LA FRANCE PITTORESQUE
23 avril 1889 : mort de l’écrivain
et polémiste Jules Barbey d’Aurevilly
(Extrait du « Gaulois » du 25 avril 1889)
Publié le dimanche 23 avril 2023, par Redaction
Imprimer cet article
Surnommé le « connétable des lettres » et l’un des derniers romantiques de la grande époque, Jules Barbey d’Aurevilly, romancier, critique littéraire, polémiste et essayiste, était l’homme le plus fantasque de son époque, styliste impeccable et ciseleur de phrases, absolu dans ses admirations comme dans ses haines et n’admettant pas les concessions
 

Dans un article du 25 avril 1889, le journaliste et dramaturge Henry Fouquier — écrivant sous le pseudonyme de Scaramouche —, jadis censeur de la presse au ministère de l’Intérieur et beau-père de Georges Feydeau, brosse un piquant portrait de Jules Barbey d’Aurevilly, disparu deux jours plus tôt à l’âge de 82 ans.

Avec lui, explique notre chroniqueur, disparaît une figure extrêmement originale, et, par certains côtés, une grande figure. L’apparence de l’homme était très connue du public. Il y a peu d’année encore, on voyait aux premières représentations le critique au profil hautain, au masque d’oiseau de proie, montrant les restes d’une beauté ravagée et très réparée. Les cheveux noirs, la moustache éburnéenne contrastaient singulièrement avec les rides profondes du visage et lui donnaient une apparence fantastique, où l’inquiétant se mêlait au comique. Le costume de Barbey d’Aurevilly attirait l’attention, qui s’arrêtait sur sa physionomie.

Portrait de l'écrivain Barbey d'Aurevilly. Peinture de Gustave Ricard (vers 1850)

Portrait de l’écrivain Barbey d’Aurevilly. Peinture de Gustave Ricard (vers 1850)

Il portait des cravates rutilantes, des gilets à fleurs, des manchettes molles, un habit taillé à la française, des pantalons à bandes tranchant sur le fond de l’étoffe et des gants clairs, avec des piqûres historiées. Ce costume excentrique n’était qu’un costume suranné. Vieux — il meurt à quatre-vingts ans passés — Barbey s’habillait comme au temps de sa jeunesse. II était exactement costumé à la façon des dandys et des « mirliflors » de Gavarni. Qui sait si cette manie n’avait pas quelque raison profonde dans son esprit ? Qui sait si, désespéré de vieillir, il n’avait pas en lui je ne sais quelle bizarre idée qu’il retenait sa jeunesse en en gardant le costume ? Quoi qu’il en soit, on respectait une manie, à laquelle nous étions habitués. On la respectait, sans aller jusqu’à l’approuver.

Car Barbey, dans ses toilettes, allait contre les principes mêmes émis par lui dans son traité rare : Du dandysme et de Brummel. Il y dit excellemment, dans ce petit livre qui est l’apologie paradoxale du sentiment de la vanité, que le dandysme consiste moins dans la recherche du costume que dans la façon de le porter, et que Brummel, vêtu d’habits de coupe simple et de couleurs sombres, était élégant justement parce qu’il ne paraissait pas chercher à l’être. Le vrai goût n’est ni de devancer les modes ni de s’y retarder, mais bien de les suivre avec discrétion, et d’y ajouter une pointe d’appropriation personnelle. Ce goût, Barbey ne l’avait pas. Sa passion pour une défroque vieille de quarante ans était un travers de l’esprit, qui n’était, d’ailleurs, qu’une forme de plus de la complication qu’il aimait en toutes choses.

Cette complication, on la retrouvait en ses manuscrits, et jusque dans les dédicaces aimables qu’il faisait de ses livres ses amis. Il avait la plus belle écriture du monde, large, ornée, où, même avec le tremblement sinistre qu’y avait mis la vieillesse, on sentait une fière volonté et comme une tradition de ces grandes écritures d’autrefois qu’on trouve au bas des chartes seigneuriales. Mais il y ajoutait cette recherche bizarre de se servir d’encres de couleurs variées, et, sur la page de ferme écriture, il jetait de la poudre d’or dont il laissait sécher et adhérer les paillettes. Pour lui, certes, on pouvait bien dire que style et écriture c’étaient même chose et même mot.

Mais il ne faut pas s’attarder sur ces dehors de Barbey, où s’arrêtait surtout ce vulgaire qu’il faisait métier de détester, tout en gardant, peut-être, quelque dépit d’être à peu près inconnu de lui. Il y avait en lui autre chose, et quelque chose de mieux qu’un excentrique. Sa vie fut bien mystérieuse, il est vrai. Arrivé jeune à Paris de son manoir normand, il disparut pendant vingt ans. Jamais on ne sut ni où ni comment il avait vécu. Son cœur eut sans doute quelque secrète aventure, dont il ne voulut jamais dire le mot, peut-être pour qu’on la crût terrible ? Mais ce que ses amis savaient de sa vie valait mieux que ce qu’il en montrait et, qui sait ? que ce qu’il en dérobait.

Portrait caricatural de Barbey d'Aurevilly d'après un dessin de Coll-Toc (pseudonyme utilisé par les caricaturistes Alexandre Collignon et Georges Tocqueville) et paru dans Les Hommes d'aujourd'hui (1880)

Portrait caricatural de Barbey d’Aurevilly d’après un dessin
de Coll-Toc (pseudonyme utilisé par les caricaturistes Alexandre Collignon
et Georges Tocqueville) et paru dans Les Hommes d’aujourd’hui (1880)

Son orgueil de race ne s’affirmait pas seulement par les armoiries de son grand fauteuil seigneurial, mais aussi par une fierté de gentilhomme poussée à l’austérité. Nulle pauvreté ne fut plus digne que celle de cet homme de grand talent, déjeunant d’un artichaut cru dans un logement d’étudiant. Il dédaignait bien des choses même qu’il n’est pas défendu d’aimer et de rechercher. Sa vanité, qui était extrême, savait au moins se hausser à l’orgueil. On a raconté de lui des mots légendaires, des mots à la Dumas père, bonhomie en moins.

Mais, nous explique Henry Fouquier, dédaigneux d’esprit, il sut l’être aussi de caractère, ce qui ne se trouve pas toujours. Et, à la dignité outrée du gentilhomme, il joignait celle de l’homme de lettres, qu’il poussait au dernier point. On l’appelait parfois « le connétable des littérateurs », moins pour indiquer sa place parmi nous ou honorer son doyennat que pour rendre hommage à sa passion des lettres. Elle était sincère, profonde, exclusive, peut-être, depuis qu’en 1851 il rentra en lice, visière baissée, empanaché et batailleur. Cette passion fut si grande qu’on peut supposer qu’elle le fit heureux. Il savait la grande estime où le tenaient les délicats. N’est-ce pas lui qui a fait dire à son Don Juan idéal que, aimé de toutes les femmes, il valait mieux n’être admiré que de peu d’hommes ?

Littérateur, Barbey restera, à une place qu’il est aussi inutile que difficile de déterminer, comme restent les esprits originaux. Car son originalité est réelle, quoique composite. Il y avait en lui, du Stendhal et du Byron, comme il y avait du catholique et du païen. Païen, il l’était, par son amour de la forme et de la beauté, qu’il affectait, dans ses bizarres et souvent profonds comptes rendus de théâtres, d’admirer indistinctement chez les femmes et chez les hommes. Il l’était aussi par un certain goût, par une terreur — si vous voulez — de la fatalité qui dépassaient la phraséologie des romantiques. Catholique à part, de l’école de de Maistre en politique, il était de ces croyants dont s’inquiète l’esprit évangélique de l’Église.

Plein de mépris pour l’humanité, on eût dit qu’il rêvait d un ciel aristocratique, qui n’était pas le paradis des simples gens. On raconte qu’un peintre italien ayant eu à peindre dans une chapelle la victoire de saint Michel sur le démon, montra l’ange rebelle si beau qu’il faisait tort à l’ange fidèle et qu’on lui demanda de l’enlaidir. Le catholicisme de Barbey, en littérature, était quelque chose de semblable. Ses personnages préférés, surtout dans ce livre étrange des Diaboliques, qui est du Mérimée peint en fresque et merveilleusement agrandi, sont des criminels si fiers jusque dans le châtiment de leur crime qu’ils y prennent un air définitif de triomphe. Louis Veuillot ne s’y trompa pas.

Il se méfiait de ce soldat de l’Église qui apportait, dans les pieuses phalanges, des allures de reître. Il fut sévère pour Barbey, qui le lui rendit bien, le détestant avec fureur, comme s’il lui coûtait trop de voir un autre que lui-même faire aux adversaires de la foi une guerre audacieuse, où le pécheur était encore plus maltraité que le péché.

Les polémiques de Barbey, sont d’une rare cruauté. Ce qu’il s’y mêle d’injustice fera tort, pour l’avenir, à ce qui s’y trouve de vues critiques justes et élevées. La satire littéraire, comme la satire politique, ne survit que par un génie rare à l’apaisement, qui se fait toujours quand, jugeant les choses de loin, on les juge avec plus d’équité.

C’est par d’autres œuvres que Barbey restera. Romancier, novelliere surtout, il est sûr d’une renommée qui grandira peut-être, la mode n’y ayant été pour rien. Les ornements romantiques, la préciosité de style, qui gâtent ses premiers romans, tomberont avec le temps comme tombe la plante parasite qui a poussé sur les murs de granit. On trouvera alors dans son œuvre ce qui y est un mérite rare d’observation, joint à une imagination puissante. A mesure, d’ailleurs, que Barbey vieillissait, le fatras romantique disparaissait de son style, et la couleur ne devait plus rien qu’à la force de l’évocation des personnages et des passions. Lui-même, dans une de ses préfaces, s’est qualifié d’observateur. C’est dans la préface de ces mêmes Diaboliques. Il est vrai qu’il s’y qualifie aussi de moraliste chrétien.

Je crois, poursuit Henry Fouquier, que les moralistes chrétiens de cette sorte ne doivent exister qu’à l’état d’exception. C’est une théorie dangereuse que cette théorie de Barbey « que les peintres puissants peuvent tout peindre, et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace ». Toujours l’histoire du démon qu’on peut trouver plus beau que le saint ! Barbey, d’ailleurs, ne se cachait pas d’être manichéen, et j’en suis à me demander si, tout au fond de lui-même, il voyait autre chose dans l’adoration du Créateur qu’une compensation nécessaire, illusoire peut-être, à l’ironie de la création.

Gravure réalisée d'après un dessin d'Ostrowski et parue dans Revue illustrée en décembre 1886

Gravure réalisée d’après un dessin d’Ostrowski et parue dans Revue illustrée en décembre 1886

Car il était misanthrope. En ces dernières années, il se plaisait à réunir en de petites plaquettes des pensées détachées et des jugements sommaires sur les hommes et les choses. C’est du La Rochefoucauld exaspéré. L’effort humain, qui est toujours estimable, y est traité avec mépris, tenu en pitié. C’est le païen qui parle plus que le chrétien dans ces œuvres hautaines où manque la charité. A. quoi bon essayer d’atteindre à la vérité, qui échappe à l’imbécillité de nos esprits ? Qui sait de quelles souffrances fut faite cette sorte de résignation qui ressemble à du désespoir ?

En tout cas, cette amertume de l’œuvre de Barbey en éloignera toujours la foule, qui, heureusement, reste optimiste. Il demeurera un écrivain rare, goûté de quelques-uns avec passion, étonnant plus que captivant les autres, malgré quelques dons qui vont presque au génie. Mais il lui manqua la simplicité de l’esprit, peut-être du cœur. Les incrédules lui reprocheront sa foi agressive et menaçante, et les croyants, qui n’ont pas tort, estimeront que le mépris des hommes n’est pas la voie des justes vers l’amour divin.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE