LA FRANCE PITTORESQUE
23 mai 1648 : mort du peintre Louis Le Nain, l’un des trois frères Le Nain
(D’après « Les frères Le Nain, peintres laonnais »
(par Charles Florisoone) paru en 1907 et « Les frères Le Nain »
(par Champfleury, pseudonyme de Jules Husson) paru en 1862)
Publié le mardi 23 mai 2023, par Redaction
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Si l’existence des Le Nain compte une grande part d’ombre, les trois frères, qui travaillent pour les confréries, les églises, les maisons des riches particuliers, sont cependant connus et estimés de leur vivant et font partie de l’Académie de peinture dès l’année de sa fondation
 

Vers la fin du XVIe siècle vivaient à Laon un sergent royal au bailliage de Vermandois nommé Ysaac Le Nain et sa femme Jehanne Prévost dont il eut cinq enfants. La charge qu’il exerçait était attachée au grenier à sel ; il était donc officier de la gabelle et faisait rentrer les sommes dues à l’État.

C’était une condition moyenne. Ysaac avait une maison en ville, une maison à la campagne, des pièces de vignes, des parcelles de pré et de bois. La maison de ville était rue des Presbtres ; l’autre, à la Campignolle, sur le territoire de Saint-Julien-de-Royaucourt. près de Mons en Laonnoy ; les fonds de terre à Vauxelles, Montarcine, Bourguignon.

Sur l’aîné des cinq fils d’Ysaac, nous ne savons rien ; le second, Nicolas, devint commis du sieur Gaucher, président de l’élection de Verneuil, à Paris ; les trois autres, Louis, Antoine et Mathieu, se consacrèrent à la peinture. Tous trois sont nés à Laon : Antoine en 1588, Louis en 1593, Mathieu en 1607.

Comment s’éveilla leur vocation artistique et qui leur apprit la peinture ? C’est ici que commencent les difficultés. Le seul document que nous ayons pour nous aider à les éclaircir est la notice de Claude L’Eleu, ancien chanoine de la cathédrale de Laon. Voici ce qu’il dit dans son Histoire de Laon, divisée en huit livres :

La famille de la laitière. Peinture attribuée à Louis Le Nain (1640)

La famille de la laitière. Peinture attribuée à Louis Le Nain (1640)

« Ils suivirent le goût et inclination qu’ils avaient pour la peinture ; ils furent formés dans cet art par un peintre étranger qui les instruisit et leur montra les règles de cet art à Laon pendant l’espace d’un an ; de là ils passèrent à Paris où ils se perfectionnèrent. » C’est tout, et c’est loin de nous suffire. En lisant ces lignes de L’Eleu, nous nous demandons comment ce « goût et inclination » s’étaient manifestés avant les premières leçons données par le peintre étranger ; quel âge ils avaient lorsqu’ils reçurent ces leçons et quand ils quittèrent leur ville pour venir à Paris ; quel était ce maître venu de l’étranger, de quel pays il était, à quelle école il appartenait ; autant de questions sur lesquelles il est impossible de donner de réponses certaines. Essayons quelques conjectures.

Sur la question d’âge, nous ne pouvons absolument rien dire ; aucun document, aucun renseignement ne nous suggère aucune hypothèse. En ce qui concerne l’éveil de la vocation, on peut hasarder quelques suppositions vraisemblables : nous le savons par L’Eleu, ils aimaient l’art avant l’arrivée du mystérieux étranger. Or, comment la peinture était-elle représentée à Laon vers l’année 1600, alors qu’Antoine, l’aîné, avait une douzaine d’années ? C’est ce qu’il serait intéressant de savoir avec précision.

Il y eut dès le Moyen Age une école de peintres français qui ne doivent rien à l’étranger et qui restèrent longtemps ignorés des modernes. L’historien et conservateur Henri Bouchot (1849-1906) avait, le premier, soupçonné l’existence de cette école, ou, pour mieux dire, de ces nombreuses écoles provinciales ; il n’eut pas de cesse qu’il n’ait confirmé par des preuves ce qu’il avait deviné par intuition d’historien et d’artist, et plusieurs expositions qui eurent lieu au Petit-Palais des Champs-Elysées et au Pavillon de Marsan confirmèrent d’une façon décisive son hypothèse.

Il y avait à Amiens une de ces écoles. Il y en avait probablement une à Laon ; peut-être se prolongea-t-elle jusqu’au commencement du XVIIe siècle, et, dans ce cas, les Le nain en seraient les derniers héritiers — nous connaissons au moins trois peintres laonnais du XVe siècle : Colart de Laon, Pierre Vilatte et Enguerrand Charonton, l’auteur du célèbre tableau : Le Triomphe de la Vierge Marie. Il y eut certainement, dans beaucoup de provinces, des peintres médiocres sans doute et obscurs, mais qui maintenaient, tant bien que mal, un peu de vie artistique chez leurs concitoyens, travaillant pour les confréries, les églises, les maisons des riches particuliers.

Une seconde question se pose maintenant : quel était ce maître étranger qui « les instruisit pendant l’espace d’un an » ? Une chose certaine, c’est que des peintres flamands peu connus aujourd’hui, et qui n’ont rien laissé de remarquable, exercèrent une certaine influence dans nos provinces du Nord et même à Paris. « Paris, dit Lemonnier, dans L’Art français au temps de Richelieu et de Mazarin (1893), était en quelque sorte plus rapproché qu’aujourd’hui des Pays-Bas, parce que les difficultés de communications étaient moindres avec eux qu’avec d’autres pays de la France. Entre la capitale et la Flandre, il y avait d’ailleurs comme des points d’arrêt et des étapes : Laon, Saint Quentin, Noyon ; par là se faisait une transition insensible entre les deux races et... il y avait dans ces villes des petits centres artistiques qui tenaient de l’une et de l’autre. »

Nous pouvons donc admettre avec-vraisemblance que le maître des Le Nain fut un Belge ; d’ailleurs, les œuvres de nos peintres se rattachent par des caractères bien connus à l’école flamande ; cependant, les différences ne sont pas moins importantes que les ressemblances, et le peintre inconnu qui leur apprit le « métier » n’est sans doute pas le seul qui ait influé sur la formation de leur talent. Et puis, si nous en croyons L’Eleu, ils ne restèrent qu’un an avec lui, et c’est bien peu de temps pour former de véritables élèves. Ils lui doivent certainement beaucoup, mais ils ne lui doivent pas tout. Nous ne savons rien de plus sur l’éducation artistique des Le Nain.

Suivons maintenant Antoine, Louis et Mathieu à Paris. La date où ils s’y établirent nous est inconnue ; tout ce que nous savons des premiers temps de leur séjour, nous le trouvons dans un document découvert et publié par Jules Guiffrey : c’est la lettre par laquelle Antoine est reçu maître peintre à Saint-Germain des Prés, le 16 mai 1629.

À cette époque, les peintres étaient assujettis aux règlements des corporations et devaient passer, comme les menuisiers ou les cordonniers, par les trois degrés : apprentissage, compagnonnage, maîtrise. Or, il existait une corporation des maîtres-peintres de Paris ; elle portait le nom de Corporation de Saint-Luc et résidait à Paris ; les droits de réception y étaient très onéreux. C’est pourquoi d’autres artistes se groupèrent au bourg Saint-Germain, situé hors de l’enceinte de Paris, sur la rive gauche de la Seine. Leur association avait le droit d’autonomie et ils pouvaient exercer librement leur art sur le territoire où ils étaient établis. Ils dépendaient du bailli de l’abbaye, qui ne se montrait pas fort exigeant sur les formalités pourvu que le procureur fiscal se déclarât satisfait, c’est-à-dire que l’impétrant eût acquitté un droit probablement peu élevé.

Antoine choisit donc la corporation de Saint Germain-des-Prés, comme moins coûteuse et moins recherchée que celle de Saint-Luc : ce sont de modestes débuts. La lettre de maîtrise nous apprend en outre qu’auparavant il avait été compagnon et qu’il fut reçu maître « en vertu des lettres de don par luy obtenues du Roy, en faveur du mariage et entrée de la Royne. » Il avait alors quarante et un ans.

Il faut remarquer cette expression : lettres de don. Un contemporain de Le Nain, Loyseau, dans son ouvrage intitulé : Traité des ordres et simples dignités, la définit ainsi : « Entre les artisans, il y a des maîtres de lettres, qui sont ceux qui, ès entrées et mariages des roys, naissance de Monsieur le Dauphin de France et déclaration du premier prince du sang, obtiennent lettres pour estre receus maistres de mestiers, sans faire de chef-d’œuvre, ni festins, ni autres frais qui se font à la réception des autres maistres de chefs-d’œuvre, à la distinction de ces maistres de lettres », et il ajoute que ces derniers « sont aujourd’hui égaux en tout et par tout à ceux de chefs-d’œuvre ».

Antoine fut donc reçu maître à aussi bon compte que possible, sans chef-d’œuvre et sans frais d’aucune sorte. On lui demanda seulement « une légère expérience », c’est à-dire quelque petit tableau ou dessin, pour la forme et comme par manière d’acquit. Il y avait à cette époque pour les peintres plusieurs ordres de dignités : les peintres du Roi, logés au Louvre et pensionnés pour la plupart ; les maîtres de la corporation de Saint-Luc, à Paris ; ceux de Saint Germain-des-Prés, et parmi ceux-ci, les maîtres de chefs-d’œuvre, reçus après épreuve et avec une certaine solennité ; enfin les maîtres de lettres, tels que nous venons de les définir : c’était bien la plus humble catégorie ; c’est à elle qu’appartenait Antoine.

À l’époque où se déroulent ces faits, beaucoup de peintres flamands qui n’avaient point passé par l’école nouvelle, c’est-à-dire par l’imitation des Italiens et de Rubens, ne pouvaient vivre dans leur pays qu’à grande peine : ils n’étaient pas à la mode ; ils émigrèrent et vinrent chercher fortune à Paris, où il se forma ainsi une véritable colonie flamande. En 1626, les nations flamande, allemande, suisse et autres établirent une confrérie qui se fixa en 1630 à Saint-Germain-des-Prés.

Or, en ce temps, tous les peintres français étaient plus ou moins disciples de l’Italie, pratiquaient l’art noble et académique. Au contraire, les étrangers dont nous parlons résistèrent toujours à cette influence. « Sous Louis XIIl, et même au temps de Louis XIV, dit Lemonnier, au milieu de nos artistes, trop disposés à arranger la réalité, sous prétexte de l’orner, à distinguer les choses en objets bas et en objets nobles, pour supprimer les premiers, les artistes flamands garantirent, autant qu’il était en eux, les droits de la sincérité. Ces qualités, en opposition avec les doctrines de la Renaissance et du classicisme, étaient bien aussi celles de notre vieille école française ; elles main tinrent pendant toute la première moitié du XVIIe siècle un courant d’art qu’on pourrait appeler réaliste. »

L'heureuse famille. Peinture attribuée à Louis Le Nain (1642)

L’heureuse famille. Peinture attribuée à Louis Le Nain (1642)

Parmi ces peintres on peut citer Van Opstal, Van Mol, Wleughels, et le plus illustre de tous, Philippe de Champaigne. Or, il est certain que les Le Nain habitaient alors le bourg Saint-Germain ; il est certain aussi qu’ils ont dans leur manière quelque chose de flamand et qu’ils ont presque entièrement échappé à l’art académique qui obtenait de leur temps toutes les faveurs. On s’est longtemps étonné et on s’étonne encore de voir en eux les seuls représentants du réalisme véritable dans le Paris du XVIIe siècle : on les considère comme des isolés, comme des exceptions ; ce seraient comme des plantes qui n’auraient point de racines et ne se nourriraient d’aucun sol. N’est-il pas plus vrai semblable de les considérer au contraire comme faisant partie de ce groupe dont ils représentent d’une façon si frappante les inspirations, ou tout au moins comme s’y rattachant d’une manière assez intime ?

En 1633, Mathieu Le Nain, le plus jeune des trois frères, reçut aussi ses lettres de maîtrise, non pas à Saint-Germain, mais à Paris même, dans la Corporation de Saint-Luc. Le voilà donc affilié à cette association rivale de celle à laquelle son frère appartenait. Valabrègue s’est demandé quelle était la cause de cette scission, et sa réponse peut être admise sans hésitation. D’abord, nous savons que Mathieu s’adonnait surtout à la peinture des portraits ; il avait alors intérêt à exercer dans la ville même ; or, ce droit n’était pas accordé aux maîtres de Saint-Germain-des-Prés. Ensuite, l’idée d’une brouille entre Mathieu et ses frères ne peut être admise, car deux documents nous prouvent leur parfaite entente : l’un datant de 1630, l’autre de 1046 ; il ressort de là qu’en 1633, l’accord devait régner, comme il n’a d’ailleurs jamais cessé de le faire durant toute la vie des Le Nain.

Le premier document est une transaction faite par Ysaac, leur père, en leur faveur, lors de son second mariage : nous y voyons que les trois frères habitaient ensemble et en parfaite intelligence, chez Antoine ; l’autre, encore plus important, est un acte de donation réciproque conclu entre eux, où chacun s’engage à léguer ses biens aux derniers survivants. Ils ne se marièrent pas, vécurent toujours ensemble, et rien ne semble avoir jamais troublé la parfaite harmonie de leur intérieur : leurs toiles même, sauf une, ne portent aucune indication de prénom. À eux trois, ils n’ont jamais fait qu’un. L’acte de 1646 nous apprend encore qu’ils demeuraient « ensemblement au faulxbourg Saint-Germain, rue du Vieil-Coulombier, paroisse Saint-Sulpice. »

Deux ans après cette donation mutuelle se passa un événement important dans l’histoire de l’art français, et la part qu’y prirent les Le Nain nous montre qu’ils étaient honorés de leurs confrères et qu’ils jouissaient auprès d’eux d’une autorité assez considérable. Il s’agit de la fondation de l’Académie de peinture et de sculpture, que nous appelons aujourd’hui l’Académie des Beaux-Arts.

Plusieurs artistes, et non des moindres, ayant eu à se plaindre des maîtres jurés de la Corporation, résolurent de se constituer en un corps qu’ils nommeraient Académie, « afin de se distinguer d’avec le corps des maîtres. » À leur tête se trouvaient Le Sueur et Le Brun, deux illustres, puis Guillain, Charles Erard, Van Mol, moins célèbres, mais forts en crédit à leur époque. Grâce à la protection de Monsieur de Charmais et du chancelier Séguier, ce projet reçut fort bon accueil du jeune roi, de la reine, du prince de Condé, et l’Académie fut fondée.

Il y eut deux sortes d’académiciens : ceux qui figuraient sur une première liste dressée par les fondateurs, et qui comprenait douze membres appelés les Anciens ; puis les académiciens de la deuxième classe qui furent choisis ensuite. Sur cette dernière liste figuraient les Le Nain, qui furent admis tous trois au mois de mars 1648. De même qu’en 1636, lors de la fondation de l’Académie française, on s’adressa aux écrivains qui avaient le plus de renom et d’autorité, on choisit pour celle de peinture et de sculpture les artistes qui pouvaient faire le plus d’honneur à la nouvelle institution : les Le Nain en furent tous les trois.

Cette date de 1648 marque le plus beau moment de leur vie : elle est aussi le commencement des deuils et des tristesses. A peine élus membres de l’Académie, Antoine et Louis meurent presque subitement à deux jours d’intervalle : ce dernier, le 23 mai ; l’autre, le 25, rue du Vieux-Colombier.

Mathieu, demeuré seul, ne fait plus parler de lui : en 1649, on le trouve mentionné deux fois dans les registres des séances de l’Académie ; puis son nom cesse d’y figurer, et, à partir de cette date, nous perdons sa trace. Quelques papiers d’affaires retrouvés par Guiffrey et datés de 1656 et 1667 nous apprennent qu’il portait le titre de peintre du Roi et de sieur de la Jumelle : c’était le nom d’une terre, près de Laon, dont il avait hérité. Il était chevalier de Saint-Michel, dignité qui confère la noblesse. Un contrat de dotation du 17 octobre 1668. en faveur de l’un de ses neveux, Antoine, nous apprend qu’il possédait trois maisons à Paris, une à Laon, une au village de Bourguignon, la ferme de la Jumelle, et des rentes. C’était donc un assez important personnage : ni les honneurs, ni la fortune ne lui manquaient. Il mourut le 20 avril 1677, à l’âge de 70 ans, rue Honoré Chevalier, sur la paroisse Saint-Sulpice.

Ainsi, tout est couvert d’un voile dans l’existence des frères Le Nain qu’il faut essayer de pénétrer au moyen des oeuvres. Les Le Nain sont des esprits mélancoliques, graves, parlant sagement, réfléchis, peu actifs, lourds, étudiant les paysans à la ferme, jamais au cabaret ; la joie, qui rallie même les natures distinguées à la représentation des gens de basse condition, est absente de leur oeuvre. On boit souvent dans leurs tableaux ; mais qui est-ce qui boit ? Un homme âgé, dans un coin, tenant une gourde grossière, et retrouvant dans quelques gorgées de vin une partie de ses forces dépensées aux travail.

Les Le Nain chantent la vie de famille. Combien de fois ont-ils représenté la ménagère tenant dans ses bras le poupon enveloppé dans une couverture, et autour d’elle de nombreux enfants de toute taille, presque graves, qui ne veulent pas troubler le repos du grand-père qui boit. Les travaux de la ferme, un repas grossier après le travail, les animaux qu’on conduit à l’abreuvoir, tels sont leurs sujets qui tous pourraient s’intituler : Intérieur de ferme ou le Repas à la ferme. Tous ces personnages, hommes, femmes, enfants sourient doucement, et à travers ce sourire perce une sorte de tristesse. Souvent encore les Le Nain ont peint un vieux flûteur entouré de charmants enfants bouclés qui prêtent une oreille attentive à la musique simple qui sorte de cette flûte naïve.

Intérieur paysan. Peinture attribuée à Louis Le Nain (1645)

Intérieur paysan. Peinture attribuée à Louis Le Nain (1645)

On peut donner une façon matérielle de reconnaître les tableaux des Le Nain, à l’entassement des chaudrons, écuelles, légumes, qui se trouvent souvent sur le premier plan. Les Le Nain furent les peintres des pauvres gens. Telle est leur oeuvre, tels sont les Le Nain. Ils ont peint des portraits, des scènes de corps-de-garde, des tableaux d’église, et ils y ont apporté leur manière ; mais ce ne sont ni les seigneurs, ni les saints, ni les soldats, qui les ont rendus populaires ; ce sont les paysans et les pauvres, car ils se sont complu à peindre les guenilles, quoique leurs familles de paysans soient propres, aimant le travail. La misère n’habite pas précisément ces logis que leur pinceau a décrits tant de fois ; mais qu’il se trouve au premier plan un vieillard enveloppé dans un long manteau, et ce manteau sera raccommodé de nombreuses pièces, effiloché sans recherche du faux pittoresque, et on croirait, selon eux, que le travail des champs et une vie constamment occupée ne peuvent mener qu’à une honnête misère.

Les frères Le Nains possèdent un accent qui n’appartient à personne, une façon de grouper les personnages maladroite, une manière de peindre souvent plâtreuse et triste ; leurs figures des premiers plans sont rarement en harmonie avec celles du fond, qu’on croirait éloignées d’une lieue ; ce sont des acteurs qui viennent sur le devant de la toile chanter le couplet final au public. Les Le Nain ont mille défauts, et ce sont de grands peintres qu’on ne peut oublier quand on les a vus une fois.

Placez un tableau des Le Nain dans une galerie composée de maîtres flamands, italiens, espagnols, français, et vous serez étonné par cette singulière peinture âpre, crayeuse, mélancolique, simple, qui ne se retrouve chez aucun artiste. Ce n’est pas tant la nature de leurs sujets que leur façon de peindre qui frappe. Une harmonie particulière s’échappe de chacune de leurs toiles, harmonie naïve qui se restreint elle-même, dédaigne les ressources de la palette et se contente quelquefois de trois ou quatre tons.

Certains de leurs tableaux pourraient être dits monochromiques, car l’œil n’est frappé que d’une localité grise rehaussée à peine par un certain rouge affaibli. Leur caractère principal est une couleur sobre, protestante ; le plus souvent une impression d’un vert sombre ressort de la vue de ces tableaux tranquilles où la couleur s’allie et fait corps avec le sujet.

Les Le Nain ont eu beaucoup de défauts ; mais ce sont les défauts de leurs qualités, et si les qualités sont grandes, l’esprit philosophique faisant la part de la nature, si incomplète, oublie ces défauts pour n’être plus charmé que des qualités. Leur façon de composer est anti-académique ; elle échappe aux plus simples lois, ils ne s’inquiètent pas de grouper leurs personnages. C’est évidemment une des causes qui attirent le regard vers un tableau des Le Nain, placé au milieu des grands maîtres qui leur sont supérieurs. Ils ont cherché la réalité jusque dans leur inhabileté à placer des figures isolées au milieu de la toile.

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