LA FRANCE PITTORESQUE
21 juin 1824 : mort du littérateur
et académicien Étienne Aignan
(D’après « Biographie universelle, ancienne et moderne.
Supplément » (Tome 56) paru en 1834 et « Le Diable boiteux :
journal des spectacles, des moeurs et de la littérature » du 25 juin 1824)
Publié le mardi 20 juin 2023, par Redaction
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S’attirant quelques épigrammes par ses larcins en littérature qui lui valurent le surnom de Cosaque de l’Institut, celui qui montra dès sa jeunesse un goût prononcé pour la poésie ne dut la vie sauve qu’à la chute de Robespierre, puis s’essaya au théâtre et aux brochures politiques
 

Écrivain laborieux ayant embrassé presque tous les genres de littérature depuis la poésie épique jusqu’au pamphlet, Étienne Aignan naquit à Beaugency le 9 avril 1773 d’une famille de robe, et fit ses études à Orléans. Dès l’âge de 19 ans, il fut nommé procureur-général-syndic du département du Loiret, ce qui le mit dans le cas de publier des proclamations et de prononcer des discours empreints des opinions les plus démagogiques, notamment à l’occasion de la condamnation d’Hébert et de Danton (24 mars 1794), puis pour la fête de l’Être-Suprême (4 juin suivant).

Dans ce dernier discours, prononcé dans la cathédrale d’Orléans, il évoque les offices catholiques auxquels il assista dans son enfance, et rapporte qu’il fut « frappé de l’affluence variée d’hommes chamarrés de toute sorte et qui, malgré leur puérile vanité, étalaient tous la livrée honteuse de la servitude. » Il avait à peine vingt ans quand il cédait à ce fâcheux entraînement, et ses actions étant peu d’accord avec ce langage, sa modération réelle le rendit bientôt suspect : il fut incarcéré, conduit à Paris, et enfermé à la Conciergerie. La mort de Robespierre vint le soustraire à une condamnation certaine.

Alors il reprit ses fonctions ; et dans la séance publique tenue par les autorités administratives d’Orléans, sous la présidence du représentant Porcher, depuis comte de Richebourg, le 4 mars 1795, Aignan reçut des témoignages éclatants de l’estime et de la reconnaissance de ses concitoyens. On lit ces paroles dans le procès-verbal : « Il est permis enfin de décerner la couronne civique au petit nombre d’hommes qui, sous l’empire de la tyrannie, eurent le courage si rare d’attaquer ses suppôts ; Aignan, tu te dévouas pour la liberté, pour la patrie ! Ton courage entreprit de devancer dans ces murs l’heureuse époque du 9 thermidor ! » (le 9 thermidor est le jour de l’arrestation de Robespierre, avant son exécution)

La Mort de Louis XVI, par Étienne Aignan

La Mort de Louis XVI, par Étienne Aignan

La municipalité d’Orléans, voulant alors honorer par une fête funèbre la mémoire de neuf citoyens que le représentant Léonard Bourdon avait fait condamner à mort par le Tribunal révolutionnaire, choisit Aignan pour composer les chants destinés à cette cérémonie. Sa pièce, un mélodrame, a pour titre : Aux mânes des victimes d’Orléans ! (1795). Ce n’était pas la première fois que sa muse se consacrait au malheur : l’exécution du roi martyr lui avait, sous les yeux même de ses bourreaux, inspiré une tragédie ; mais comme l’a observé Auger, dans l’éloge d’Aignan, elle n’était pas destinée pour le théâtre ; et le seul triomphe qu’elle pût procurer au poète était la mort sur un échafaud.

La mort de Louis XVI, pièce en trois actes, fut imprimée trois semaines après cette catastrophe, et, dans l’éloge déjà cité, Auger rapporte à ce sujet l’anecdote suivante : « Si Aignan, qui venait ainsi d’exposer sa tête, n’accrut pas alors le danger par des confidences indiscrètes, on ne le vit pas non plus, le péril passé, tirer vanité de sa courageuse imprudence. Il n’en faisait ni ostentation ni mystère : il aimait seulement qu’on en fût informé. Une fois pourtant il céda au désir de s’en glorifier lui-même. Peu de mois avant sa mort, dans une de nos séances académiques, il aborda, j’en fus témoin, l’illustre défenseur de Louis XVI et lui demanda s’il savait qu’il eût osé le faire agir et parler dans un drame et revêtir des formes de la poésie quelques traits de cette éloquence par qui l’auguste client eût été sauvé, s’il avait pu l’être, »

Cette tragédie prouve mieux que des rétractations officielles quelles étaient les véritables opinions politiques de son auteur. Elle ne prouve pas moins, par l’absence totale d’entente dramatique et du mérite de style, que les sentiments les plus vertueux ne peuvent tenir lieu de génie. Il s’y trouve cependant quelques vers heureux à côté d’une foule d’hémistiches qui décèlent la faiblesse d’un écolier.

Lorsque, après le coup d’État du 18 brumaire — 9 novembre 1799 — lors duquel Bonaparte renversa le Directoire, les préfectures s’organisèrent, Aignan devint secrétaire-général adjoint de celle du Cher, sous de Luçay, qui, deux ans après, nommé préfet du palais impérial, l’emmena à Paris comme secrétaire de ce préfectorat. Cette brillante position ne détourna point Aignan du culte assidu des lettres : de cette époque de sa vie date une suite de publications qui manifestent, par leur variété, que l’auteur avait pour les genres les plus divers cette aptitude facile qui n’appartient qu’au génie ou à la médiocrité.

La traduction des voyages et des romans anglais étant alors une spéculation fort en vogue, Aignan sut l’exploiter avec profit. Il travaillait également pour le théâtre : son opéra de Clisson (1802) fut mentionné avec éloge par la classe des beaux-arts dans le rapport pour les prix décennaux. En 1804 il donna sur la scène française, Polyxène, tragédie en 3 actes et en vers, qui n’eut qu’une seule représentation. En 1806 il donna Nephtali, un autre opéra qui réussit beaucoup mieux que Clisson.

Les fonctions qu’il exerçait dans le palais impérial avaient procuré à Aignan la protection du grand-maître des cérémonies, Ségur, qui le fit nommer, en 1804, aide des cérémonies, et secrétaire impérial à l’introduction des ambassadeurs. Après le couronnement de Napoléon et de Joséphine, il fut, sous la direction de ce même dignitaire, chargé de la rédaction du texte, pour le livre du Sacre de l’empereur, de la Description des tableaux et explication des costumes, que, par une erreur bientôt reconnue, l’auteur du Dictionnaire des anonymes avait d’abord attribuée à Hochet. Aignan s’acquitta de cette tâche avec beaucoup de soin.

Cependant il travaillait depuis longtemps à une traduction en vers par laquelle il espérait se faire une véritable réputation littéraire : c’était l’Iliade ; mais cette traduction fut peu goûtée par les hommes du monde qui la trouvaient froidement versifiée ; et encore moins par les savants, qui pouvaient la comparer avec l’original. On lui faisait de plus le reproche d’avoir emprunté une innombrable quantité de vers (1200 à 1500) à l’estimable mais également froide traduction de Rochefort. Ici le seul tort d’Aignan était d’avoir fait mystère de ces emprunts, qui sont tout à fait permis à un traducteur, car, comme l’a dit un critique, « son premier devoir est de traduire fidèlement et élégamment son modèle : les moyens n’y font rien. »

Il est vrai que dans la préface de sa seconde édition, publiée en 1819, Aignan s’exécuta de bonne grâce et dit en propres termes : « J’ai beaucoup profité de l’estimable traduction de M. de Rochefort. Je lui dois non seulement des vers entiers ou faiblement altérés, mais la pensée, la coupe, le mouvement d’un grand nombre d’autres, qu’il serait difficile de reconnaître au milieu des changements qu’ils ont subis. » Que manque-t-il à cet aveu pour disculper Aignan de tout reproche de plagiat ? D’avoir été mis en tête de la première édition. Et il est assez curieux qu’Auger qui, en pleine académie, entreprit de défendre Aignan à ce sujet, ait lui-même commis une escobarderie manifeste, en ne faisant pas cette distinction essentielle d’une édition à l’autre. Au surplus, dans la seconde, l’imitateur de Rochefort avait en partie refondu son travail.

Étienne Aignan

Étienne Aignan

Le mariage de Napoléon avec l’archiduchesse Marie-Louise, en 1810, et la naissance du roi de Rome, en 1811, lui avaient inspiré deux pièces qui n’étaient pas sans mérite : la première est intitulée La vision d’un vieillard dans la nuit du 12 décembre 1791, imprimée au Moniteur du 26 juin 1810 ; la seconde est une Cantate, mars 1811. La même année il donna sur la scène française Brunehaut, ou les successeurs de Clovis, tragédie en cinq actes, dont la première représentation fut très orageuse. Elle ne se soutint quelque temps à la scène que par le jeu de Mlle Raucourt, qui faisait le rôle principal. L’auteur avait retouché sa pièce ; mais il ne put corriger le vice du plan et l’absence de toute couleur locale. Toutefois on y trouve quelques scènes intéressantes, de beaux vers et de nobles sentiments convenablement exprimés.

À la mort de Bernardin de Saint-Pierre, il fut élu membre de l’Académie française, le 3 mars 1814. Il avait pour concurrents Jouy et Baour-Lormian, qui fulminèrent, le dernier surtout, contre leur heureux rival. Les journaux se mirent de la partie ; ils attaquèrent vivement cette promotion presque entièrement due au crédit des hauts protecteurs d’Aignan, et à l’influence alors irrésistible à l’académie d’une coterie dite du déjeuner. Dès lors Aignan se vit particulièrement en butte aux attaques du Nain jaune, petit recueil périodique dont la hardiesse malicieuse alla toujours croissant jusqu’à la fin de 1815.

Il est juste toutefois de remarquer que si, comme écrivain faible et sans couleur, Aignan était fort attaquable, il méritait de l’estime comme homme privé. Plein de douceur, d’aménité, il fut d’autant plus sensible à tant de sarcasmes que jamais il n’avait trempé sa plume dans le fiel. Le 10 avril 1814, après la chute de Napoléon, le gouvernement provisoire le désigna pour faire les fonctions de maître des cérémonies à la réception du comte d’Artois. Depuis cette époque il rentra dans la vie privée, jusqu’au moment où le retour de Napoléon le rappela aux Tuileries.

Ce fut pendant les cent jours, le 18 mai, plus d’une année après son élection, qu’il prit possession du fauteuil académique. Le discours qu’il prononça produisit peu d’effet ; il était empreint de cette médiocrité fleurie qui, sous une plume vulgaire, est le caractère indélébile de tout discours académique. S’il s’étendit beaucoup sur les ouvrages et le mérite littéraire de son prédécesseur, il eut la sage modestie de parler de lui-même le moins possible ; et, gardant la même réserve dans l’éloge obligé du pouvoir régnant, il se contenta d’émettre le vœu que la main ferme et puissante qui venait de rendre un libre essor à la parole écrite ne voulût point enchaîner la parole déclamée. C’était demander l’abolition de la censure dramatique.

Parceval Grandmaison, qui répondit au récipiendaire, parla des travaux de celui-ci avec autant d’urbanité que de franchise. « Quand votre ouvrage s’est produit au grand jour, lui dit-il, loin de vous irriter contre la critique, vous en avez profité pour faire disparaître les négligences qu’elle vous reprochait ; et vous vous êtes servi de sa sévérité contre la malveillance ; vous vous et êtes fait un bouclier de ses propres armes, et maintenant encore vous avez recours à ses conseils pour améliorer votre ouvrage par des et corrections nombreuses. Et pourquoi seriez-vous à l’abri des traits qu’elle décoche ? Les traducteurs de l’Iliade n’ont pas le privilège de son héros, de cet Achille que Thétis plongea dans le Styx pour le préserver des mortelles blessures : la critique peut les atteindre, et quoique trempés dans la source poétique, ils ne sont point invulnérables. »

Après la seconde Restauration, Aignan ne fut pas du nombre des académiciens éliminés par ordonnance ; mais il avait perdu sa place à la cour, et il se consacra désormais tout entier à la littérature. On peut se demander pourquoi, tandis que tant d’autres gens de lettres conservaient sous le gouvernement royal les avantages dont ils avaient joui sous l’Empire, Aignan fut ainsi laissé a l’écart ? N’aurait-il pas pu se faire auprès des Bourbons un titre de sa tragédie de Louis XVI ? Ne pouvait-il pas invoquer un antécédent moins connu mais aussi honorable ?

Il avait, à l’époque de l’assassinat du duc d’Enghien, manifesté, autant qu’on le pouvait alors, sa vertueuse indignation, en publiant le 21 mars 1804, trois jours après la catastrophe , et dans le même numéro du Journal des Débats où se trouvait le texte de la sentence de mort, quelques vers qui ne pouvaient avoir d’autre intérêt que celui de l’allusion, entre autres ceux-ci :

Que le sang d’un héros versé sous nos portiques
Ne souille point ma table et nos dieux domestiques.
Toi frapper Annibal !...
Sois l’hôte d’Annibal et non son assassin.

Plus fidèle que bien d’autres au souvenir de Napoléon, son bienfaiteur, Aignan ne fit aucune démarche pour obtenir de la restauration ces faveurs qui étaient alors le prix presque exclusif de l’apostasie. Dans cette position il se trouva tout naturellement conduit dans les rangs de l’opposition qui, de bonapartiste qu’elle était d’abord, devint libérale par la force des choses. Au commencement de 1816, il donna une troisième tragédie qui ne réussit point (3 février) : c’était Arthur de Bretagne, dont le sujet était tiré de la pièce de Shakespeare qui a pour titre : La vie et la mort du roi Jean.

Brunehaut, ou les successeurs de Clovis, par Étienne Aignan

Brunehaut, ou les successeurs de Clovis, par Étienne Aignan

Depuis cette époque Aignan ne tenta plus l’épreuve de la scène et s’adonna exclusivement au genre polémique. Il fut un des fondateurs et des collaborateurs les plus actifs de la Minerve et de la Renommée. Lors de la réunion de cette feuille au Courrier Français, nouvellement fondé le 1er février 1820, Aignan devint copropriétaire de ce journal ; mais il ne fut point admis au nombre de ses rédacteurs ordinaires. Ses articles, toujours correctement écrits, manquaient de cette force de doctrine qui décèle un publiciste exercé, et de cette allure piquante qui place un journaliste au premier rang.

Appelé en 1816 à prononcer, comme juré, sur la conspiration de l’épingle noire, qui n’était guère qu’une intrigue provoquée par la police, Aignan prouva ce que peut dans un procès politique un juge éclairé et indépendant. Par son influence intervint un verdict qui renvoya absous tous les accusés ; puis il publia, sur les débats de cette affaire et sur leur résultat, un écrit dans lequel il développait les motifs de sa conviction et justifiait la décision du jury.

C’est ici que s’ouvre la série de ses différentes brochures politiques, parmi lesquelles De l’état des protestants en France depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, avec des notes et des éclaircissements historiques (1817). Mais plusieurs assertions hasardées et des erreurs de fait, échappées à l’auteur, prouvent qu’il n’avait étudié la matière que pour faire sa brochure. Les journaux de l’opinion opposée ne manquèrent pas de relever ces fautes avec amertume : la personnalité s’en mêla. Aignan avait établi une comparaison mal fondée entre la terreur de 1793 et le règne de Louis XIV. Au lieu d’accumuler les preuves contraires on prétendit qu’un tel rapprochement était indigne d’un Français et d’un académicien. Aignan répondit, dans la Minerve, qu’il persistait dans son opinion et annonça qu’il rassemblait des preuves historiques à l’appui de ce qu’il avait avancé. Benjamin Constant prit fait et cause pour son ami ; et comparant la rigueur des mesures adoptées contre les protestants par Louis XIV, non à tous les excès de la terreur, mais seulement aux lois rendues contre les émigrés, il ramena cette question à son véritable point de vue ; ce qui était non pas justifier Aignan, mais le corriger.

Étienne Aignan mourut le 21 juin 1824, et le discours prononcé sur sa tombe s’achève pas ses mots : « Comme écrivain politique, la puissance de son talent s’était accrue de toute la gravité des événements dont nous avons été les témoins et les victimes. Son livre sur l’institution du Jury, renferme toutes les garanties d’une célébrité durable : c’est le vœu d’un homme de bien et la pensée d’un grand publiciste, exprimée par un écrivain habile.

« Vaste savoir, esprit facile et vigoureux, intelligence souple dans sa force, sentiments nobles, patriotisme éclairé, la tombe ne vous a pas engloutis. Déjà la postérité s’élève du sein même de cette terre qui s’ouvre pour recevoir la dépouille mortelle de notre ami, de notre illustre confrère : elle nous dit qu’il avait remploi sa destinée, celui qui ne laisse après lui que d’honorables souvenirs ; celui que l’on citera comme le modèle des époux, des pères et des amis ; celui qui n’a pas fait une action qu’il voulût retrancher de sa vie, qui n’a point écrit une ligne qu’il voulût effacer.

« Adieu cher Aignan ! adieu pour toujours : homme excellent, vertueux citoyen, écrivain courageux dont l’avenir conservera les nobles vestiges ! Adieu, toi qui précèdes ceux qui devaient te précéder ; s’ils te survivent, c’est pour pleurer sur ta cendre, et pour protéger ta renommée. »

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