LA FRANCE PITTORESQUE
Mythe républicain de la liberté :
ferment de l’esclavage moderne
(D’après « De l’esclavage moderne »
(par Hugues-Félicité de Lamennais), paru en 1839)
Publié le dimanche 1er juillet 2018, par Redaction
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Dans son De l’esclavage moderne publié en décembre 1839, le père Hugues-Félicité de Lamennais, précurseur du catholicisme social, explique comment les individus constituant la majeure partie du peuple de France sont assujettis à l’inégalitaire capitalisme les tenant par la faim, à l’inique justice rappelant la lutte allégorique du pot de fer contre le pot de terre, et au joug fiscal les privant à leur décès de transmettre à leur famille le modique pécule acquis à la sueur de leur front...
 

Pour Lamennais, il existe trois genres de rapports généraux des hommes entre eux dans la société : rapports individuels, domestiques ou économiques ; rapports civils ; rapports politiques. Autant de sphères distinctes où l’esclavage peut s’introduire, où l’homme peut être, à des degrés divers, dépouillé de sa souveraineté, de sa liberté, de sa personnalité.

En ce qui touche l’ordre individuel, domestique ou économique, explique Lamennais, nous entendons par peuple les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui, ne possédant rien, vivent uniquement de leur labeur. Peu importe le genre du travail ; et ainsi il existe des prolétaires de toute condition, de toute profession. Seulement le plus grand nombre subsiste d’un travail corporel.

Ils ont sans doute sur l’esclave ancien un avantage immense, poursuit Lamennais, quand on le considère abstractivement ; ils s’appartiennent de droit ; ils peuvent à leur gré disposer d’eux-mêmes, agir ou n’agir pas, en un mot vouloir, et cette faculté dont la loi garantit l’exercice leur est reconnue sans contestation. Mais si leur volonté est exempte de contrainte directe, elle est soumise habituellement à une autre sorte de contrainte, à une contrainte morale souvent absolue.

Hugues-Félicité de Lamennais. Peinture de Paulin Guérin (1831)

Hugues-Félicité de Lamennais. Peinture de Paulin Guérin (1831)

En effet, nous venons de dire que le prolétaire est l’homme qui vit de son travail, et qui ne pourrait vivre s’il ne travaillait. Ainsi le prolétariat a pour terme correspondant le salaire, ou la rétribution accordés par le capitaliste en échange du travail. La nécessité de vivre rend donc le prolétaire dépendant du capitaliste, le lui soumet irrésistiblement ; car dans la bourse de celui-ci est la vie de celui-là. Que cette bourse se ferme, que le salaire vienne à manquer à l’ouvrier, il faudra qu’il meure, à moins de mendier, autre servitude plus humiliante, plus dure ; et, en outre, la loi punit la mendicité comme un délit. Imagine-t-on une dépendance comparable à celle-là, comparable à une dépendance fondée sur le droit absolu de vie et de mort ?

Le prolétaire dépend, en second lieu, du capitaliste, quant à la quotité du salaire. Ce n’est pas qu’il ne puisse le débattre ; mais, d’une part, la législation, telle au moins que les tribunaux l’interprètent et l’appliquent, favorise constamment le capital aux dépens du travail ; et, d’une autre part, le capitaliste pouvant toujours attendre, tandis que le travailleur ne le peut pas, et dès lors maître des conditions du contrat réciproque, fixe seul en réalité, sauf la concurrence entre les capitalistes eux-mêmes, le salaire ou le prix du travail.

Le capitaliste et le prolétaire sont donc entre eux, de fait, à peu près dans les mêmes relations que le maître et l’esclave des sociétés antiques : aussi le mot même est-il resté ; on dit le maître et l’ouvrier, et l’on dit très vrai. Qu’était l’esclave à l’égard du maître ? Un instrument de travail, une partie, et la plus précieuse de sa propriété. Le droit reçu attachait radicalement à l’esclave ce caractère de chose possédée, et la contrainte physique le forçait à l’obéissance. Des chaînes et des verges étaient la sanction de ce droit monstrueux de l’homme sur l’homme.

Qu’est aujourd’hui le prolétaire à l’égard du capitaliste ? Un instrument de travail. Affranchi par le droit actuel, légalement libre de sa personne, il n’est point, il est vrai, la propriété vendable, achetable de celui qui l’emploie. Mais cette liberté n’est que fictive. Le corps n’est point esclave, mais la volonté l’est. Dira-t-on que ce soit une véritable volonté que celle qui n’a le choix qu’entre une mort affreuse, inévitable, et l’acceptation d’une loi imposée ? Les chaînes et les verges de l’esclave moderne, c’est la faim.

Nous ne contestons pas, certes, le progrès moral ou la reconnaissance du droit, et ce progrès est grand, parce que, en relevant la dignité humaine et en consacrant le principe fécond de l’égalité naturelle, il en prépare un autre ; parce qu’il produira tôt ou tard le fait social qui lui correspond logiquement. Mais, dans l’état présent des choses, la condition du prolétaire, supérieure moralement, est, en ce qui tient à la vie physique, souvent au-dessous de celle de l’esclave.

Car enfin l’esclave était au moins toujours assuré de la nourriture et du vêtement, d’un abri pour s’y réfugier le soir, de soins pendant la maladie, à cause de l’intérêt que le maître avait de le conserver ; et le même intérêt empêchait qu’on ne l’accablât sous le poids d’un travail excessif ; tandis qu’on peut impunément accumuler sur le prolétaire les fatigues les moins tolérables, et que jamais il n’est sûr du lendemain. S’il souffre, qui s’en inquiète ? S’il meurt, qui le sait ? Un autre lui succède : tant les rangs sont pressés, tant la faim est prompte à remplir ces places !

Ainsi, voilà le sort du pauvre : dépendre entièrement de qui l’emploie ; vivre quand on occupe ses bras, quand il y a pour le riche quelque profit à tirer de lui, mourir quand le travail lui manque, ou quand le salaire est insuffisant. Est-ce là, oui ou non, de l’esclavage ? En vérité, écrit Lamennais, je m’étonne peu que quelques-uns, n’envisageant que le côté matériel des choses, le présent séparé de l’avenir, en soient venus à regretter, au milieu de notre civilisation si vantée, la servitude antique.

Liberté, que de crimes on commet en ton nom

« Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Citation attribuée à Manon Roland
dite Madame Roland, figure révolutionnaire qui joua un rôle majeur au sein
des Girondins mais fut guillotinée le 8 novembre 1793. Chromolithographie du XXe siècle

Placé hors du droit de la famille, du droit naturel, à plus forte raison l’esclave, autrefois, était-il hors du droit civil. Les lois protectrices du citoyen s’arrêtaient devant ses fers, ou se changeaient en lois oppressives. Sa loi, à lui, son unique loi était le caprice du maître. Parmi nous, le peuple assujetti, dans l’ordre civil, aux mêmes lois que le riche, a droit à la même protection. Mais l’obtient-il effectivement ? L’égalité que la loi proclame existe-t-elle de fait ? Voyons cela.

Il n’est pas besoin d’un long examen pour reconnaître que la maxime générale d’égalité n’est qu’une vaine fiction, imaginée pour satisfaire, je veux dire pour tromper la conscience publique. Des multitudes de lois émanent, au contraire, d’un principe évident d’inégalité. Faites par les hommes du privilège, elles ont pour but leur intérêt particulier, au détriment de l’intérêt du peuple, de l’intérêt presque universel. Que de lois de monopole ! Et à qui servent-elles ? Qui favorisent-elles ? Est-ce l’intérêt de tous, ou celui de quelques-uns, qui règle le tarif des douanes, détermine la nature et l’étendue des prohibitions ? Octrois, impôts de toute sorte, sur quoi sont-ils prélevés, pour la plus grande partie, sinon sur le nécessaire du peuple ? Il a les charges de la société, d’autres en recueillent les bénéfices.

Nous ne sommes pas au bout de ce tableau trop fidèle de l’état du peuple en un pays renommé entre tous pour sa civilisation, son esprit libéral, ses mœurs douces et humaines, poursuit le père Lamennais. Dans ses rapports avec la distribution de la justice, l’ordre civil présente encore une choquante inégalité, qui va fréquemment jusqu’à l’oppression. Ainsi, en ce qui touche les personnes, quelle sévérité pour le peuple ! quelle facile indulgence pour le riche ! Sur le moindre indice de délit, on enlève au travail qui nourrit sa famille le pauvre prolétaire ; pour lui point de caution, qui la fournirait ?

On le jette donc en prison, sans aucun souci de sa vieille mère infirme, ni de sa femme, ni de ses enfants. Là, dans cette prison, au milieu de ce qu’une société corrompue a de plus immonde et de plus pervers, il compte douloureusement les jours qui le séparent des siens ; il se représente leurs larmes, leurs souffrances, leurs poignantes angoisses ; il entend la nuit, dans la fièvre d’un demi-sommeil, chacun d’eux lui crier : J’ai faim ! Et quand, reconnu innocent, on lui dit : Va-t-en, il sort avec une santé ruinée, un avenir perdu. Qu’importe à ceux qui font les lois, à ceux qui les appliquent ?

Nous parlons ici de l’ordre ordinaire ; en politique c’est bien autre chose. On a d’abord établi en droit que certains personnages, élevés au-dessus de la loi par leur naissance ou par leurs titres, ne sont soumis, quels que soient leurs actes, à aucune juridiction, ne peuvent être atteints par aucune peine : de sorte que, prévenus du même délit que de simples citoyens et principaux auteurs de ce délit, ils sont renvoyés sans jugement, tandis qu’on sévit contre les subalternes.

L’inégalité ne s’arrête pas à ce premier terme, pour ainsi parler. Voyons-la tout de suite à son autre terme extrême. Une émeute éclate-t-elle, ou le pouvoir a-t-il besoin, pour raffermir sa caduque existence, d’effrayer la Chambre et le pays par quelque conspiration de commande ; alors malheureux prolétaires ! Sous le prétexte le plus futile, ou sans aucun prétexte, par mesure préventive, on les arrache de leurs ateliers, on les entasse dans des cabanons privés d’air et de soleil, où leurs forces déclinent rapidement, faute d’une nourriture suffisante et saine, et par une suite de l’irritation que produisent en eux des vexations sans nombre, mille tortures physiques et morales savamment combinées pour affaiblir ces corps robustes et courber ces âmes vigoureuses.

Le vampire. Allégorie figurant le capitalisme sous la forme d'un vampire buvant le sang du travailleur

Le vampire. Allégorie figurant le capitalisme sous la forme d’un vampire buvant le sang
du travailleur. Gravure de 1893 réalisée d’après un dessin d’Otto Marcus
et publiée dans Der Wahre Jacob (Le vrai Jacques) en mai 1894

Aucune charge ne pesant sur la plupart d’entre eux, il faudra bien enfin leur ouvrir les portes des cachots où leur santé se détruit chaque jour, où leur raison quelquefois s’altère. On le savait d’avance. Ainsi, sans doute, on va hâter l’instruction, le jugement, et plus le tribunal sera solennel, plus il montrera d’empressement à réparer l’injustice de détentions si déplorables. Vous le pensez, désabusez-vous. Tandis que, sur la paille humide des prisons du gouvernement, ou dans le secret de ses oubliettes nouvellement décorées du nom de cellules pénitentiaires par une niaise et atroce philanthropie, des malheureux creusent leur douleur, toujours, toujours, pendant les longues heures d’attente, leurs nobles juges s’en vont, durant six mois, sept mois, se reposer aux champs et promener dans les parcs verdoyants de leurs châteaux, sous les ombrages de leurs riantes villas, leurs loisirs aristocratiques.

Croyez-vous que si le prisonnier était un des leurs, que si, par son nom, ses relations, sa richesse, il appartenait à ce qu’on appelle encore les classes supérieures, les hautes classes, on osât prolonger ainsi son supplice préventif ? Alors on se souviendrait des prescriptions de la loi, ou, au défaut de la loi, on trouverait que l’humanité parle un langage plus impératif, plus sacré encore. Mais le prolétaire, est-ce un homme ? Ce n’en est du moins pas un pour vous, hauts et puissants seigneurs de ce serf, maîtres dédaigneux de cet esclave.

Quelle que soit sa misère, il peut arriver cependant qu’il ait des intérêts à défendre, une injustice à repousser, qu’il soit, en beaucoup de circonstances, obligé de recourir à la protection des tribunaux. En droit, la loi, sous ce rapport égale pour tous, lui en permet l’accès : il lui est, de fait, presque entièrement fermé par d’autres dispositions légales. Car ses intérêts, à lui, sont minimes, ce sont intérêts de pauvre, quelques francs peut-être ; mais ces quelques francs, c’est son pain, sa vie. Or on a élevé à tel point les frais de justice, qu’on la lui a rendue presque inaccessible, et que d’ailleurs, gagnant sa cause, il perdrait encore plus qu’il n’aurait gagné par la sentence des juges. Force lui est donc, le plus souvent, de subir en silence les iniquités dont il est victime, et d’en appeler des hommes à Dieu.

Autre inégalité : un riche meurt, le fisc prélève sa part de la succession, et, quelle que soit cette part, les héritiers la paient aisément et sans trop de regret ; la leur est encore assez belle. Par un long travail secondé de circonstances heureuses, par une sévère économie, le prolétaire aura péniblement recueilli quelques faibles épargnes, unique ressource qu’en mourant il puisse laisser aux siens. Ils en jouiront apparemment ; la veuve, les orphelins ne se trouveront pas tout à fait dénués des premiers moyens de subsistance. Oh ! qu’il n’en va pas de la sorte dans notre société. Le fisc accourt, instrumente, procède, et dévore en frais inévitables l’héritage entier, le fruit sacré du labeur du pauvre.

Mais voici quelque chose de plus inouï, de plus monstrueux encore. On amène devant le juge une créature humaine, hâve, défaite, amaigrie, dont quelques sales lambeaux de vêtement déguisent à peine la nudité. Vous avez, lui dit le juge, été trouvée tendant la main, ou couchée la nuit sur la voie publique. La créature humaine explique, d’une voix éteinte, que, manquant de travail, ou incapable de travailler à cause de l’âge ou de la maladie, il lui fallait bien ou mourir, ou recevoir d’autrui un secours charitable ; que, sans asile aucun, sans parents, sans amis, elle est tombée de lassitude et d’épuisement au coin de la rue. Sans asile ! reprend le juge ; la loi a prévu ce cas, vous êtes à ses yeux coupable de vagabondage. Délit donc de mendicité, délit de vagabondage, tous deux punis de l’emprisonnement.

Est-ce là, oui ou non, de l’esclavage, s’interroge plus loin Lamennais ? Et qui, à ne regarder que le pur fait, sans égard au droit insolemment violé, mais reconnu, qui ne préférerait l’esclavage ancien ? L’un de ses caractères était, comme on l’a vu, l’exclusion de tout droit de cité, de toute intervention dans le gouvernement et l’administration de la chose publique, de toute espèce de part à la souveraineté collective ; et il n’en pouvait être autrement, car la souveraineté collective, résultat de l’association dans laquelle chacun apporte son droit et l’y conserve sous la garantie réciproque de tous, émane de l’originaire souveraineté de soi, de la liberté, de la personnalité humaine ; et c’est pourquoi nier l’une conduit logiquement à nier l’autre en théorie et dans la pratique.

L'emprise du tigre. L'harmonie entre le capital et le travail. Caricature

L’emprise du tigre. L’harmonie entre le capital et le travail. Caricature parue
dans le numéro du 22 août 1905 de Der Wahre Jacob (Le vrai Jacques)

Point de souveraineté collective, point de liberté de l’individu ; point de liberté de l’individu, point de souveraineté collective. Ce sont deux termes qui s’impliquent et s’engendrent l’un l’autre nécessairement. Nous en avons aujourd’hui même la preuve sous les yeux. À mesure que se multiplient les attentats contre la liberté, à mesure que nous allons nous enfonçant dans la servitude, que l’arbitraire renaît, avec lui renaissent les doctrines qui établissent le droit sur la force matérielle, ou sur des abstractions soit mystiques, soit philosophiques, qui se résolvent dans la force matérielle.

Concluant sur ce chapitre, le père Lamennais prend à partie ses lecteurs : peuple, peuple, réveille-toi enfin ! s’exclame-t-il. Esclaves, levez-vous, rompez vos fers, ne souffrez pas que l’on dégrade plus longtemps en vous le nom d’homme ! Voudriez-vous qu’un jour, meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent : Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains. Parmi eux il ne s’est pas rencontré un Spartacus.

Il s’en rencontrera, et plus d’un, n’en doutons pas : autrement que resterait-il, qu’à jeter un peu de terre sur cette génération maudite et pourrie. Mais le Spartacus des esclaves modernes ne fuira point dans les montagnes et les lieux déserts pour y armer quelques bras vengeurs. Il n’en sera pas réduit à poursuivre par la force matérielle un succès incertain. Le Spartacus des esclaves modernes les armera de leur droit même, de leur droit reconnu, et c’est par lui qu’ils triompheront. Quelque détestable que soit la loi, on ne l’a pu faire assez mauvaise pour fermer à la plainte toute issue, pour arrêter les réclamations, pour empêcher qu’elles ne viennent unanimes, innombrables, toujours plus expressives et plus empreintes de commandement, éveiller chez les oppresseurs des réflexions sérieuses et troubler leur sécurité : car ils savent qu’ils seront vaincus le jour où l’opinion, le vœu universel s’étant prononcé, on ne pourra élever de doutes sur la volonté nationale.

Après dix-huit siècles de Christianisme, nous vivons encore sous le système païen. On a proclamé au nom du souverain Auteur des choses, du Père céleste qui embrasse tous ses enfants dans un même amour, l’égalité, la liberté, la fraternité humaine : et l’inégalité est partout, la servitude partout, partout le frère a rivé au pied de son frère la chaîne de l’esclave ; partout le peuple gémit sous une sacrilège oppression ; partout, au lieu de la grande et douce figure du Christ, on voit se dresser le spectre de Caïn.

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