Au lendemain de la Saint-Valentin 1897, non fêtée en France mais occasion pour les amoureux anglo-saxons de manifester leurs sympathies mutuelles, un chroniqueur du Figaro dénonce une société française qui à ses yeux prive de flirt les jeunes filles et les confine dans la réserve, le mutisme et la nigauderie
C’était hier la Saint-Valentin qu’on ne fête pas en France, et pour cause, mais qui est très populaire en Angleterre, aux États-Unis et en tous pays anglais, ce qui n’est pas peu dire, étant donnée l’expansion de la race anglo-saxonne, écrit Jean Villemer dans Le Figaro du 15 février 1897.
Ce jour-là toute jeune fille anglaise a le droit de manifester ses sympathies pour un jeune homme, et les jeunes gens ont également le droit de choisir leur Valentine. Parfois, quelque plaisanterie vient égayer des choix bizarres, mais, de par les lois de la bonne éducation, personne n’a le droit de se fâcher ; la victime doit rire comme les autres.
Amours d’un jour qui naissent avec l’aurore et meurent avec les dernières chandelles ; couples d’une heure qui se font gravement les plus tendres déclarations, parfois les moins convaincues, échanges d’images où sont peints les symboles les plus touchants ou les plus amusants, fiançailles qui sont aux vraies fiançailles ce que le mariage à Gretna-Green est au vrai mariage, tout cela est charmant, amusant, piquant, et nous montre la jeune fille anglaise dans sa demi-liberté et son apprentissage de la vie. C’est aussi l’Angleterre, pays du flirt et de la piété, plaçant le flirt sous la protection d’un saint : saint Valentin.
Il permet bien des choses, le bon saint Valentin, même un gentil et discret baiser donné sur une joue fraîche et rougissante ; et l’on voit circuler de jolis billets à ordre : « Bon pour mille baisers, à l’ordre de miss. Maud... Signé : Saint Valentin ». Et une carte de visite accompagne le chèque.
N’a-t-on pas également le droit d’embrasser, en Angleterre, toute jeune fille rencontrée le jour de Noël, sous la branche de houx ? Christmas ! Quel mal y a-t-il en ces galanteries de bon aloi ? Et pourquoi la jeune fille serait-elle tenue en charte privée jusqu’à l’heure de son mariage... avec un inconnu ? Car telle est la loi chez nous. Je sais bien qu’il est avec le ciel des accommodements, que bals et cotillons ont été inventés pour se connaître un peu, que la jeune fille parisienne n’est plus cette Agnès qui ne savait rien dire, rien comprendre, disait oui sur l’ordre de son père, et ne savait ni aimer ni haïr, pour rester, les bras croisés, la jeune fille comme il faut. De ces Agnès aux demi-vierges de M. Marcel Prévost la distance est grande, et c’est dans une saine et judicieuse demi-liberté qu’est peut-être la vérité.
Ce n’est pas que je médise de l’éducation française ; je la sais supérieure à toute autre, à plusieurs points de vue. Ce que je demande, c’est l’affirmation de la personnalité chez la jeune fille. Il n’y a qu’en France que la jeune fille soit tenue à tant de réserve, de mutisme et de nigauderie voulue. Partout ailleurs, elle peut flirter, choisir son Valentin, étudier son caractère, son esprit, sa constance, le congédier si bon lui semble, le perdre si elle ne sait pas le garder, l’épouser si tout est bien. C’est à la famille à ne pas recevoir dans son intimité quiconque n’est pas digne d’épouser la fille dont on a la garde.
Demandez à vingt Françaises l’histoire de leur mariage :
— Moi, j’ai connu mon mari deux mois avant de l’épouser, huit jours avant d’être sa fiancée.
— Moi, je l’ai connu deux ans avant de l’épouser. Nous avions cotillonné ensemble.
— Et depuis lors ?
— Depuis lors ? Mais je ne l’ai plus revu jusqu’à la veille de nos fiançailles.
Et c’est tout le temps comme ça. Étonnez-vous ensuite du nombre des divorces ! On se marie par convenance, par intérêt, par toquade peut-être, mais en connaissance de cause... jamais. C’est du moins ce qui se passe dans le monde. Ailleurs, on est plus près de la nature. Je ne préfère pas ce qui se passe ailleurs, mais il y a peut-être quelque chose à changer dans nos mœurs pour autoriser la jeune fille à mieux étudier les candidats à sa main.
En Espagne, novios et novias se rencontrent tous les jours, trouvent mille occasions de causer, de se parler, ne fût-ce que des yeux, et d’échanger des serments dont on se libère parfois au bout d’un certain temps, mais qui généralement finissent par le mariage. Je vois encore dans la vieille et sévère Burgos un galant officier de cavalerie venant chaque jour, qu’il plût ou qu’il fît beau, stationner devant la fenêtre de sa novia ; et le père de la jeune fille, qui ne voulait pas de ce mariage, mais ne se reconnaissait pas le droit de l’empêcher après un certain temps d’épreuve, sortait souvent à l’heure où l’officier se livrait à la contemplation qu’on définit en Espagne pelar la pava, « plumer la dinde » ; et, qu’il fît beau ou qu’il plût, le père noble ouvrait son parapluie pour ne pas voir le bel officier.
En Allemagne, toute Gretchen a son Fritz et les amours durent des années, jusqu’à ce que Fritz ait fait fortune ou se soit fait une situation. Dans l’aristocratie allemande on est plus sévère, plus tyrannique à l’égard des jeunes filles, mais personne n’y trouve mauvais qu’une fille bien née ait quelque préférence pour un jeune homme, et le laisse voir. Ici, ce serait un scandale.
Veule, nuageuse, indifférente, la jeune fille française doit être tout cela et révéler dans le monde un masque grisâtre et froid qui ne laisse deviner ni son intelligence, ni son cœur, ni ses pensées. C’est tout bénéfice pour les sottes et pour les hypocrites, mais pour les autres ?
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