honnête homme auquel il devait d’être né près d’un foyer affermi par de solides vertus.

Lorsque Sully Prudhomme publia en 1865 son premier volume de vers (les Stances et Poèmes), Gaston Paris, redoutant l’effet que pouvait produire sur le public un nom fâcheusement popularisé par les caricatures d’Henri Monnier, lui conseilla de le supprimer, de signer par exemple Armand Sully. Il refusa énergiquement. « Si je dois conquérir quelque renommée, dit-il, je ne veux pas en frustrer le nom de mon père. »

Voué d’avance par la noblesse native de son cœur et par l’élégance charmante de son esprit au culte des affections les plus pures, celui qui devait illustrer le nom modeste qu’il avait reçu en héritage a commémoré plusieurs fois dans ses vers l’image d’une mère et d’une sœur tendrement aimées :

O senteur suave et modeste
Qu’épanchait le front maternel,
Et dont le souvenir nous reste
Comme un lointain parfum d’autel,

Pure émanation divine
Qui mêlais en moi ta douceur
A la petite senteur fine
Des longues tresses d’une sœur !

Chère odeur, tu t’en es allée
Où sont les parfums de jadis,
Où remonte l’âme exhalée
Des violettes et des lis.

Et ailleurs :

Fait d’héroïsme et de clémence,
Présent toujours au moindre appel,
Qui de nous peut dire où commence,
Où finit l’amour maternel ?

C’est la reprise, en sourdine, de l’hymne que Victor Hugo a chanté, lui aussi, en l’honneur d’une mère incomparables : « Oh ! l’amour d’une mère, amour que nul n’oublie !... »

Le portrait de Mme Sully Prudhomme a été retracé par Gaston Paris en des pages qui furent écrites sous l’impression directe d’une réalité, hélas ! déjà lointaine :

« Cette mère, que le poète a tendrement chérie, était de famille lyonnaise, et il est certainement possible de retrouver dans la physionomie morale et poétique de Sully Prudhomme quelques-uns des traits essentiels de ce caractère lyonnais, si apparents dans les œuvres d’artistes et d’écrivains d’ailleurs très divers : un profond sérieux, un perpétuel reploiement sur soi-même, une préoccupation constante des choses religieuses, et dans l’art même la prédominance du dessin sur la couleur, un faire délicat et savant parfois un peu gris, une tendance marquée a l’idéalisation. Sully Pruhomme a toujours senti en lui une certaine fibre lyonnaise : jusqu’à ces derniers temps, il allait tous les ans à Lyon, voir une vieille cousine qu’il aimait beaucoup ; il se trouvait bien dans cette ville magnifique et brumeuse, qui enveloppe de rêverie pensive sa bruyante activité, comme le Rhône fougueux qui la traverse s’enveloppe si souvent d’un fin et bleuâtre brouillard. »

La figure pensive de cette mère inconsolée se détache sur ce fond avec le charme imprécis de ces visages doux et tristes que nous révèlent au fond des vieilles maisons les pastels à demi effacés :

« J’ai vu rarement la mère de mon ami, mais sa figure reste présente à mes yeux. Je revois une femme grande, mince, à la physionomie très douce, avec des cheveux tout blancs, des yeux profonds et tristes, un peu inquiets, un faible sourire plein de bonté. Elle était fort pieuse, et s’effraya des coupa d’ails téméraires que donnait, dans un ciel plus haut et plus vide que celui où s’arrêtait sa prière, la pensée de ce fils dont elle avait jadis joint les mains sur ses genoux. C’est le souvenir le plus précis que j’aie gardé de cette figure en deuil. »

Mme Sully Prudhomme avait, selon le témoignage de ceux qui l’ont connue, « un caractère docile et un peu faible ». L’espèce d’abattement physique et moral où elle vécut sous ses voiles funèbres la livrait sans défense à toutes sortes d’influences prochaines. C’est sans doute à ces influences qu’il faut attribuer l’étrange décision qui la détermina, dès l’année 1847, à mettre en pension un enfant dont la sensibilité délicate, frémissante à tous les échos, blessée par les contacts trop rudes, n’était point faite pour le régime de l’internat.

Sully fut interne dès l’âge de huit ans, dans un pensionnat de Bourg-la-Reine. On avait pensé qu’il fallait l’éloigner d’un foyer attristé par trop de malheurs. Mais la tristesse qu’il devait trouver entre les quatre murs de la pension lui infligea douloureusement la nostalgie de la maison prématurément quittée. Ce fut un petit écolier en blouse noire, un élève excellent, sage comme une image, mais souffrant de toutes les imperfections de la vie scolaire. Etant impressionnable et méditatif, il souffrait comme le « petit Chose », et aussi comme ce pauvre Champi-Tortu, dont un des meilleurs romanciers de la génération nouvelle, Gaston Chérau, raconta l’émouvante aventure :

On voit, dans les sombres écoles,
Des petits qui pleurent toujours ;
Les autres font leurs cabrioles,
Eux, ils restent au fond des cours.

(...)

Les forts les appellent des fllles,
Et les malins des innocents ;
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants.

(...)

Ils frissonnent sous l’œil du maître,
Son ombre les rend malheureux ;
Ces enfants n’auraient pas dû naître,
L’enfance est trop dure pour eux.

Les meilleurs moments de ces années d’apprentissage, c’étaient les heures de classe. Le futur traducteur de Lucrèce y montra d’emblée une supériorité qui le mit hors de pair. Mais les écoliers qui sont « les plus forts » en classe ou en étude sont rarement « les plus forts » en récréation. Ce qui triomphe, « en cour », c’est surtout la force physique, c’est l’argumentation brutale des coups de pied et des coups de poing. À ce jeu, Sully Prudhomme n’excella jamais.

Même dans les exercices intellectuels où se marquait la précoce gravité de son intelligence, il payait la rançon de ses succès par les véritables tortures que lui infligeait l’excès de scrupule, dont il devait souffrir si douloureusement par la suite...

Oh ! la leçon qui n’est pas sue,
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue,
Le déshonneur d’être puni !

Interne à l’institution Massin, après une année de séjour au pensionnat de Bourg-la-Reine, le sage et consciencieux lycéen obtint chaque année, sauf une seule exception, le prix d’excellence à Bonaparte. Sully Prudhomme, qui dès ce temps-là, aimait passionnément les lettres, se crut toutefois appelé vers les sciences par une prédilection spéciale. Il pressentait toutes les nouveautés d’inspiration, d’expression ou de rythme que la poésie d’aujourd’hui ou de demain pourrait trouver dans les richesses accumulées par l’étude scientifique de l’univers et de l’homme. Il a dédié aux Poètes futurs un de ses plus nobles sonnets :

Poètes à venir, qui saurez tant de choses,
Et les direz sans doute en un verbe plus beau,
Portant plus loin que nous un plus large flambeau
Sur les suprêmes fins et les premières causes.

Quand vos vers sacreront des pensers grandioses,
Depuis longtemps déjà nous serons au tombeau ;
Rien ne vivra de nous qu’un terne et froid lambeau
De notre oeuvre enfouie avec nos lèvres closes.

Songez que nous chantions les fleurs et les amours
Dans un âge plein d’ombre, au mortel bruit des armes,
Pour des cœurs anxieux que ce bruit rendait sourds.

Lors plaignez nos chansons, où tremblaient tant d’alarmes,
Vous qui, mieux écoutés, ferez en d’heureux jours
Sur de plus hauts objets des poèmes sans larmes.

C’est dans une fonderie de canons que Sully Prudhomme, qui rêvait tout éveillé comme la plupart des poètes, s’abandonna pour la première fois à la douceur d’entrevoir en songe la concorde humaine, le désarmement général, la pacification universelle, l’embrassement mutuel des peuples dans la liberté, dans l’égalité, dans la fraternité.

La forge fait son bruit, pleine de spectres noirs,
Le pilon monstrueux, la scie âpre et stridente,
L’indolente cisaille atrocement mordante,
Les lèvres sans merci des fougueux laminoirs,
Tout hurle, et dans cet antre où les jours sont des soirs
Et les nuits des midis d’une rougeur ardente,
On croit voir se lever la figure de Dante
Qui passe, interrogeant d’éternels désespoirs.

Lorsqu’il notait ces impressions un peu effarantes, Sully Prudhomme, âgé d’une vingtaine d’années, était employé aux forges du Creusot. Il en sortit bientôt pour entrer dans une étude de notaire. Les poètes n’ont pas de vocation bien déterminée.

Ce qui chagrinait sa mère et ses tantes, c’est qu’il tardait, comme on dit, à se faire une position. Il avait renoncé à l’École polytechnique. La métallurgie ne l’avait pas retenu longtemps. Les panonceaux des officiers ministériels lui inspiraient un respect mêlé d’effroi. Il était amoureux, et il faisait des vers. Beaucoup de personnes sensées estiment que ce n’est pas là un métier qui mène à la fortune.

Très timide, scrupuleux à l’excès, très défiant de lui-même comme le sont habituellement tous les hommes supérieurs, Sully Prudhomme ne montrait ses vers qu’à ses maîtres et à ses amis. Un des plus distingués professeurs du lycée Bonaparte, Félix Deltour, qui depuis exerça avec honneur les fonctions d’inspecteur général de l’instruction publique, reçut la confidence de ses premières traductions de Lucrèce, ainsi que des poèmes qui dans ses manuscrits encore inédits avaient un caractère plus spécialement classique. À Leconte de Lisle, qui déjà guidait aux cimes du Parnasse une théorie de jeunes poètes épris des Muses impeccables, il soumettait ses premières tentatives de perfection parnassienne : le Vase brisé, les Danaïdes, l’Art sauveur, les Marbres...

Il réservait pour les amis de son âge ses confessions sentimentales, ses désillusions précoces, ses doutes, toutes les « petites chansons » qu’il fit, comme Henri Heine, avec ses « grandes douleurs » : l’Inquiétude, la Trahison, le Cri perdu, le Déclin d’amour, la Passion malheureuse, la Déception, l’Attrait de la tombe. Il aimait. il ne fut pas aimé, ou du moins il vit celle dont il était amoureux épouser un rival douloureusement envié... Telle fut son histoire. Elle est bien simple. Elle est connue. Elle appartient à la « vie littéraire » par la beauté poétique, délicatement émouvante, que le poète des Vaines tendresses — nouveau Pétrarque éloigné de Laure — a su lui donner.

Il y avait alors une réunion de jeunes gens qui tous étaient enthousiastes des premiers écrits de Sully Prudhomme, et qui brûlaient du généreux désir de les révéler au public lettré. C’étaient notamment, outre Gaston Paris, Guillaume Guizot, esprit très brillant, cœur prodigue de lui-même, nature admirablement douée, à qui rien ne manqua de ce qui fait le grand écrivain, hormis l’habitude ou le goût d’écrire ; Léon Bernard-Derosne, à qui furent dédiés les Stances et Poèmes ; Jules Guiffrey, ami dévoué, qui se chargea de trouver pour le poète inconnu l’homme indispensable, souvent introuvable, sans qui la gloire n’est qu’une chimère : l’éditeur capable de braver la faillite en publiant les œuvres d’un poète inconnu.

Lorsqu’on eut enfin découvert cet éditeur, qui effectivement ne tarda pas à faire faillite, les jeunes gens de la conférence La Bruyère — où, entre les travaux sérieux, on récitait des vers — se mirent en campagne pour attirer sur leur ami l’attention des principaux critiques et du public.

À cette époque, on savait lire et s’enthousiasmer pour des petites livres d’un poète. « La pensée est une continuelle volupté, si douce qu’elle est plus sensible par son absence que par son action. » Cette phrase de son journal intime a son commentaire poétique dans le petit poème des Stances :

Elle est si douce la pensée,
Qu’il faut pour en sentir l’attrait,
D’une vision commencée,
S’éveiller tout à coup distrait.

Dans ce recueil était le bon immortel Vase brisé, dédié à son ami Albert Devret, jeune avocat destiné à être un ministre des Colonies. On sait que le poète fut plus d’une fois importuné par la popularité de ce petit chef-d’œuvre, ses voisines de tables ne maquant rarement de l’en féliciter. À en croire un de ses biographes, Louis Arnoult, ce serait ce petit poème qui aurait été récompensé par le don magnifique d’un prix Nobel (1901), si l’on en juge par le rapport décisif du secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise, le Dr de Wirson.

C’est Gaston Paris qui accepta, de tout cœur, la mission de recommander à Sainte-Beuve les Stances et Poèmes. Il lui écrivit une longue lettre, pour lui faire valoir un à un tous les mérites de son ami, pour indiquer au célèbre critique une poésie nouvelle ou du moins renouvelée, un art jeune ou plutôt rajeuni, qui sans renier les traditions classiques de la France, empruntait au romantisme un coloris ignoré des vieux maîtres, rivalisait avec les parnassiens pour la netteté de la forme et la précision du. contour, essayait de recourir à tous les moyens d’expression inventés par la technique des plus ingénieux artistes, et entreprenait d’unir en une vaste synthèse l’intelligence et la sensibilité, les passions et les idées, la raison et l’instinct, ce qu’il y a de meilleur dans les reliques du passé et dans les conquêtes de la civilisation moderne. « Ou je me trompe fort, disait-il, et l’amitié m’égare, ou vous serez frappé de ce volume ; il révèle, si je ne m’abuse, un nouveau mouvement dans la poésie, et comme le frémissement d’une aurore encore incertaine. »

Cette lettre de Gaston Paris, datée du commencement de l’année 1865, mérite d’être mise au premier plan de l’actualité. Elle est citée au tome X des Nouveaux Lundis, page 162. Gaston Paris prit soin de la reproduire à la page 186 de son volume intitulé Penseurs et Poètes. Aucun doute n’est donc possible sur ce sujet. Sainte-Beuve, qui connaissait Gaston Paris, et qui plusieurs fois déjà l’avait encouragé par des mentions élogieuses, fit attendre cependant son jugement sur les Stances et Poèmes. Voici ce jugement, tel qu’il fut enfin libellé dans une causerie relative à « la Poésie en 1865 » :

« Nous avons affaire à un poète de talent, qui ne dit non ni à la science, ni à la philosophie, ni à l’industrie, ni à la passion, ni la sensibilité, ni à la couleur, ni à la mélodie, ni à la liberté, ni à la civilisation moderne. Que de choses ! Je m’explique bien par là que les jeunes amis de M. Sully Prudhomme soient fiers de lui ».

Les jeunes gens de la conférence La Bruyère pensèrent que ce jugement était « bien froid », mais « intelligent et sympathique ». Tel quel, il leur fit plaisir. Lorsqu’on débute dans la poésie, tout vaut mieux que le silence. Gaston Paris s’empressa d’aller chez son ami pour lui annoncer cette bonne nouvelle. Comme l’auteur des Stances et Poèmes n’était pas à la maison, Paris attendit un instant, et vit entrer la mère du poète.

« Monsieur, dit-elle, vous êtes un ami de Sully, et je sais que vous aimez ses vers. Moi, je les trouve beaux, mais ils me dépassent et ils m’inquiètent. Dites-moi, oh ! affirmez-moi que dans son livre il n’y a rien contre Dieu ! — Madame, répondit Gaston Paris tout ému, je vous jure qu’il n’y a pas un mot, pas une pensée qui soit impie, et que cette poésie entière, loin de se détourner de Dieu, le cherche constamment par le plus sincère et le plus religieux des efforts. — Oh ! merci, dit-elle, rassérénée. »

Sainte-Beuve avait présenté Sully Prudhomme à l’attention des lettrés comme un grand poète, en reproduisant ce Vase brisé que l’on peut lire ici :

La vase où meurt cette verveine,
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut l’effleurer à peine ;
Aucun bruit ne l’a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui, goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute :
N’y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même :
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde :
Il est brisé, n’y touchez pas.

Dans les Stances, Sully Prudhomme dit qu’il aime et montre qu’il fut déçu par celles qu’il aima. Il se jeta dans la poésie, souffrant de la disproportion trop grande entre le rêve et la réalité. On entend seulement le murmure d’une âme dans ses oeuvres, qui se confie à nous en chuchotant ses aveux et ses plaintes. Cette confession est très émouvante, à force de vérité, de simplicité, de discrétion dans la confidence même. Aussi conquit-il beaucoup de lecteurs et de lectrices.

Dans ses Poèmes, il a de jolies pièces comme le Gué et la Nuit où il parle si bien des songes. Le Joug lui sert à montrer au jeune homme qu’il doit se laisser dompter par la société, il évoque l’étalon sauvage dans les prairies vierges à qui l’homme impose la servitude pour le bien de tous. Dans le Lion, il nous montre libre dans le désert, puis malheureux dans l’arène. Il nous fait entendre la terre qui nous supplie de ne point souffrir.

Le temps des Hugo aux phrases flamboyantes était bien passé. Le nouveau grand avait reçu du chef des Parnassiens, comme il l’a écrit, « une lyre de ces artistes consommés, une lyre rigoureusement constituée et bien accordée », et il avait la noble ambition de lui faire chanter plus de sentiment et de pensée. Dans les Épreuves, il inaugurait les titres pessimistes, fidèles enseignes de la mélancolie intérieure de son inspiration.

Désormais il acceptait pour toujours la forme du sonnet avec ses quatorze vers. Celui-ci avait été abandonné jadis aux frivolités des salons : c’est le moule exact adapté à sa ferme et intensive pensée. Il allait pour beaucoup contribuer à l’éclatante résurrection du genre au XIXe siècle, car les siens brillent au premier rang par l’harmonie souple et forte de la langue comme par la vigueur de la pensée. Un des plus célèbres est celui sur les Yeux :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans ombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux
Et le soleil se lèvre encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d’ombre.

Oh ! qu’ils aient perdu leur regard,
Non, non, cela n’est pas possible !
Ils se sont tournés quelque part,
Vers ce qu’on nomme l’invisible ;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux,
Les yeux qu’on ferme voient encore.

Un tel chant, un tel cri d’espoir, dit un des meilleurs critiques, Maxime Formont, magnanime et tendre, élancé d’une âme, « un tel coup d’aile emportant la pensée de la mort jusqu’au ciel, cela devrait suffire à prouver le grand poète ». Mais sa nature de philosophe gênait souvent le poète : il pensait trop et n’était jamais content de ses formules. Sully Prudhomme avait un mal inouï à décrire un paysage. Dès 1872, il se lança dans d’interminables poèmes philosophiques, qui n’ajoutèrent rien à sa gloire.

C’était un tourment qui dura jusqu’en 1888 et le fatigua, même physiquement, beaucoup. Il était hanté soit par quelque phrase poétique comme Victor Hugo et par quelque travail philosophique souvent très absorbant, car il avait aussi l’âme d’un grand mathématicien : que de fois il reposait son esprit surchauffé, ainsi qu’il le notait lui-même, avec l’algèbre ou la géométrie. L’année à laquelle il fit paraître les Solitudes (1867), ses amis remarquèrent avec tristesse le premier déclin de sa santé. Il allait publier les Destins (1872), long poème philosophique. Après un voyage en Italie puis en Bretagne, il continua de se soigner davantage jusqu’à son voyage en Hollande en 1876.

Bientôt, il publia les Vaines tendresses (1875), qu’il dédia à ses « amis inconnus » :

Ces vers, je les dédie aux amis inconnus,
A vous, les étrangers en qui je sens des proches,
Rivaux de ceux que j’aime et qui m’aiment le plus...

Mais ces amis lointains, ces admirateurs dont le nombre croissait chaque jour, ces admiratrices dont la ferveur se faisait de plus en plus ingénieuse, ne lui ont jamais fait oublier les amis de la première heure, les précurseurs de la gloire, ceux à qui furent dédiés les Stances et Poèmes, les Croquis italiens, les Destins : Albert Decrais, Maurice Chevrier, Alexandre Piédagnel, François Coppée, Albert Mérat, Emmanuel des Essarts, Auguste Brachet, Paul Dubois, Georges Lafenestre... Ce poète, né pour aimer, trahi par l’amour, s’est réfugié dans l’amitié.

Il aimait de la façon la plus scrupuleuse et la plus attentive, sans réserve, avec des raffinements de cœur qui souvent le faisaient souffrir... Gaston Paris a retracé de sa vie quotidienne un tableau bien touchant et bien vrai :

Sully Prudhomme. Timbre émis le 17 septembre 2007 dans la série Personnages célèbres. Dessin d'Yves Beaujard

Sully Prudhomme. Timbre émis le 17 septembre 2007 dans la série
Personnages célèbres. Dessin d’Yves Beaujard

« Il vit avec une grande simplicité, fuyant le monde et le bruit, ne se donnant avec joie qu’au commerce intime de quelques amis. Sa bonté, sa puissance de sympathie, ses scrupules de conscience se manifestent dans sa vie comme dans ses œuvres... II reçoit les jeunes poètes qui viennent lui confier leurs peines ou lui montrer leurs productions ; il s’intéresse aux unes et aux autres, et prodigue affectueusement les encouragements et les conseils... On le voit sans cesse ému par la crainte d’avoir semblé indifférent à un appel amical, d’avoir tardé à répondre à une lettre ou à lire, plume en main, un de ces manuscrits qu’on ne craint pas de lui envoyer de toutes parts... L’idée de faire souffrir quelqu’un lui est aussi intolérable que de manquer à quelqu’une des obligations qu’il subit ou qu’il s’impose ; et il sauve à grand’ peine de tant d’empiétements un peu de l’indépendance intime dont a besoin sa méditation. Il est, de la part de ses amis, l’objet d’une tendresse qui s’accroît à mesure qu’ils le connaissent mieux... »

Le grand poète fut élu à l’Académie française où il vint prendre séance en mars 1882, remplaçant un vieux parlementaire du temps de la Restauration, Duvergnier de Hauraine. Très dévoué à ses fonctions académiques, il fut toujours favorable aux poètes sans argent. Décoré de la Légion d’honneur depuis longtemps, il fut promu grand officier en 1901. La même année, la Fondation Nobel lui fit attribuer un de ses prix internationaux couronnant un des plus grands poètes du temps.

Pendant six ans, une sciatique impitoyable lui tenailla une jambe que pouvait calmer quelquefois la morphine. Paralysé, on le voyait venir de Châtenay à Aulnay quelquefois dans une petite voiture accompagné de la religieuse qui le soignait. « Quelle était l’horreur de ses souffrances physiques ! raconta plus tard Frédéric Masson. On ne se pouvait tromper à l’angoisse de son visage, à l’agitation continuelle de son corps infirme, aux contractions de ses pieds, aux temps que prenait sa parole haletante. Mais, plus que le corps, l’âme semblait misérable. Il disait comment, jadis, il s’était reposé dans la foi chrétienne, comment il y avait trouvé d’heureuses promesses, comment il s’en était détaché et comment, depuis lors, il avait erré sur les chemins du doute, sans parvenir, dans son amour pour le divin, à rencontrer nulle part une certitude qui satisfît également son imagination et sa raison. Et lorsque Coppée qui, jusque-là, dans le petit cabinet de travail si étouffé, s’efforçait en gaieté pour remonter Sully et le distraire, devenu tout à coup très grave, répondit, dans une affirmation convaincue : Moi, je crois, lui, tourné le regardant de ses beaux yeux où passait une admiration jalouse et levant ses pauvres mains, dit seulement : Ah ! Coppée, vous ne savez pas comme vous êtes heureux ! ».

Ses amis allaient lui ménager une bien agréable surprise ; pour fêter l’anniversaire de ses vingt-cinq ans d’élection à l’Académie, spontanément ils désignèrent Coppée pour lui offrir en leur nom à tous une médaille commémorative :

« Mon bien cher ami, écrit Sully Prudhomme à Coppée le 19 février 1906, le charmant Émile-Albert Sorel est venu hier à Châtenay m’annoncer le projet si gracieux formé par un groupe de mes confrères et amis. J’en suis profondément ému et je vous prie d’être auprès d’eux l’interprète de ma vive reconnaissance. S’ils n’étaient pas si nombreux, je l’exprimerais à chacun particulièrement ; ils me pardonneront de leur adresser un remerciement collectif qui n’en est pas moins chaleureux. Je ne pouvais, pour couronner ma carrière, rêver une plus précieuse récompense. M. Boutroux a bien voulu accepter la présidence de ce comité ; c’est un singulier honneur que me fait l’illustre philosophe ; j’y suis infiniment sensible. Vous avez été désigné avec lui pour cette présidence. Ai-je besoin de vous dire combien ce choix m’est agréable ? Il y aura bientôt un demi-siècle que la même vocation nous a réunis dans la librairie de Lemerre, et depuis lors le culte de notre art, qui avait créé nos premiers lien d’estime et d’affection, n’a cessé de les resserrer toujours davantage dans la région sereine de la poésie ».

C’est le 23 mars 1907 qu’eut lieu la cérémonie. Les deux poètes, malades et condamnés par les médecins, étaient tous deux à la veille de leur mort. Les assistants le savaient et ils ne l’ignoraient pas eux-mêmes... François Coppée prononça une allocution. Pour écouter l’orateur, sur lequel il fixait ses beaux yeux où rêvait son âme déjà lointaine, Sully Prudhomme avait dû rester assis, en son habituelle attitude de penseur lassé. Coppée, en évoquant l’époque de leurs débuts littéraires, avait eu une fois encore, dans ses yeux clairs au regard droit, une flamme de jeunesse ; et, pour affirmer son admiration à l’auteur des Vaines tendresses, il avait retrouvé quelque chose de ses belles énergies de combattant ; mais cette fermeté n’était qu’apparente ; on sentait que les deux poètes étaient, l’un par l’autre, également attendris.

Quand ils s’étreignirent enfin — dit Jean Aicard, successeur de Coppée à l’Académie française dans son discours de réception —, les assistants avaient tous quelque peine à maîtriser leur émotion... Pour eux, comprenant bien qu’ils ne devaient plus se revoir, ils se répétaient ce vers de Sully Prudhomme où sa forte résignation avoue une inquiétude : « Je m’abandonne en proie aux lois de l’univers ».

Le dernier mot que put tracer Sully Prudhomme de sa main tremblante fut : Peut-être, le 6 septembre 1907. L’enterrement eut lieu à la Madeleine, la paroisse où était son appartement à Paris, faubourg Saint-Honoré.

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