LA FRANCE PITTORESQUE
Heure d’été, heure d’hiver :
réforme sur fond de querelles
et de polémiques
(D’après « Revue des Deux Mondes », paru en 1923)
Publié le samedi 29 octobre 2022, par Redaction
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Quelques années après la mise en place en juin 1916 de l’heure d’été, suivie le 1er octobre suivant du passage à l’heure d’hiver qui scelle l’adoption du changement d’heure deux fois par an, l’astronome français Charles Nordmann (1881-1940) s’exprime dans la Revue des Deux Mondes au sujet des motifs de querelles que cette disposition engendra, et affirme qu’il faudrait la verve et l’ironie d’un Rabelais ou d’un Swift pour narrer congrûment la singulière et burlesque épopée de cette petite réforme anodine, source de « controverses infinies et encore inachevées »
 

L’idée très simple qui a servi d’origine à l’heure d’été, rappelle l’astronome coutumier des articles de vulgarisation scientifique, est la suivante : les actes de la vie sociale, les habitudes des habitants des cités, des commerçants, des industriels, sont réglés par l’heure légale, par l’heure que marquent les montres et les pendules. Je parle exclusivement ici des habitants des villes et non pas des agriculteurs, dont l’activité est uniquement réglée sur le temps qu’il fait, et sur le soleil lui-même, et reste par conséquent — l’expérience le prouve depuis des siècles — totalement indifférente à la manière légale de mesurer le temps, précise Charles Nordmann.

Or, en ce qui concerne la vie des citadins, poursuit-il, il est un fait unanimement constaté : c’est qu’en grande majorité ils se lèvent après le soleil et se couchent également après lui. Bref, à d’infimes exceptions, si on compare les heures où se lèvent et se couchent les citadins à celles où se lève et se couche — en quelque saison que ce soit — le soleil, on constate que la journée des citadins est en retard sur celle du soleil, et qu’on vit beaucoup plus après le coucher du soleil qu’avant son lever.

C’est un fait certain, établi, incontestable. Il provient manifestement de ce que les gens, pour des raisons qu’il y aurait lieu de rechercher, ont beaucoup plus de répugnance, généralement, à se lever qu’à se coucher lorsque règne l’obscurité, à se lever avant le soleil qu’à se coucher après lui. C’est un fait, d’ailleurs difficile à expliquer, mais c’est un fait. Benjamin Franklin déjà l’avait remarqué, puisqu’il disait en 1784 : « Faites sonner toutes les cloches des églises au lever du soleil et, si cela ne suffit pas, faites tirer un coup de canon dans chaque rue pour ouvrir les yeux des paresseux sur leurs véritables intérêts... »

Si les citadins qui n’aiment pas se lever avant le jour se levaient en même temps que celui-ci, l’heure d’été eût été sans objet. User de la lumière artificielle pendant un nombre déterminé d’heures, que ce soit avant le jour ou après la tombée de la nuit, serait en effet indifférent. Mais il est arrivé que la répugnance générale à se lever avant le jour a entraîné des conséquences excessives : on a pris peu à peu l’habitude urbaine de se lever non pas avec le jour, mais bien après celui-ci. Lorsque la plupart des citadins sautent du lit en été, il y a beau temps, il y a des heures que le soleil est levé. Et ces citadins-là qui naturellement ne dorment que le nombre d’heures nécessaires à l’homme, huit heures en moyenne, vivront d’autant plus tard, la nuit tombée, à la lumière artificielle, qu’ils se sont levés plus tard après le soleil.

Double conséquence fâcheuse, relève notre homme de sciences : 1° la dépense de combustible et d’énergie nécessaire à l’entretien de cette lumière artificielle sera augmentée d’autant ; c’est cette considération surtout qui a fait adopter l’heure d’été pendant les dernières années de la guerre — Première guerre mondiale — où le charbon nous manquait ; 2° les citadins qui pratiquent ces errements, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, perdent le bénéfice de plusieurs heures de soleil ; or on sait que celui-ci y est le grand régulateur de la santé humaine, le grand microbicide, le puissant guérisseur de beaucoup de maladies, et que la santé et l’hygiène générales seront d’autant plus florissantes qu’on vivra davantage à sa saine lumière et moins à celle des lampes.

Telles sont les deux considérations dominantes qui ont d’abord fait adopter l’heure d’été. On remarquera, poursuit Charles Nordmann, que, dans l’exposé précédent, j’ai parlé surtout de ce qui se passe l’été. L’hiver, en effet, les considérations invoquées perdent de leur force. Les gens qui se lèvent, par exemple, à 6 heures, le font en effet bien après le soleil en été et bien avant lui au gros de l’hiver. Pour ces gens-là, le bénéfice de l’heure d’été ne subsiste pas en hiver, s’ils se couchent, par exemple, à dix heures du soir. Il est vrai qu’un grand nombre de citadins se lèvent non pas à 6 heures ou plus tôt, mais à 7 heures ou plus tard. Pour tous ceux-ci, au contraire des précédents, il y a des heures de soleil perdues même au gros de l’hiver ; c’est pourquoi certains ont proposé que l’heure d’été fût adoptée toute l’année durant. Il est certain que les bénéfices seraient moins grands et qu’un plus petit nombre de citoyens en profiteraient l’hiver que l’été. Il n’en est pas moins vrai qu’au total et pour l’ensemble des habitants des villes, ce bénéfice de l’hiver serait réel, quoique moins important qu’il n’est l’été. Cela ressort immédiatement de ce qui vient d’être dit.

Et maintenant, à la lumière de ce qui précède, on aperçoit en quoi consiste le mécanisme de l’heure d’été : en avançant, pendant les mois de longue insolation, l’heure légale, c’est-à-dire en avançant pendant ce temps les montres des habitants des villes, on a obligé ceux-ci — dont les habitudes sont réglées par leurs montres — à profiter d’une heure supplémentaire de lumière naturelle, à vivre une heure de moins à la lumière artificielle. La vie tout entière des cités a été, par cet innocent artifice, décalée vers le matin, c’est-à-dire dans un sens tel qu’elle tend à se rapprocher davantage de la journée de lumière, à se centrer mieux, encore qu’incomplètement, sur le midi vrai, sur l’heure où le soleil est au plus haut de sa course.

Si on n’a pas jusqu’ici adopté l’heure d’été toute l’année — ce qui aurait l’énorme avantage de supprimer les deux coups de pouce annuels qu’il faut donner aux pendules, et les légères perturbations que cela entraîne —, c’est pour deux raisons, avance notre astronome. D’abord, parce que les bénéfices de l’avance de l’heure seraient, ainsi que je viens de l’expliquer, bien moindres l’hiver que l’été. Ensuite, parce qu’un plus grand nombre de gens seraient l’hiver obligés de se lever avant le jour, ce qui entraînerait la répugnance dont j’ai parlé plus haut.

Si ce nombre de gens levés avant le soleil devenait assez grand — et on sait que les mécontents n’ont pas besoin d’être en majorité pour entraîner les autres —, on les ramènerait insensiblement aux anciennes habitudes et on détruirait par répercussion, petit à petit, en vertu d’un nouveau décalage progressif de la vie vers le soir, les heureux effets de la réforme. Entre ces inconvénients opposés on a choisi ceux qui ont paru les moindres.

Ce n’est pas le lieu de revenir sur les objections a priori que souleva naguère — avant sa première adoption, en 1916 — l’avance de l’heure. Certaines pourtant étaient singulières, souligne notre chroniqueur, tel ce député qui déclarait mélodramatiquement à la tribune de la Chambre : « L’heure à laquelle tombe un soldat sur la ligne du feu est sacrée ; ne la changeons pas. » Où sont les « astronomes » qui nous accusaient de vouloir adopter l’ « heure boche, » oubliant que les Boches eux-mêmes adoptaient l’été une heure plus orientale, et que toutes ces heures étaient d’ailleurs anglaises parce que fondées sur le méridien de Greenwich ? Et puis au reste, eût-elle été boche, l’heure d’été ne devait-elle pas être adoptée, si elle était utile ? remarque Charles Nordmann. Sinon, il aurait fallu interdire à nos chirurgiens l’emploi des rayons X, pour la raison qu’ils furent découverts par Röntgen. On n’ose plus aujourd’hui émettre des arguments de cette trempe.

Quant aux critiques qui contestaient par avance que l’heure d’été dût, dans les cités, produire des économies d’éclairage, les statistiques leur ont a posteriori, à défaut de l’évidence des pronostics raisonnés, victorieusement répondu. Ces statistiques démontrent que l’heure d’été a économisé à la France, depuis 1916 — l’astronome s’exprime en 1923 —, au moins 5 millions de tonnes de charbon. Calculez ce que cela représente au point de vue de nos budgets publics et privés et de notre change. Ce qu’on ne peut pas calculer en revanche, parce que cela est sans prix, ce sont les trésors supplémentaires de santé que la réforme a apportés aux travailleurs des villes en leur permettant, après la fin de leur journée de travail, de profiter d’une heure supplémentaire de lumière.

Aussi ce ne sont pas seulement les Chambres de commerce et les industries, les compagnies de chemins de fer et toutes les grandes associations économiques qui maintenant réclament le maintien de l’heure d’été, source précieuse d’économie pour elles, ce sont aussi les associations sportives, les groupements qui s’occupent du tourisme, les employés des services publics qui ont découvert, par la force manie de l’expérience, tout ce qu’il y avait là pour eux d’hygiène, de santé, de douceur de vivre, note le journaliste. Et pourtant l’an passé, nous avons vu que l’heure d’été n’a été maintenue que par une sorte de faveur, de condescendance de la Chambre. Et pourtant cette année-ci nous voyons que celle-ci vient de se mettre en vacances sans avoir accepté, malgré les objurgations du ministre des Travaux publics, de discuter la réforme.

Un peu plus loin, Charles Nordmann remarque qu’un des grands arguments que continuent à prodiguer les adversaires de la réforme est que l’heure d’été n’est pas scientifique, ce que serait au contraire l’heure d’hiver. C’est une erreur profonde, affirme-t-il : l’une n’est ni plus ni moins scientifique que l’autre. Depuis qu’il a fallu renoncer à l’heure solaire vraie, qui est, en chaque lieu, l’heure indiquée par le cadran solaire — et on y a renoncé parce que le soleil a une marche apparente irrégulière qui donne au jour vrai des durées inégales et variables d’un bout de l’année à l’autre — ; depuis qu’on a substitué à l’heure vraie l’heure moyenne qui est celle donnée par un soleil fictif circulant d’un mouvement uniforme à l’inverse du soleil vrai ; depuis qu’à l’heure moyenne locale, c’est-à-dire propre à chaque lieu, ou plutôt à chaque méridien, on a substitué une heure légale unique par toute la France ; depuis que cette heure légale nationale, qui était d’abord l’heure moyenne du méridien de l’Observatoire de Paris, est devenue celle du méridien de Greenwich, qui retarde sur la précédente de 9 minutes et 21 secondes ; depuis que tous ces changements se sont effectués, le public s’est habitué à comprendre que l’origine des heures (sinon leur durée) est une chose extrêmement arbitraire et qui n’a rien de proprement scientifique. On peut donc s’étonner de voir revenir un argument, qui se prétend, à tort, fondé sur la science et qui, pour avoir beaucoup servi, n’en est pas pour cela plus valable, tranche l’astronome.

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