LA FRANCE PITTORESQUE
21 août 1921 : mort d’Ernest Daudet,
écrivain et journaliste,
frère aîné d’Alphonse
(D’après « Mémoires de l’Académie de Nîmes », paru en 1936)
Publié le lundi 21 août 2023, par Redaction
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L’initiateur du célèbre Alphonse, son mentor, son premier guide à Paris, meurt à 84 ans après une admirable carrière de littérateur et d’érudit, ayant collaboré à de nombreux journaux de Paris et de province et ne laissant pas moins de 70 romans, analyses de périodes historiques et études de moeurs
 

Né à Nîmes le 31 mai 1837, Ernest Daudet a raconté son enfance et sa jeunesse dans le joli volume Mon frère et moi, paru en 1882 et réédité trente ans après. Deux tomes de Souvenirs de mon temps devaient compléter cet ouvrage. Le premier seul parut, le 22 juin 1921, deux mois avant la mort de l’auteur ; il s’arrêtait à 1861. Il convient d’y ajouter les confidences ébauchées dans le premier volume des Coulisses de la société parisienne (1898).

Ce curieux recueil de chroniques nous rapporte notamment l’entrée du petit Ernest, âgé de dix ans, à l’ancienne institution Vermot, devenue la Maison de l’Assomption. Cet établissement célèbre était alors dirigé par l’abbé d’Alzon, bientôt le Père d’Alzon, dont le tempérament dominateur fascine et épouvante à distance l’ancien petit élève :

« Quand j’entrai à l’Assomption, il avait dépassé la quarantaine. Mais il était encore beau comme un dieu, avec sa haute taille élégante et bien prise, ses cheveux noirs bouclés, encadrant le plus noble front, et ses yeux parlants et enflammés, si prompts à exprimer les sentiments de son âme passionnée. » A vrai dire, le Père d’Alzon, étant né le 20 août 1810, il avait tout juste trente-sept ans lors de la rentrée scolaire de 1847. Mais les écoliers ont de tout temps été généreux dans le calcul de l’âge de leurs maîtres. Et le portrait du fougueux Supérieur n’en reste pas moins superbe.


Ernest Daudet. Illustration publiée dans Alphonse Daudet : biographical and critical study (1894)

Un peu effarouché dans son coin des petits, Ernest perçut soudain un frisson d’admiration et de crainte respectueuse. Un gros garçon paraissait, un enfant « à l’œil vif, aux cheveux en broussailles, avec une tête énorme sur de larges épaules trop montantes, qui lui donnaient l’air contrefait. » On l’appelait Barbouillot. Barbouillot ! Ce nom étrange n’était, bien entendu, qu’un sobriquet, que l’important écolier devait à son bredouillement congénital. Il se nommait, en réalité, Numa Baragnon. Vingt-quatre ans plus tard, Ernest Daudet devait le retrouver à Versailles, dans les couloirs de l’Assemblée Nationale, où l’un venait en journaliste, l’autre comme représentant du Gard, et, précise avec une naïveté quelque peu malicieuse le Cardinal de Cabrières, « plus spécialement du Père d’Alzon ».

La maison natale d’Ernest, comme celle d’Alphonse, est l’immeuble Sabran, sur le Grand Cours, à présent boulevard Gambetta. Les Daudet avaient naturellement un maset, « la Vigne ». On y soupait en famille les soirs d’été, sous un kiosque en treillage. « Ce modeste domaine ne mesurait pas un hectare, mais il savait une porte monumentale en fer, qui aidait à nous le faire paraître grand comme un monde. Une allée bondée de buis et de rosiers rabougris le traversait ; à droite et à gauche s’étendaient les vignes ; elles se partageaient le sol avec les oliviers et les amandiers ; au fond, un champ de luzerne où notre père chassait les alouettes au miroir. Un mur en ruine l’entourait, formé, comme tous ceux du pays, de pierres superposées et non cimentées. »

Que les beaux jours sont courts ! Cette banale constatation de la romance, il est affreux de la faire à dix ans. La crise économique de 1867 prépare la ruine de Vincent Daudet ; la famille dût s’installer à la fabrique, chemin d’Avignon. Puis, c’est la Révolution. La fabrique sert de bureau de vote ; autant dire, de champ clos. Du tumulte électoral, Ernest retiendra surtout un grand bruit de vitres cassées : une centaine assure-t-il. Des rixes du Grand Cours entre enfants de la Placette et de l’Enclos, des horions et des cailloux qu’échangent, à l’occasion de leurs promenades plus belliqueuses qu’hygiéniques, les élèves du Collège Royal et ceux de l’Assomption, le garçonnet, mûri par la gêne et la tristesse, saura tirer une leçon : il prendra la violence en horreur.

À Lyon, où Vincent Daudet trouve, ou croit trouver « une position lucrative », la famille s’installe tristement au printemps de 1849. Ernest interrompt ses études pour gagner un peu de pain. Il est surnuméraire au Mont-de-Piété, à raison de trois francs par jour. Il y voit défiler les vaincus de la misère. Il ne peut tenir à ce spectacle, et part « malade, quasi empoisonné ». Il entre chez Descours, entrepreneur de roulage. « On me mit pour mes débuts au service des lettres de voiture. J’en ai noirci des centaines, de ces feuilles revêtues du timbre impérial, en tête desquelles on lisait, imprimée en taille-douce, la vieille formule : À la garde de Dieu, et sous la conduite de (un tel), voiturier...

Mais il est possédé du démon littéraire, qui ne se laisse pas aisément exorciser. Son peu de loisirs, il le consacre à la lecture. Il lit de tout : romans, fascicules dépareillés de revues, poèmes, biographies d’Eugène de Mirecourt, et le Journal pour Tous, et Shakespeare, et le vicomte d’Arlincourt. Son père, tout ruiné qu’il est, a des amis qui l’estiment, et ses relations avec les sommités légitimistes ouvrent à Ernest les colonnes de la Gazette de Lyon. Il donnera dans ce journal son premier article le 30 juillet 1857 ; le dernier paraîtra dans Le Gaulois soixante-quatre ans après.

Vincent Daudet a continué de s’endetter ; Alphonse est parti pour le collège d’Alès ; Henri, l’aîné de tous, est mort à l’Assomption de Nîmes. Ernest va tenter la fortune à Paris. Il y arrive le 1er septembre 1857, à cinq heures du matin, et bien décidé à- conquérir la capitale. « J’arpentais le boulevard dès huit heures, en frac, en cravate blanche et en escarpins vernis, fringant comme un nouveau marié le jour de ses noces. Je déjeunai chez Tortoni. L’étude de l’addition me ramena à des idées plus modestes. » La protection d’Armand de Pontmartin, le très spirituel critique dont les Samedis balançaient les Lundis de Sainte-Beuve, galant homme, délicieux mélomane, et bienfaisant par surcroît, lui vaut d’entrer, sans le moindre délai, comme rédacteur au Spectateur, organe de tendance orléaniste. Il gagnera deux cents francs par mois : « Deux cents francs ! c’était mon pain assuré, c’était la certitude de pouvoir venir en aide à notre mère ; c’était aussi la possibilité d’appeler Alphonse à Paris ».

Par malheur les commentaires qu’inspire au directeur du journal « le brillant Mallac », l’attentat commis par Orsini le 14 janvier 1858, amènent la suppression du Spectateur. Ernest Daudet est replacé par Pontmartin à l’Union, organe du comte de Chambord. On l’envoie faire un intérim à Blois ; l’intérim de Léon Lavedan, alors rédacteur en chef de la France centrale, et plus tard directeur du Correspondant ; il trouve, à son retour, la place prise. Il faut pourtant vivre. Le jeune homme demande audience au vicomte de la Guéronnière, directeur de la Presse au ministère de l’Intérieur. « Reçu à merveille », il est envoyé à Privas comme rédacteur en chef de l’Écho de l’Ardèche. Il y reste quelques mois, s’ennuyant à périr.

Dans l’intervalle, Alphonse Daudet, échappé du bagne ou de l’enfer d’Alès, doit à sa jolie figure et à son agréable diction des succès de salon, qui lui valent d’être présenté à Morny. Le voilà d’emblée attaché au cabinet du premier homme de l’Empire. C’est son tour de faire la courte échelle à l’aîné. En 1861, Ernest entre au Corps Législatif... comme secrétaire-rédacteur. En 1863, passant ses vacances à Nîmes, où il s’est marié à Mlle Marie Vermez, et où naît son fils Georges, il fait la connaissance de François Bravay, l’infortuné nabab, trois fois élu député de Nîmes et deux fois invalidé. Bravay le prendra pour secrétaire politique et le présentera, pendant un entracte de Mireille, à l’aimable personne que l’on ne connaît pas encore sous le nom de comtesse de Loynes.

La carrière administrative d’Ernest Daudet se poursuit brillante et, comme on a lieu de le croire, sûre. En 1869, il devient chef de cabinet du grand référendaire du Sénat, Mais, voici le désastre. Au 4 septembre, dynastie, Sénat, Corps Législatif, disparaissent. Ernest Daudet n’a guère fait de politique militante et il a servi un Empire devenu libéral et vaguement parlementaire. Il peut donc accepter du duc de Broglie la direction des Journaux Officiels ; et nul ne l’accusera d’avoir renié son passé. Il l’exercera sous l’Ordre Moral, un peu plus de deux ans, du 24 décembre 1873 au 9 mars 1876 ; puis il sera rédacteur en chef de l’Estafette, et, de 1887 à 1892, directeur du Petit Moniteur. Il collaborera, jusqu’à sa mort, à un grand nombre de publications, dont les plus connues sont le Correspondant, la Revue des Deux-Mondes, Le Gaulois et Le Figaro.

Il n’a pas composé moins de soixante-dix romans, presque toujours abondants en péripéties et qui se dénouent souvent de façon tragique. Ce sont parfois des études de mœurs contemporaines, où l’auteur ne s’interdit pas l’allusion à des personnages notables et à des faits retentissants ; il est difficile de ne pas reconnaître Waldeck-Rousseau dans l’avocat-homme d’État d’Au galop de la Vie ; et le héros lamentable de Défroqué rappelle le Père Hyacinthe et Mgr Bauer, tout en ayant quelques traits du Père Didon, qu’au surplus Ernest Daudet aimait et admirait beaucoup.

Sa vive imagination, l’aimable correction de son style aisé, son respect de la morale lui ont permis de composer des récits fort propres à distraire l’adolescence, comme Robert Darnetal et les Épaves de l’Artémise. Le plus souvent, le romancier place ses héros dans un cadre historique bien connu de lui. Il a une prédilection pour la période fertile en situations étranges, en cas de conscience et en brusques évolutions, qui va de 1789 à 1815 ; et, dans cette période, les milieux, si pittoresques, de l’Émigration sont ceux qu’il excelle à peindre. Les Deux Évêques, Mademoiselle de Circé, Drapeaux ennemis, Fils d’Émigré, L’Espionne, Le Comte de Chamarande, piquent la curiosité, retiennent l’attention par la peinture exacte du décor, et ne sont pas sans émouvoir.

Affiche de 1890 annonçant la parution au sein du Petit Moniteur de Fils d'Émigré, roman inédit d'Ernest Daudet

Affiche de 1890 annonçant la parution au sein du Petit Moniteur de Fils d’Émigré,
roman inédit d’Ernest Daudet

Les romans d’Ernest Daudet sont, à coup sûr, loin de mériter l’oubli qui recouvre la plupart de ces soixante-dix volumes ; mais c’est à d’autres œuvres, et il s’en doutait, qu’il devra sans doute une célébrité durable. On a raconté qu’il aborda l’histoire, où il se fit un nom, par le détour du roman. Ce n’est pas absolument exact. « Paul Dalloz, écrit-il dans les Souvenirs de mon Temps, connaissait mes goûts d’historien, et il me suggéra l’idée d’un roman populaire historique qu’il destinait à la Petite Presse. Il le voulut émouvant, dramatique, fécond en péripéties et conçu de telle sorte que les inventions de l’auteur côtoyassent l’histoire. Je lui proposai l’un des plus effroyables épisodes de la Terreur, celui dont le fameux Jourdan-coupe-tête fut, dans la ville d’Avignon, le sinistre héros. On sait que ce scélérat fit massacrer et précipiter vivantes dans une glacière du château des Papes soixante et une personnes des deux sexes détenues dans les prisons avignonnaises comme aristocrates.

« J’étais prévenu que dans les archives du musée Calvet existaient toutes les pièces relatives à cette boucherie que son auteur expia sur l’échafaud après Thermidor. Paul Dalloz, à qui j’avais fait part de cette circonstance, fut d’avis que je devais aller consulter ces précieux documents et parcourir le théâtre sur lequel tant de péripéties s’étaient déroulées... [Je] rapportai [de ce voyage] une formidable documentation qui me permit d’imprimer aux pages qui, dans ma pensée, devaient constituer un roman à la Dumas, le caractère d’une ombre [il faut sans doute lire : œuvre] historique, où la vérité n’a pas moins de part que l’imagination... » Il nous dit plus loin que ce voyage eut lieu peu de temps après le mariage de son frère, célébré en 1867.

Les Soixante-et-Une Victimes de la Glacière parurent chez Lachaud en 1869. Ce roman comprenait deux tomes, l’un intitulé la Ratapiole, du nom de l’héroïne, l’autre, Jourdan Coupe-Tête. On y lisait, page 23, cette note : « La lettre de M. Niel à Barnave existe aux Archives de France. Nous pourrions appuyer de preuves non moins authentiques la plupart des assertions contenues dans cette histoire. C’est uniquement afin de n’en pas ralentir l’intérêt que nous ne le ferons pas. Ceci soit dit une fois pour toutes, et afin de démontrer que les détails saillants de ce récit sont d’une exactitude rigoureusement historique. »

Ernest Daudet avait moins de verve que le romancier aux mille et un collaborateurs, mais il était mieux informé. Depuis quelques années déjà il s’orientait vers l’histoire, et son premier essai dans ce genre avait paru en 1866 sous ce titre : Diplomates et hommes d’État contemporains : le Cardinal Consalvi. « Ce livre, déclarait l’introduction, est le premier d’une série qui, dans la pensée de l’auteur, doit être continuée, si l’accueil du public encourage sa tentative et si la vie avec ses déceptions et ses luttes, lui laisse le temps de la mener à bonne fin. »

Le biographe du célèbre collaborateur de Pie VII entendait présenter au public « toute une galerie d’illustres personnages autour desquels viennent se grouper les événements. » Pourquoi commencer par Consalvi ? « C’est qu’après Napoléon, affirmait-il hardiment, il est peu d’hommes, il n’y en a peut-être pas, qui occupent une place aussi importante. » Après Consalvi viendraient Martignac et Roger-Collard, Casimir-Perier et Guizot, et « les deux hommes que nous pleurons encore, Billault et le Duc de Morny. » (Ils ne vinrent pas, sauf le premier en date et le moins marquant).

En 1882, Ernest Daudet donnait une Histoire de la Restauration, succincte, mais véridique dans l’ensemble, au sujet de laquelle Pontmartin écrivit : « L’essentiel est de constater qu’un homme jeune, sans liens avec le passé, sans souvenirs personnels, dégagé de ses traditions de famille par le désir bien légitime de ne pas mourir de faim, rejeté par le combat pour la vie à mille lieues de l’Enclos de Rey, ait parlé de la Restauration, comme nul historien impartial et véridique n’oserait parler ni du gouvernement de 1830, ni de l’Empire, ni, à plus forte raison, des deux Républiques. »

Ernest Daudet, en effet, rendait justice à ce régime si calomnié par les fanatiques amoureux, de la guerre qui grinçaient des dents au seul nom de la Sainte-Alliance. Il proclamait, sans respect humain, les services de Louis XVIII : « Le souverain qui mourait à soixante-neuf ans, avait régné pendant dix années, sans cesser un seul moment d’être à la hauteur des difficultés qui s’étaient dressées devant lui. L’histoire a compté des rois plus glorieux, elle n’en a pas compté de plus sages. Tant qu’il était resté sur les marches du trône, à la cour de son frère et dans l’émigration, il avait commis bien des fautes, et sa conduite en ce temps, comme celle du comte d’Artois, ne fut pas étrangère aux longs malheurs de sa Maison.

« Mais dès que, après la chute de l’Empereur, il eut mis le pied en France, ce fut un autre homme, libéral, éclairé, modéré même. Il demeura passionnément et fidèlement attaché à cette Charte qu’il avait octroyée. Il fut, dans le sens rigoureux du mot, un monarque constitutionnel. Après un règne qui n’était pas sans grandeur, il laissait prospère au dedans, respectée au dehors, cette France que, par deux fois, il avait trouvée ruinée et envahie, donnant ainsi au monde l’exemple de ce que peut, pour la grandeur des nations, le régime parlementaire, sincèrement pratiqué... »

En faisant connaître Louis XVIII sous son vrai jour, Ernest Daudet, qui finit par faire de ce prince le centre de ses études, lui valut une sorte de popularité rétrospective, qu’atteste notamment le succès de la Napoléonette de Gyp, transportée à la scène. Le courage tranquille et la conscience de l’historien, qui aimait le romanesque, mais à condition de l’exhumer d’archives fidèles et dûment contrôlées, excitèrent le grossier dépit du prétendu spécialiste de la « question Louis XVII », Otto Friedrichs, qui consacra plus du tiers d’un furieux pamphlet, Brelan d’Adversaires, à l’injurier.

On y traitait Ernest Daudet d’Escobar, de « bon apôtre orléane », d’âne « de pied en cap », d’historien sans conscience, « peu scrupuleux de sa nature » et coutumier d’articles fielleux ; on le taxait de « fatuité », de « manie féroce et déloyale » ; on l’accusait « de vivre en parasite sur la gloire de son frère », ce qui n’avait d’ailleurs aucun rapport avec l’évasion, vraie ou supposée, du petit roi. Il y avait cent cinquante-quatre pages sur ce ton. Ernest Daudet reçut en pleine poitrine cette massive décharge, à l’âge de soixante-quatorze ans. Une commission sénatoriale jugea fort élégant le procédé de son adversaire. Notre compatriote se contenta de faire observer que, niant sa compétence en la matière, les partisans de la « Survivance » crussent avoir besoin de le réfuter si longuement.


L’Espionne. Roman d’Ernest Daudet paru en 1905

Ses études sur la Police et les Chouans, les attentats isolés que, pour ne pas déranger les habitudes du public, il groupait sous le nom impropre de Terreur Blanche, les conspirations de Pichegru et de Moreau, la Princesse de Liévien, etc., appelaient l’attention du public sur des épisodes curieux et mal connus d’une période assez récente pour ne pas paraître étrangère aux générations de la troisième république, assez ancienne pour leur offrir beaucoup de nouveauté.

Mais son œuvre capitale, sa grande pensée, c’est l’Histoire de l’Émigration, dont les trois gros volumes parurent de 1905 à 1907. En 1884, Henri Forneron, historien de Philippe II et des ducs de Guise, avait donné une Histoire des Émigrés en deux tomes, vivante et bien informée. Il entendait peindre les remous d’une société brillante, le plus souvent brave et fidèle, jetée sur les routes d’Europe et ballottée de la plus folle illusion à l’abattement complet. Il y réussit fort bien. La tristesse des destinées individuelles, consolée par un laisser-aller qui atteignit à l’héroïsme, était peinte en traits frappants.

Ernest Daudet se proposait autre chose que cette odyssée d’une foule éclatante. Il voulut retrouver les grands courants dont fut agité ce milieu si divers par les personnes et le décor, si parfaitement uni par la hantise commune, suivre les démarches de la politique des princes, démêler les motifs de leur action militaire ou diplomatique, montrer le vrai caractère de leurs rapports avec les puissances étrangères et la pensée profonde que dissimulaient les hautains exposés de principes des souverains alliés. Moins attrayant que celui de Forneron, son ouvrage apporte davantage à l’histoire ; il a modifié les idées courantes sur bien des points, essentiels sans doute ; et peu de livres méritent mieux l’éloge que Thucydide décerne au sien propre : « Ce n’est pas une pièce à primer au concours, mais une acquisition définitive. » Toutefois, le livre d’Ernest Daudet fut primé. Il obtint la plus haute récompense dont dispose l’Académie Française pour honorer un historien, le premier grand prix Gobert.

Ernest Daudet ne renouvela pas l’expérience. Il continua sa besogne, allègrement : études historiques, nouvelles émouvantes, curieuses exhumations de documents inédits ou de personnages oubliés, essais de politique extérieure, chroniques, souvenirs, conférences. Vivre, pour lui, c’était écrire. « Ses livres, écrivait André Beaunier dans la Revue des Deux-Mondes du 1er octobre 1921, ses livres... qui ne lui donnaient pas tout ce qu’il aurait eu le droit d’en attendre il les a multipliés. Il ne prenait point de repos... La dureté de la besogne ne le rebutait pas. Il est resté alerte et vif jusqu’au bout. Et, à la veille de sa mort, il avait encore des épreuves à corriger, des livres à finir, de nouveaux livres à écrire, dont il riait, disant qu’il n’en finirait jamais. »

L’été, Ernest Daudet abandonnait son appartement parisien du 34 de la rue Hamelin pour le pays de Caux. Il y possédait un chalet, la Renardière, au hameau des Petites-Dalles, acquis au temps où, comme il le dit dans un article, « on trouvait dans ce petit pays plus de chaumières que de villas ». Il aimait les bois qui dominent « l’immensité des flots » et savait, bien entendu, l’histoire de la commune, Sassetot-le-Mauconduit. Il pouvait énumérer les propriétaires du château. Il avait mainte fois, en 1875, entrevu sur la plage ou perdue dans une de ces folles chevauchées dont elle s’enivrait, l’Impératrice Elisabeth, jouet d’un destin où la mort ne fut pas le plus tragique. « L’un de ceux qui l’ont connue ici, rapporte-t-il après l’assassinat en septembre 1898, avait reçu d’elle, et a conservé une photographie où elle est représentée telle qu’elle était alors, J’ai vu aujourd’hui cette image, décolorée par le temps, dans des mains calleuses qui tremblaient ; et les yeux qui la regardaient étaient aveuglés par les larmes. »

L’historien avait approché trop de grands, soit dans la vie, soit dans les livres, pour être mécontent de son sort. Il eut la fin la plus en harmonie avec sa longue, paisible et laborieuse existence, puisqu’il s’éteignit la plume à la main, comme le rappelle Georges Daudet. C’était à la Renardière, le 20 août 1921.

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