LA FRANCE PITTORESQUE
7 juin 1788 : journée des Tuiles
à Grenoble, en réaction à l’exil
parlementaire forcé
(D’après « Documents historiques sur les origines de
la révolution dauphinoise de 1788 » paru en 1888)
Publié le lundi 7 juin 2021, par Redaction
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Préfiguration des débordements de la Révolution, l’émeute, destinée à empêcher le départ en exil des magistrats du Parlement du Dauphiné, tient en échec les régiments royaux occupant la ville sur lesquels la population lance des tuiles...
 

Le 10 mai 1788, le comte de Clermont-Tonnerre, lieutenant-général, et l’intendant Caze de la Bove procédaient militairement à l’enregistrement des édits qui mutilaient les parlements, en leur enlevant le droit de vérification, source de leur autorité politique. Après l’accomplissement de cette formalité qui, commencée à neuf heures du matin, ne dura pas moins de vingt et une heures, les magistrats reçurent l’ordre de quitter le Palais, dont les portes furent définitivement fermées.

Cette exécution causa dans la ville une profonde sensation, qui s’accrut encore lorsqu’on répandit parmi le peuple les protestations indignées du Parlement, secrètement réuni, et les doléances du Conseil de ville déclarant hautement que la suppression du Parlement, c’était la ruine de Grenoble. Le 25 mai, le procureur général écrivait au comte de Brienne : « Ces nouvelles lois ont excité ici une vive fermentation. La violence qu’on emploie dans cette malheureuse circonstance, loin de calmer les esprits, ne sert qu’à les aigrir. Si le Parlement n’avait pas eu la prudence de ne pas se présenter à la porte du Palais, il paraît certain qu’il y aurait eu une émeute populaire mardi dernier. La consternation est générale de voir l’anéantissement de nos privilèges qui sont une des conditions essentielles de la réunion du Dauphiné à la couronne. Les officiers municipaux de Grenoble en réclament l’exécution par un mémoire qu’ils ont l’honneur de vous adresser.

Albert de Bérulle (1755-1794), premier président du Parlement du Dauphiné

Albert de Bérulle (1755-1794), premier président du Parlement du Dauphiné

« On m’a dit que plusieurs gentilshommes feront la même démarche et députeront à Paris l’un d’entre eux pour appuyer leur réclamation. La justice a totalement cessé dans cette ville... ; les paysans des montagnes du Haut-Dauphiné ont dit hautement, même dans les foires, qu’ils ne paieront pas d’impôts, pas même les anciens, et que les habitants du Gévaudan et du Vivarais pensaient de même... Enfin, il paraît très difficile d’établir des grands bailliages dans cette province, attendu que plusieurs des anciens manquent de sujets, et qu’on sera vraisemblablement peu tenté de prendre des places décriées d’avance par l’opinion publique. Ces observations me sont dictées par mon zèle pour le service du roi et l’intérêt de ses peuples, je vous supplie de les peser au poids de votre sagesse. »

Le ministère était donc bien instruit des dispositions de la population et des terribles éventualités qu’il encourait en persévérant dans la voie de violence qu’il avait si imprudemment ouverte. Et pourtant, loin d’écouter ces conseils de modération, il ordonna, le 30 mai, au duc de Clermont-Tonnerre, de remettre aux membres du Parlement des lettres de cachet qui les exilaient dans leurs terres, et, en cas de résistance, de faire enlever les récalcitrants par des détachements de troupes, qui les garderaient à vue dans les résidences qui leur seraient assignées.

Cet ordre est exécuté pendant la matinée du 7 juin. Dès que la nouvelle se répand dans la ville, les boutiques se ferment sur les dix heures, des groupes tumultueux parcourent les rues et entourent les maisons des conseillers pour s’opposer à leur départ. Environ 300 ou 400 hommes et femmes armés de barres, de pierres, de haches, de tridents et de bâtons, se portèrent d’abord à chaque porte de la ville pour les fermer, afin que les magistrats exilés ne pussent pas sortir. Ils les fermèrent, malgré les gardes que le lieutenant-général venait de faire doubler, et un fort piquet qui gardait le pont de bois.

On espérait d’abord qu’on s’en tiendrait à empêcher ces messieurs de sortir ; mais bientôt on se porta en foule devant l’hôtel du premier Président, Albert de Bérulle. La foule s’entrouvre respectueusement pour laisser passer le corps des avocats et des procureurs qui, revêtus de leur robe de palais, viennent témoigner de leurs sympathies pour cette grande institution qui disparaît. Au moment où Monsieur de Bérulle sort de son logis pour monter en voiture, il est arrêté par le peuple qui dételle ses chevaux. et coupe les courroies attachant ses malles sur la voiture.

Albert de Bérulle harangue la foule pour l’apaiser. Mais c’est en vain. Le tocsin sonne et les paysans des campagnes voisines arrivent armés de haches et de pioches. Trouvant la porte fermée, ils enfoncent une poterne, et se mêlent aux manifestants. Puis, tous ensemble, se ruent sur l’hôtel du duc de Clermont-Tonnerre. Les portes sont forcées, les appartements envahis, et la vie du lieutenant-général est un moment en danger.

Dans le même temps, nombre de femmes s’emparent des clochers. A midi, ou environ, on sonne le tocsin à la cathédrale, à la collégiale, à la porte Saint-Louis et à la porte Saint-Laurent. Ce tocsin durera jusqu’à environ quatre heures et demie. La foule de gens ameutés s’augmente considérablement, malgré les piquets. Les patrouilles redoublent dans les rues. On va chez les magistrats qui sont à la veille de leur départ ; on coupe les traits des chevaux attelés, on décharge les malles, et on amène les voitures dans la cour du premier président.

Les portes ayant été fermées par les émeutiers pour empêcher les magistrats de sortir, les gens du dehors ne pouvaient entrer. Aussi plusieurs entrent-ils sur des barques ; d’autres escaladent les remparts ; on se porte en foule au commandement, et l’hôtel se trouve assiégé de tous côtés.

Les troupes, sans consigne déterminée, ne sachant s’il faut « repousser à coups de fusils les révoltés et la canaille », comme on le leur avait commandé au mois de mai précédent, ou se tenir sur la défensive en évitant toute violence, parviennent mal à maintenir la foule ; des pierres et des tuiles, lancées du haut des toits, mettent le désordre dans leurs rangs. Un adjudant du Royal-Marine, commandant une patrouille de quatre hommes, est assailli sur la place Grenette et commande le feu.

Une patrouille est forcée de se retirer dans la maison de Monsieur Verret, et fait feu par la fenêtre. Aussitôt le peuple entre et ravage tout dans cette maison. En attendant on force l’hôtel du commandement, ceux qui étaient du côté du rempart viennent à bout de le percer, et escaladent de ce côté, et ceux de l’intérieur de la ville renversent le portail ; enfin les choses viennent au point de mettre les commandants militaires dans la nécessité de faire retirer les troupes, ou d’exposer la ville au plus grand désastre.

En effet, trois victimes, dont un enfant, sont tombées, mortellement frappées. La fureur du peuple s’en accroît ; en vain les consuls, en robes et en chaperons, se rendent à l’hôtel du gouvernement et, par de patriotiques paroles, tentent de ramener le calme dans les esprits. Leur voix est étouffée par des clameurs, leur autorité méconnue, et c’est à grand-peine que, les vêtements en lambeaux, ils réussissent à se frayer un passage jusqu’à la salle où se trouve le lieutenant-général, entouré des officiers de la garnison et de l’intendant.

La journée des Tuiles (peinture d'Alexandre Debelle (1805–1897)) et timbre commémorant l'événement, émis le 20 juin 1988 dans la série Bicentenaire de la Révolution française

La journée des Tuiles (peinture d’Alexandre Debelle (1805–1897)) et timbre commémorant
l’événement, émis le 20 juin 1988 dans la série Bicentenaire de la Révolution française

À ce moment, le duc de Clermont-Tonnerre se sentant débordé et craignant de plus graves événements, écrit au premier Président qu’il peut suspendre son départ et autoriser ses collègues à en faire autant. Albert de Bérulle donne publiquement lecture de la lettre du lieutenant général ; mais la victoire a rendu le peuple exigeant : il veut que le Parlement soit réintégré dans le palais de Justice, dont il a été brutalement chassé.

Il est environ cinq heures lorsque les régiments rentrent au quartier. Les émeutiers les ont forcé à leur accorder une espèce de capitulation, dont la première condition est de faire retirer les troupes ; la deuxième, d’envoyer sur-le-champ un courrier au roi, pour demander le rappel du Parlement ; la troisième, qu’en attendant, ceux qui n’étaient pas partis ne partiraient pas ; la quatrième, que le duc de Tonnerre fît rendre de suite les clefs du Palais et les fît porter chez Albert de Bérulle ; la cinquième, que les magistrats allassent sur-le-champ prendre séance, avec déclaration que jusqu’à ce que tout cela fût fait on ne se séparerait pas.

Par ordre du premier président, les conseillers se réunissent à son hôtel, après avoir quitté leurs habits de voyage pour revêtir la robe d’hermine. Puis, tous ensemble, escortés d’un concours immense de population, se rendent au Palais, dont le lieutenant-général a livré les clefs. Lorsque les magistrats ont repris leurs sièges, le premier président prononce une courte harangue dans laquelle il invite ses concitoyens à rentrer dans leurs demeures, confiants dans la justice du roi et la fermeté patriotique du Parlement pour la défense de leurs droits. Ces paroles sont accueillies par des acclamations, et la foule s’écoule paisiblement, pendant qu’un feu de joie est allumé sur la place du Palais et que les cloches des églises, qui ont sonné le tocsin pendant toute la journée, célèbrent la victoire du peuple par des carillons triomphants.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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