LA FRANCE PITTORESQUE
5 mai 1928 : mort d’Augustin Cabanès,
historien de la médecine
(D’après « La Médecine internationale » paru en 1928,
« La Tradition » paru en 1905 et « L’Album du Rictus,
journal humoristique mensuel » paru en 1910)
Publié le vendredi 5 mai 2023, par Redaction
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Historien de talent, il se consacre spécialement à étudier les rapports de l’histoire et de la médecine, et trouve la clef de bien des énigmes, appelant tous les fantômes du passé à comparaître dans son cabinet de consultation. Acquérant une connaissance de l’hygiène des siècles disparus, il les décrit avec un mélange d’humour et de pittoresque qui ajoute à ses ouvrages une rare saveur
 

En 1885, Augustin Cabanès faisait ses débuts comme journaliste, ou plutôt comme historien ; il n’était encore qu’étudiant ; et son premier article, d’un genre tout nouveau, laissait deviner les préoccupations qui le hantaient. Dès cette époque, il allait entreprendre une tâche que seul un médecin était capable de mener à bien : réviser l’Histoire, en projetant sur les faits obscurs du passé la lumière de la science moderne.

Son étude sur les Souverains névropathes, parue dans le Progrès médical en 1886, fut le début de toute une série de travaux réunis plus tard sous ces titres : Le Cabinet secret de l’Histoire ; Les Indiscrétions de l’Histoire ; Les Morts mystérieuses de l’Histoire, etc., où se trouvent déchiffrées tant d’énigmes sur lesquelles s’était exercée en vain la sagacité des historiens professionnels.

Augustin Cabanès. Photographie de Pierre Petit

Augustin Cabanès. Photographie de Pierre Petit

Appliquer la critique scientifique à l’histoire ; étudier les grands hommes dans leur intimité ; expliquer les événements du passé par l’état de santé de ceux qui pouvaient en diriger le cours : rechercher les tares, les maladies, les vices des monarques et des ministres dont l’influence fut prépondérante ; voilà ce que rêvait de faire Cabanès quand il suivait les cours de la Faculté ; voilà ce qu’il eut la patience, l’énergie et le talent de réaliser, au prix de recherches sans nombre et d’un travail constant.

Son premier ouvrage, paru en 1891, une biographie psycho-pathologique, pourrait-on dire, du Conventionnel Marat, nous révèle tout un coin ignoré de la vie du farouche démagogue. Marat inconnu n’est pas le Marat de l’Histoire, mais celui qui l’a précédé et qui l’explique ; c’est parce qu’il fut honni, bafoué comme savant par le corps scientifique et les académies, qu’entraîné par le mouvement révolutionnaire, Marat usa, envers ceux qui avaient blessé son orgueil, des terribles représailles que l’on sait.

Augustin Cabanès est né à Gourdon, dans le Lot, le 30 avril 1862. Il commença à dix-huit ans (1880) ses études médicales à Bordeaux, et vint bientôt à Paris suivre les cours des Écoles de Médecine et de Pharmacie. En 1881, il était reçu à l’internat des hôpitaux de Paris ; en 1886, il conquérait son diplôme de pharmacien de 1ère classe. En 1889, il soutenait sa thèse de doctorat en Médecine, intitulée De l’Hydrastis canadensis, étude physiologique, chimique, botanique et thérapeutique.

Les lettres l’avaient attiré de bonne heure. En 1885, il fait, comme nous l’avons évoqué précédemment, ses débuts dans les recherches spéciales auxquelles il devait se consacrer. Vers la même époque, il commençait à collaborer à L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, dirigé par cet homme d’érudition si profonde que fut le regretté Faucou. Le Dr Cabanès témoignait déjà d’une grande sagacité de critique, de beaucoup de méthode dans le travail, toutes qualités indispensables dans les recherches de l’érudition. Comme tous les journalistes-nés, il travaillait par accès, d’instinct, quand cela lui disait, prenant de longues périodes de repos contemplatifs.

Peu à peu, Cabanès entra dans la rédaction de plusieurs grands organes scientifiques parisiens. En 1887, il fut chargé du feuilleton du Journal de Médecine de Paris ; à la France médicale, il écrivit de nombreux articles, sous le pseudonyme de « Docteur Quercy » ; de même à la Gazette des Hôpitaux, au Bulletin de Thérapeutique, etc. Il ne tarda pas à aborder les revues littéraires : la Revue hebdomadaire, la Grande Encyclopédie, la Revue des Revues, le Magasin pittoresque, etc. enfin les journaux politiques : Le Figaro, Le Gaulois, Le Journal, L’Eclair, etc.

En décembre 1894, il fonda La Chronique médicale. Dans ce journal, unique en son genre, il donna la mesure de sa valeur. Chaque quinzaine, il y publia des articles inédits sur la santé des personnages de la littérature et de l’histoire, sur les relations de la médecine avec l’histoire, la littérature, l’art, la sociologie, l’économie politique, etc. Ses articles étaient toujours attendus avec impatience et goûtés par un public chaque jour plus nombreux.

Le Dr J.-G. Berry rapporte dans La Médecine internationale comment à cette époque il fit d’une façon toute fortuite la connaissance de Cabanès qui devint un ami : « Je donnais alors de la copie à plusieurs grands quotidiens, et j’avais fait paraître quelques chroniques sur les précurseurs de Pasteur : Hameau et Davaine ; sur les promoteurs de l’antisepsie, en particulier de l’acide phénique : Fonssagrives et Déclat, lorsque je reçus une invitation de ce dernier pour un de ses déjeuners du jeudi. Placé à côté d’un homme de petite taille, très brun, à peine connu de moi par une présentation banale, je liais conversation et remarquais de suite la grande facilité de son élocution, le choix des termes employés, son esprit critique, la vivacité de son regard. Tout le monde, du reste, attentivement l’écouta nous raconter le voyage qu’il venait de faire à Venise et la description détaillée des amours du docteur Pagello, ayant si malencontreusement interrompu l’idylle orageuse de George Sand et d’Alfred de Musset. Menée avec une rare habileté, cette minutieuse enquête était au plus haut point intéressante, c’était une primeur ; elle fut rapportée en détail dans son journal.

Augustin Cabanès et son cabinet secret de l'Histoire. Illustration humoristique parue dans L'Album du Rictus, journal humoristique mensuel (1910)

Augustin Cabanès et son cabinet secret de l’Histoire. Illustration humoristique
parue dans L’Album du Rictus, journal humoristique mensuel (1910)

« Nous nous sommes rencontrés bien des fois dans des circonstances identiques, et de cette époque date notre amitié. Quelques années plus tard, changeant la forme de La Médecine Internationale, je faisais paraître quelques articles sur les Beaux-Arts en médecine, sur les Salles de garde des hôpitaux de Paris. Cabanès vint un jour me trouver et me dit : Ces questions ne vous passionnent guère, je sais que vous préférez vous en tenir aux questions de science médicale ; si vous le voulez bien, je traiterai dans votre journal celte rubrique, vous verrez que cela sera intéressant. Il me remit une variété intitulée De quand date l’usage de la chemise de nuit ? Je soumis cette nouvelle à la direction, elle fut acceptée avec enthousiasme ; Cabanès était dans la place, il signait docteur Quercy. Il ne m’a pas quitté depuis cette époque. »

Un an après commença une oeuvre plus sérieuse, la Pathologie de la Révolution, qui dura quatre années. Après une suspension de quelques mois, débuta une série dont tout le monde put apprécier la remarquable unité, La Médecine dans le passé. C’est de cette série que date le pseudonyme de docteur Rondelet, réservant celui de docteur Bienvenu pour certaines nouvelles d’actualité.

Vers la fin de 1904, Cabanès commença à illustrer ses nouvelles : faut-il rappeler les très remarquables gravures anciennes de la fustigation, des animaux en justice, de la pratique balnéaire à travers les âges, et surtout des bains romains ? Ce sont des documents presque introuvables, ils demeureront comme un monument de son inlassable patience de chercheur. Cela a contribué en partie à sa notoriété mondiale ; on a fort apprécié son iconographie. Il publia successivement L’Hygiène d’autrefois : la propreté des mains, la fourchette, le mouchoir, Dieu vous bénisse, l’uromancie, la lèpre, la variole, les écrouelles ; puis L’Enseignement de la médecine au Moyen Age.

Ce n’est qu’à partir de 1910 qu’il entreprend les grands rapports de la médecine avec l’histoire et publie : Le tempérament de Louis XIV ; Le véritable Barbe-Bleue ; une nouvelle Étude sur Marat ; divers médecins du grand siècle ; une étude sur la Dame aux Camélias, les tuberculeuses de l’histoire ; Mirabeau puériculteur ; enfin son admirable critique sur La famille impériale de Russie, Le Tricentenaire des Romanoff, qu’il fait suivre des Fous de l’histoire et de La Folie des trônes.

Nous voici au mois d’août 1914. Cabanès prend la direction du journal La Médecine internationale de son ami Berry depuis février 1910 jusqu’à la fin de 1917. Cette période de guerre trouble tout : le Dr Cabanès délaisse les cas pathologiques des familles régnantes, après certes avoir posé des diagnostics aussi précis qu’au lit du malade, termine rapidement les côtés critiquables de la cour du Roi-Soleil en nous dépeignant une princesse allemande, la Princesse palatine et son entourage, puis entreprend une question d’actualité : La chirurgie aux armées avant l’antisepsie.

Lorsque Berry reprit sa place à la revue, Augustin Cabanès lui fit part de ses projets et lui annonça plusieurs nouveautés, qui n’étaient pas tout à fait au point. Il devait commencer par Comment on élevait les enfants de France et La Grossesse à la cour de France. Puis, quelques mois après et de front, il s’attache à deux questions du plus haut intérêt : La princesse de Lamballe et la Révolution et Comment s’éteignent les familles princières ; une famille de héros et de demi-fous : les Condé. Cette dernière oeuvre devait se continuer jusqu’à la fin de 1927.

Après avoir terminé La princesse de Lamballe, il nous donna : Une famille d’arthritiques ; La santé de Napoléon. Cette oeuvre, ainsi que celle qui va suivre : L’hérédité morbide dans l’histoire : l’ascendance et la descendance de Charles-Quint, constituent deux œuvres maîtresses, pleines de sens critique. La clinique devient ici la science auxiliaire de l’histoire. Si, en général, dans ses travaux, il appliquait des notions médicales à l’interprétation des faits, et s’il faisait une véritable dissection de son héros pour mettre l’homme à « nu », dans toutes ses études psycho-pathologiques il a surtout montré combien étaient grandes ses connaissances de l’histoire et de la pathologie, combien sa documentation était sûre.

Il est une pensée que Cabanès a souvent répétée à Berry, et que ce dernier rapporte intégrale : « L’histoire de la médecine, disait-il, n’est pas encore une science définitivement constituée ; mais la critique médico-historique ou médico-psychologique est entrée de plein pied dans le domaine de l’histoire ; elle va la renouveler. » Cabanès fut le créateur du genre ; le premier, il appliqua les notions nosologiques à la succession des problèmes historiques. Avant lui, quelques auteurs, oubliés, avaient essayé d’appliquer cette méthode ; seul, il comprit et généralisa la compénétration de l’histoire et de la médecine. Il ne fouilla pas seulement lès viscères, il disséqua les cerveaux ; par ses diagnostics rétrospectifs il éclaira la psychologie par la physio-pathologie.

Qui ne fut pas été ému de. ses descriptions sur les terribles débordements des « Foules » ; sur cette hyperexcitation d’une nation en délire contre ce qu’elle croit avoir été l’oppression ; sur cette folie grégaire, sur cette fureur sadique, qui ne se plaisait que dans le meurtre et dans le sang, et dont là Russie donna en 1917 un si triste tableau : la bête humaine affolée par la peur ?

Qui ne fut pas touché de ses tentatives de réhabilitation partielle, dans son journal des Réprouvés de l’histoire, où il nous fait comprendre que la légende n’est pas toujours l’histoire ; que bien souvent nous avons des idées fausses de certains personnages, soit par ignorance, soit par malveillance ?

Augustin Cabanès. Photographie de Henri Manuel insérée dans La Chronique médicale du 1er juin 1928

Augustin Cabanès. Photographie de Henri Manuel insérée dans
La Chronique médicale du 1er juin 1928

Cabanès fut un travailleur infatigable, un chercheur inlassable : il fit oeuvre de bénédictin ; toujours en quête de documents nouveaux, il avait une méthode de travail dont il ne se départit jamais ; il travaillait le malin, classait ses notes et put ainsi fournir plus de cinquante volumes en vingt-cinq ans.

Rien n’échappa à ses investigations ; il résolut d’importants problèmes historiques, parce que son activité était prodigieuse ; après une matinée de travail, on le voyait, tous les après-midi, courir de bibliothèque en bibliothèque, ne dédaignant pas surtout les bouquinistes, où, prétendait-il, il avait trouvé des « perles ». Ses heureuses trouvailles, ses recherches fructueuses l’amenèrent à produire un ouvrage remarquable : L’Histoire éclairée par la critique.

Collaborateur d’un grand nombre de journaux et de revues, il fut un conférencier écouté et applaudi en Sorbonne, à l’Institut des Hautes Études de Bruxelles et ailleurs. Il fut le fondateur et le secrétaire général du Syndicat des journalistes médicaux et de la Société de l’Histoire de la médecine. Il avait de l’énergie dans ses discussions, de l’éclat et de la fraîcheur dans ses descriptions, peut-être de l’âpreté dans ses jugements, mais toujours une note juste, une interprétation clinique des notions documentaires de l’histoire, pour en déduire les conséquences. C’est en réalité un pionnier de la science médico-historique, un critique éminent, un écrivain disert et émérite.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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