LA FRANCE PITTORESQUE
18 janvier 1802 : épuration du Tribunat
par le Premier consul Bonaparte
(D’après « Histoire du gouvernement parlementaire
en France » (Tome 1), paru en 1870)
Publié le lundi 16 janvier 2017, par Redaction
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Désirant se défaire de l’opposition parlementaire en faisant exclure ses contradicteurs les plus acharnés, Bonaparte prie le Deuxième consul « de tenir la main à ce qu’on nous débarrasse exactement des vingt et soixante mauvais membres que nous avons dans les autorités constituées »
 

Le gouvernement consulaire existait depuis moins de deux ans, et déjà des symptômes nombreux annonçaient qu’il touchait à une crise, peut-être à une transformation. Deux fois l’opposition l’avait emporté au Tribunat, et un projet sur la procédure criminelle avait été rejeté par le Corps législatif. Si le premier consul eût pris au sérieux la constitution qu’il avait faite, il ne se fût ni étonné ni irrité de ce léger échec ; mais l’apparence même d’une contradiction lui était insupportable, et, sauf au conseil d’État, où l’on discutait en famille, il n’admettait pas que sa volonté fût contrariée.

« Il s’inquiétait fort peu, dit Thibaudeau, du nom qu’on lui donnait, pourvu qu’il fût le maître, et on pouvait, sans le blesser, prononcer devant lui les mots de République, de souveraineté du peuple, de liberté, d’égalité, à condition qu’on se félicitât d’en avoir conservé la jouissance... Mais il s’était accoutumé à voir son autorité obéie, et les institutions populaires ne lui paraissaient que des obstacles, les corps représentatifs que des empêchements à la marche du gouvernement... Sénat, Corps législatif, Tribunat, tout cela n’était pour lui que des instruments qui devaient rendre fidèlement ses sons, des presses destinées à reproduire exactement les pensées qu’il leur transmettait, à leur donner le type légal et à les mettre en circulation. »

On l’avait donc souvent entendu dire que, si on l’incommodait outre mesure, il gouvernerait par des arrêtés consulaires, et, parmi ceux qui l’entouraient, personne ne doutait qu’un jour ou l’autre il ne tentât, comme il en avait cent fois menacé, de faire taire les avocats et de renvoyer les métaphysiciens à l’école. D’un autre côté, avec quelque soin qu’on eût choisi les membres des grands corps politiques, il se trouvait, non seulement dans le Tribunat, mais dans le Corps législatif, et même dans le Sénat, quelques hommes qui voulaient jouer convenablement leur rôle, si humble qu’il fût, et qui ne trouvaient pas bon que le maître leur rappelât sans cesse qu’ils n’étaient rien et qu’ils ne pouvaient rien.

Napoléon au Tribunat

Napoléon au Tribunat

Jusqu’au début de la session de l’an X, leur mécontentement ne s’était pourtant manifesté que par des votes peu significatifs ; mais, à cette époque, un événement considérable, le Concordat, leur donna soudainement des auxiliaires inattendus. Parmi ceux-là mêmes qui avaient le plus ardemment concouru au 18 brumaire — coup d’État du 9 novembre 1799 qui instaura le Consulat et mit fin au Directoire —, il on était plusieurs chez qui les haines survivaient aux principes de la Révolution, et pour qui le Concordat était un acte bien plus contre-révolutionnaire que la suppression des assemblées électives.

Par de bons et par de mauvais motifs, l’esprit d’opposition avait donc fait des progrès, et le Premier consul voyait avec surprise, avec colère, s’organiser une résistance sérieuse à ses projets. Le premier signal de cette résistance fut donné par le Corps législatif, qui, le lendemain du Concordat, choisit pour président Dupuis, auteur de l’Origine de tous les cultes ; le second, par le Tribunat, qui, dans l’examen du traité de paix avec la Russie, s’indigna de ce que les négociateurs eussent appliqué aux Français, aussi bien qu’aux Russes, un mot abominable, le mot de sujets. Enfin, ce qui était beaucoup plus grave, deux titres du Code civil, le titre préliminaire et le titre de la jouissance des droits civils, furent rejetés, après une vive discussion, d’abord par le Tribunat, ensuite par le Corps législatif.

On comprend l’effet que cette suite d’échecs produisit sur le Premier consul, et combien en fut augmentée sa haine pour les Assemblées. Il sentait, d’ailleurs, que, pour cette fois, il avait raison contre l’opposition ; mais ce qui porta son irritation au comble, ce fut un fait d’une tout autre nature, et qui touchait à son autorité personnelle plus qu’à sa politique. Trois places étaient vacantes au Sénat. Or, d’après la constitution, le Premier consul, le Corps législatif, le Tribunat, devaient présenter chacun un candidat pour chaque place vacante.

Le Premier consul présenta à la fois trois généraux. Pour la première place, le Tribunat présenta Desmeuniers, et le Corps législatif l’évêque constitutionnel Grégoire, qui, au Sénat, l’emporta sur le candidat du Premier consul. Pour la seconde, le Tribunat et le Corps législatif s’entendirent pour présenter Daunou, qui, depuis la loi des tribunaux spéciaux, appartenait à l’opposition la plus prononcée. Ainsi il y avait danger que, deux fois de suite, un sénateur fût nommé contre l’avis du Premier consul. En l’an X, c’était un scandale intolérable et qui valait un coup d’État.

Le Premier consul y pensa sérieusement, et peu s’en fallut qu’un nouveau 18 brumaire ne vînt apprendre aux parleurs du Tribunat, aux muets du Corps législatif, aux oisifs du Sénat, qu’on ne rompt pas aisément la chaîne qu’on a forgée soi-même. Mais le Premier consul avait auprès de sa personne des hommes sages, Cambacérès notamment — le Deuxième consul —, qui lui firent comprendre qu’il pouvait arriver au même but par des chemins différents. Ce but, quel était-il ? Le Premier consul ne prenait pas la peine de le cacher : il voulait détruire le Tribunat. Non certes qu’il redoutât son pouvoir, mais parce qu’en discutant publiquement les lois et les actes du gouvernement, le Tribunat entretenait l’esprit d’opposition, faisait penser aux anciennes Assemblées, et mettait en doute l’infaillibilité du gouvernement.

« On ne peut pas marcher, dit-il au conseil d’État, le 2 et le 17 nivôse, avec une institution aussi désorganisatrice. Qu’est-ce que le gouvernement ? Rien, s’il n’a pas l’opinion ; et comment veut-on que le gouvernement balance l’influence toujours ouverte à l’attaque ? Là où il n’y a pas de patriciens, il ne doit pas y avoir de Tribunat. Encore les tribuns de Rome ont-ils fait plus de mal que de bien... l’Assemblée constituante mit le roi au second rang, et eut raison : le roi était le représentant du régime féodal. Le gouvernement actuel est le représentant du peuple souverain, et il ne peut pas y avoir d’opposition contre le souverain. On prétend que le citoyen Boulay a trop maltraité le Tribunat, et qu’il a fait perdre des voix. Le citoyen Boulay n’en a pas assez dit. Mieux vaut perdre des voix que d’en gagner en laissant l’insolence impunie. Il ne faut pourtant pas supprimer le Tribunat, il faut seulement l’empêcher d’insulter en public le gouvernement, et, pour cela, il suffit de le diviser en sections correspondantes aux sections du conseil d’État. Il faut décider, en outre, que la discussion aura lieu, secrètement, dans chacune de ces sections : on y bavardera tant qu’on voudra. »

Et, comme on objectait que ce système détruisait la publicité des séances du Tribunat : « Je ne vois pas cela, répondit-il ; et, d’ailleurs, une constitution doit être faite de manière à ne pas gêner l’action du gouvernement et à ne pas le forcer à la violer... Tribunat, qu’est-ce que cela signifie ? C’est seulement une tribune, une tribune sage qu’il nous faut. Il n’est pas nécessaire d’avoir cent hommes pour discuter des lois faites par trente. Ils bavardent sans rien faire : au Corps législatif, les trois cents font sans parler ; trois cents hommes qui ne parlent jamais prêtent au ridicule. Il eût suffi que le Corps législatif eût nommé, au commencement de chaque session, trente orateurs pour examiner et discuter les lois. »

Le Premier consul proposait, en outre, qu’il fût établi en principe, dans la constitution, que, lorsque le gouvernement déclarait qu’il ne voulait plus envoyer de lois au Corps législatif, cette déclaration équivalait à une dissolution, et que, dans ce cas, les deux Assemblées devaient être remplacées. En définitive, voici ce que Cambacérès imagina, et ce que le conseil d’État accepta, non sans quelque répugnance. Constitutionnellement, le cinquième du Corps législatif et le cinquième du Tribunat devaient être renouvelés en l’an X ; mais la constitution ne fixait ni l’époque ni le mode de ce renouvellement. Il fut résolu, d’une part, qu’il aurait lieu avant la fin de la session ; d’autre part, que, au lieu de procéder, selon l’usage, à un tirage au sort pour déterminer les séries sortantes, on les déterminerait dans le Sénat, par la voie du scrutin.

En éliminant ainsi, avec discernement, vingt membres du Tribunat et soixante membres du Corps législatif, on se croyait sûr d’anéantir, dans ces deux corps, toute velléité d’opposition, et de les ramener au juste sentiment de leur position. Le plan s’exécuta de point en point. Le Premier consul commença, selon son expression, par mettre le Tribunat et le Corps législatif à la diète, en retirant avec éclat les projets de loi dont ils étaient saisis, et ce premier acte produisit assez d’effet pour que, séance tenante, le Corps législatif s’empressât de proposer, et le Sénat de nommer le candidat qui plaisait au Premier consul.

Puis, au bout de quelques jours, quand on vit le Tribunat et le Corps législatif assez embarrassés de leur oisiveté, les consuls adressèrent un message au Sénat pour l’inviter à procéder au renouvellement des deux Assemblées selon le mode qui lui paraîtrait convenable. Tout étant arrangé d’avance avec la majorité, le débat ne fut pas long, et, dans les séances des 21 et 28 nivôse (17 et 18 janvier 1802), le Sénat décida que le renouvellement aurait lieu immédiatement, et que la désignation des membres restants se ferait par la voie du scrutin. Les jours suivants, le travail d’épuration se fit, et tous ceux que le Premier consul avait désignés furent exclus et remplacés par des hommes plus complaisants.

Enfin, pour que la chose fût complète, il fut établi qu’en l’an XI, en l’an XIIi et en l’an XIII, le même procédé s’appliquerait au renouvellement des autres cinquièmes. De cette façon, après s’être débarrassé des membres enclins à l’opposition, on avertissait les membres non exclus que, s’ils tombaient dans la même faute, le même châtiment les attendait. On avait donc l’avantage d’assurer l’avenir aussi bien que le présent.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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