LA FRANCE PITTORESQUE
21 janvier 1840 : découverte de
la Terre-Adélie par le navigateur
Jules Dumont d’Urville
(D’après « Voyage illustré dans les cinq parties du monde »
(par Adolphe Joanne), paru en 1850)
Publié le dimanche 21 janvier 2024, par Redaction
Imprimer cet article
Après un séjour nécessaire de près d’un mois à Hobart-Town (Australie), l’expédition de Dumont d’Urville, constituée des navires l’Astrolabe et la Zélée, fait une nouvelle pointe au sud et découvre sous le cercle polaire une terre que l’explorateur nomme Terre Adélie, en hommage à sa femme
 

Le 1er janvier 1840, les navires l’Astrolabe et la Zélée, qui venaient d’explorer toute l’Océanie, tournaient de nouveau leurs proues vers ces zones glaciales où depuis deux siècles s’étaient brisés les efforts humains. Dumont d’Urville tenait surtout à signaler son expédition par un succès du côté du pôle sud, et il avait résolu de tenter un dernier effort dans cette direction. C’était d’Hobart-Town — située dans l’État de Tasmanie, en Australie —, où il avait dû débarquer ses équipages décimés par la dysenterie, que Dumont d’Urville mit à la voile dans la direction du pôle sud.

A cette époque, il restait encore sur la zone du pôle sud un vaste espace à exploiter. « C’était là, dit Dumont d’Urville, que je voulais conduire nos corvettes en partant d’Hobart-Town ; je ne me doutais pas qu’un navire de commerce anglais nous avait précédés d’une année dans ces parages ; je n’avais encore aucune connaissance des îles Valleny ni de la terre Sabrinas, dont la découverte avait été faite une année avant notre apparition dans ces parages. » En prenant sous sa responsabilité personnelle une nouvelle tentative pour pénétrer dans les glaces, Dumont d’Urville voulait seulement constater quel était le parallèle sous lequel il rencontrerait les glaces solides, et tâcher de découvrir le pôle magnétique.

Découverte de la Terre-Adélie par Jules Dumont d'Urville

Découverte de la Terre-Adélie par Jules Dumont d’Urville

Le 16 janvier, à trois heures vingt-cinq minutes du matin, la vigie signala la première glace. Ce n’était qu’un glaçon de petite dimension ; mais quelques heures après d’autres glaces se montrèrent à l’horizon, au nombre de cinq à six. On n’était alors qu’au 60e degré de latitude. Le 18, par le 66e degré, divers indices annoncèrent le voisinage d’une côte ; le 12, en effet, M. Dumoulin aperçut la terre Adélie, mais il ne crut pas à sa découverte. Nos matelots, pleins de courage et de bonne volonté, paraissaient gais et contents. Ils avaient préparé dès longtemps une cérémonie semblable à celle qu’on pratique à bord des navires au passage de l’équateur ; et les acteurs, après m’en avoir demandé la permission, se tenaient prêts à paraître sur la scène lorsque nous arriverions sous le cercle polaire.

« J’ai toujours pensé, dit Dumont d’Urville, que les farces grossières dont les matelots ont l’habitude de gratifier ceux qui, pour la première fois, franchissent les limites équatoriales, étaient d’un bon effet à bord d’un navire, où les distractions sont si rares pour les marins, et où l’oisiveté et l’ennui, qui en est la suite, jettent le découragement dans les équipages. Aussi, loin de m’opposer aux scènes burlesques que préparaient nos matelots, je leur déclarai que je serais le premier à m’y soumettre ; seulement, en raison de la température, je leur défendis de jeter de l’eau sur le pont, ni de soumettre personne à des ablutions qui ne sont supportables que sous la zone torride ; je leur laissai, du reste, le soin d’inventer le genre de cérémonie auquel ils désiraient soumettre les habitants de l’Astrolabe, et l’on va voir que dans cette circonstance leur génie ne leur fit pas faute.

« Nous avions atteint le 66e degré de latitude sud ; tout nous faisait espérer que bientôt nous aurions franchi le cercle polaire antarctique, et, suivant l’habitude, je fus prévenu officiellement que le lendemain j’aurais la visite du père Antarctique. Après une pluie de riz et de haricots lancés du haut des hunes, je reçus un postillon monté sur un phoque qui m’apporta le message de son fantastique souverain. Je ferai grâce au lecteur du costume de ce singulier ambassadeur et du contenu de son épître : je vis avec plaisir que nos marins avaient changé la cérémonie du baptême habituel de la ligne en celle d’une communion sous une seule espèce, celle du vin, qui devait leur être plus profitable, et je n’eus pas d’objections à faire. »

Le 21 janvier, tous les doutes avaient cessé à bord des deux navires. C’était bien la terre que M. Dumoulin avait découverte. Elle s’étendait à toute vue au sud-est et au nord-ouest, et dans ces deux directions, on n’apercevait pas ses limites. Elle était entièrement couverte de neige, et elle pouvait avoir une hauteur de mille à douze cents mètres. Nulle part elle ne présentait de sommet saillant. Nulle part non plus on ne découvrait aucune tache indiquant le sol, et « l’on eût pu croire, ajoute Dumont d’Urville, que nous étions arrivés devant une banquise plus considérable encore que toutes celles que nous avions rencontrées, si nous eussions pu admettre que jamais les banquises pussent atteindre une hauteur aussi prodigieuse... Avec nos lunettes, nous interrogions à chaque instant du regard cette terre mystérieuse, dont l’existence ne paraissait plus contestable, mais qui ne nous avait offert encore aucune preuve irrécusable de son existence. »

La découverte de cette preuve irrécusable était réservée à Duroch, auquel nous empruntons l’intéressant récit publié dans les notes du huitième volume du dernier voyage de Dumont d’Urville :

« Nous sommes tous réunis sur la dunette. Le temps est admirable, et, chose merveilleuse dans ces régions, le soleil est d’une pureté sans tache ; chacun s’amuse à contempler les formes bizarres qu’offrent les glaces qui nous entourent. Pour la centième fois j’interroge de ma longue-vue ces masses de neige et de glace, lorsque j’aperçois des taches roussâtres, rugueuses, qui ne pouvaient appartenir qu’à des roches, à de véritables roches. Je les fis remarquer au commandant ; mais, souvent trompé dans la journée, il se refusa d’abord à y croire. Bientôt cependant de nouvelles taches se découvrent ; cette fois il est impossible de ne pas être convaincu, car, quoique éclairées par le soleil, ces taches conservent une teinte uniforme et ressortent parfaitement en noir sur la neige d’où elles surgissent.

« Le commandant donne l’ordre de mettre un canot à la mer ; on l’arme avec six hommes vigoureux, car la distance est grande ; on embarque un compas, de la bougie, tout ce qui peut être nécessaire dans le cas où la brume viendrait le surprendre en route ; je suis de service : à moi donc le commandement du canot ; à moi l’honneur de fouler le premier cette terre vierge de pas humains. Rien ne peut égaler mon bonheur. Qu’elles devaient être puissantes les émotions qui ont dû assaillir le cœur des navigateurs qui les premiers dans la carrière ont doté leur pays de la découverte de ces magnifiques contrées couvertes de la plus heureuse végétation et de nombreuses populations !

« Je pars accompagné de MM. Dumoutier et Lebreton ; mes hommes, pleins d’ardeur, impriment au canot une vitesse inaccoutumée. Hardi, matelots ! la yole de la Zélée nous talonne, il faut arriver les premiers. Mais je n’ai pas besoin de les stimuler : obéissant à leurs bras vigoureux, l’embarcation dévore l’espace. Les corvettes baissent sensiblement à l’horizon, et bientôt nous ne distinguons plus que leur mâture ; la côte, au contraire, se découvre davantage ; nous ne pouvons plus douter que ce ne soit de la terre ; les matelots redoublent d’énergie, et nous entrons au milieu du labyrinthe de glaces qu’il faut traverser pour arriver au but.

« De ma vie je n’oublierai le magnifique spectacle qui s’offrit alors à mes yeux. Sauf le grandiose, nous aurions pu nous croire au milieu des débris de l’une de ces imposantes cités de l’antique Orient récemment bouleversée par un tremblement de terre. Nous naviguions en effet au milieu de gigantesques débris affectant les formes les plus bizarres : ici des temples, des palais aux colonnades brisées, aux superbes arcades ; plus loin le minaret de la mosquée, les flèches aiguës de la basilique romaine ; là-bas une vaste citadelle aux nombreux créneaux, dont les flancs déchirés paraissent avoir été frappés par la foudre ; sur ces majestueux débris règne un silence de mort, un silence éternel ; jamais la voix de l’homme n’avait encore retenti dans ces solitudes glacées.

« Au milieu de cette scène majestueuse, nos embarcations, le pavillon de France en poupe, glissent calmes et recueillies, mais le cœur bat vivement, et soudain un long cri de vive le roi ! vient saluer la terre. C’est elle, en effet ; la voilà ! nous la touchons, et nos brillantes couleurs se déroulent et flottent majestueusement sous le cercle polaire, au bruit de nos hourras d’allégresse, sur une rude roche de granit rougeâtre, dominée par douze cents pieds de glaces éternelles.

« Mais il nous faut des souvenirs ; il faut qu’un de ses fragments vienne rappeler à chacun de nous, dans ses vieux jours, qu’il a mis les pieds sur un sol nouveau : pics et marteaux retentissent à l’envi ; le roc est bien dur, mais il ne peut résister à nos efforts, et bientôt de nombreux débris remplissent le fond du canot. Quelques inoffensifs pingouins, seuls habitants de ces lieux, se promenaient près de nous ; malgré leurs protestations, nous les emmenons comme de vivants trophées de notre découverte.

L'équipage de l'Astrolabe fêtant la découverte de la Terre-Adélie. Gravure de 1850

L’équipage de l’Astrolabe fêtant la découverte de la Terre-Adélie. Gravure de 1850

« Mais la brise s’élève fraîche et froide autant que la glace sur laquelle elle passe pour arriver jusqu’à nous. Nous en profitons pour mettre à la mer et saluons la terre, qui disparaît, de trois cris de vive le roi ! La bonne brise nous pousse rondement, et à onze heures et demi nous atteignons les corvettes ; tout le monde est sur le pont ; tous nous attendent avec anxiété ; la vue de nos trophées excite des transports de joie, notre découverte est constatée et reçoit le nom de terre Adélie. Nous étions alors par 66° 29’ de latitude sud, et 138° 21’ de longitude à l’est du méridien de Paris. »

Cependant Dubouzet (de la Zélée) avait envoyé un de ses matelots déployer un drapeau tricolore sur ces terres qu’aucune créature humaine n’avait ni vues ni foulées avant lui. « Suivant l’ancienne coutume que les Anglais ont conservée précieusement, nous en primes possession au nom de la France, ajoute-t-il, ainsi que de la côte voisine que la glace nous empêchait d’aborder. Notre enthousiasme et notre joie étaient tels alors, qu’il nous semblait que nous venions d’ajouter une province au territoire français par cette conquête toute pacifique... Celle-là du moins aura l’avantage de ne susciter jamais aucune guerre à notre pays. La cérémonie se termina comme elle devait finir, par une libation. Nous vidâmes à la gloire de la France, qui nous occupait alors bien vivement, une bouteille de vin de Bordeaux. »

Le 17 février 1840, les deux corvettes étaient de retour à Hobart-Town ; et le 6 novembre, trente-huit mois, jour pour jour, après leur départ, elles jetaient l’ancre dans la rade de Toulon, au milieu de l’escadre commandée par l’amiral Lalande.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE