LA FRANCE PITTORESQUE
14 août 1692 : mort de l’avocat
et procureur du roi Nicolas Chorier
(D’après « Biographie du Dauphiné contenant l’histoire des hommes
nés dans cette province qui se sont fait remarquer, etc. » (Tome 1), paru en 1856)
Publié le vendredi 12 août 2016, par Redaction
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Brillant avocat au parlement de Grenoble, il se distingua par la publication d’une remarquable Histoire générale de Dauphiné à une époque où les annales de la province n’avaient pas encore été fouillées, avant de faire paraître, de façon anonyme, des récits érotiques faisant scandale et ne l’empêchant pas de devenir quatre ans plus tard procureur du roi
 

Nicolas Chorier naquit à Vienne, en Isère, le 1er septembre 1612 de Jean Chorier, procureur au bailliage, et de Benoîte Christophe, fille d’un notaire de la même ville. S’il faut en croire ses Adversaria, il descendait d’une ancienne famille noble du nom de Chevrier, dont le chef, Jean Chevrier, possédait, en 1420, la terre de Navon, près de Vienne.

Il raconte que les descendants de ce Jean, au lieu de chercher à soutenir leur maison, laissèrent insensiblement décliner ses affaires, qu’ils dérogèrent et finirent, après deux siècles d’illustration, par déchoir du rang de la noblesse, justifiant ainsi le vieil adage : cent ans bannière cent ans civière ; du nom de Chevrier seraient venus par corruption ceux de Chovrier et de Chorier. Mais notre historien n’apporte aucune preuve à l’appui de ses prétentions nobiliaires et il faut même remarquer que dans son État politique, publié en 1671, à l’article Chevrier, il n’y fait pas la moindre allusion.

Quoi qu’il en soit, placé de bonne heure au collège des jésuites de Vienne, il y fit de rapides progrès sous la direction des Pères Chifflet, Privat, Ch. Dulieu et C. Treppier, habiles maîtres qui cultivèrent avec soin la vive intelligence dont la nature l’avait doué. Ses études terminées, il eût voulu pouvoir se consacrer entièrement à la littérature, vers laquelle un vif penchant l’entraînait, mais son père, homme positif, le destinait à une carrière plus lucrative, à celle du barreau. Il lui fallut donc apprendre le droit ; il le fit avec courage, quoique à contre cœur, il fréquenta le palais et s’exerça en même temps à la pratique en compulsant des dossiers et en rédigeant des conclusions.

Cette étude ne lui faisait cependant pas négliger les belles-lettres ; il revenait à elles avec bonheur, comme à un doux délassement après ses arides travaux, et les nombreux ouvrages qu’il composa à cette époque de sa vie, témoignent de la vivacité de ses goûts littéraires et nous montrent en même temps quelle variété de sujets ses connaissances plus étendues qu’approfondies lui faisaient aborder.

Il vécut ainsi pendant plusieurs années ; mais deux événements malheureux vinrent interrompre cette vie doucement studieuse : ce fut d’abord la mort de sa mère arrivée en 1633, puis en 1639 celle de son père, qui le laissa à peu près sans moyens d’existence, quoiqu il eût été institué héritier à l’exclusion de ses deux autres frères. Obligé dès lors de songer sérieusement à se créer une position, il hésita quelque temps sur le choix d’une carrière : celle de la médecine lui plaisait beaucoup, mais Boissat, qui l’avait pris en affection, se montra en celte circonstance son protecteur, son ami, et l’aida à la fois de sa bourse et de ses conseils.

Il le décida à utiliser ses études de droit et à suivre le barreau, puis, comme il n’avait pas encore le titre d’avocat, il lui prêta l’argent nécessaire et l’envoya se faire recevoir à l’Université de Valence. A cette époque d’heureuse mémoire, les grades universitaires s’enlevaient fort lestement. Chorier prit toutes ses inscriptions à la fois, subit quatre ou cinq examens et fut reçu docteur en droit le 6 mai 1639. Grâce à la protection du professeur Laurent Crozat, cette affaire, comme il le dit naïvement, avait été terminée en six jours. De retour à Vienne, il se fit inscrire au tableau des avocats.

Il débuta d’une manière brillante, car il était intelligent et instruit et possédait d’ailleurs à merveille, si l’on en juge par le style de ses écrits, ce genre d’éloquence verbeuse et ridiculement emphatique alors en usage au palais, éloquence dont les harangues de nos Basset et de nos Epilly sont d’inimitables modèles. Placé bientôt à la tête du barreau de Vienne, il en fut l’un des avocats les plus occupés : presque chaque jour, il avait des causes à défendre, soit au bailliage, soit à la cour des aides, et, s’il faut l’en croire, ses honoraires ne tardèrent pas à atteindre le chiffre d’environ 900 écus d’or par an.

Sa position ainsi établie, il revint à ses études littéraires, que d’heureuses circonstances contribuèrent puissamment à favoriser. En 1640 et 1641 il fit deux voyages à Paris pour les affaires particulières de Boissat : ce fut d’abord au sujet de la charge d’avocat général au parlement de Grenoble que ce dernier voulait acheter, puis, comme porteur d’un message d’amour du galant académicien pour Mlle de Chasté. En 1647, il y revint une troisième fois pour suivre aux conseils du roi le règlement des différends survenus dans le couvent des Ursulines de Vienne. Ces trois voyages, dont le dernier le retint huit mois entiers à Paris, il les mit à profit pour satisfaire son immense besoin d’apprendre : il visita les riches bibliothèques particulières qui existaient alors dans cette ville et se lia avec un grand nombre de gens de lettres et de beaux-esprits dont les recommandations de Boissat lui avaient procuré la connaissance.

Dès 1640, il avait débuté dans la carrière littéraire par la publication des éloges de trois archevêques de Vienne, du nom de Villars (Dorematicon) ; enhardi par les conseils et l’exemple de ses amis de Paris, il mit au jour, en 1646, le Magistratus causarumque patroni Icon, et, en 1648, la Philosophie de l’honneste homme. Ces trois ouvrages, aujourd’hui oubliés, appartenaient à un genre de littérature fort goûté au XVIIe siècle ; ils firent sensation auprès des beaux esprits du Dauphiné et commencèrent la réputation de Chorier. Ses travaux littéraires, ses voyages et ses relations avec les écrivains de Paris, joints aux succès qu’il obtenait chaque jour au barreau, donnèrent en même temps à sa position à Vienne un éclat tout particulier et lui valurent plusieurs distinctions honorables.

Jusqu’ici, Chorier s’ignorant en quelque sorte lui-même, mais tourmenté de vagues aspirations littéraires et du besoin de produire, n’avait cessé d’étudier et de s’exercer à écrire sur toutes sortes de sujets. Ce fut son séjour à Paris qui, en l’éclairant sur son aptitude spéciale, vint lui révéler sa véritable vocation. Il nous apprend qu’à peine de retour à Vienne (1648), des projets d’études historiques l’occupaient déjà tout entier, et qu’il entreprit à cette époque l’histoire de sa ville natale. Malheureusement, une sotte question soulevée par Boissat et de Boissieu, lui fit abandonner ce travail, mais il était entré dans la voie où l’appelaient ses goûts et un remarquable talent naturel pour les investigations, et dès ce jour, il y persévéra.

Le Dauphiné devint l’objet constant de ses études, et bientôt il conçut le dessein d’en écrire l’histoire. Une semblable entreprise présentait des difficultés immenses, car les annales de cette province n’ayant pas encore été fouillées, il n’existait point de corps historique sur leur ensemble, si ce n’est toutefois la chronique alors inédite et presque inconnue d Aymar Du Rivail et les sèches généalogies d’André Duchesne. L’insuffisance de travaux antérieurs l’obligeait donc de recourir aux sources originales, de compulser une quantité innombrable de pièces enfouies dans les archives publiques ou particulières.

Il aborda résolument ce difficile travail et, dès 1654, il lança un prospectus pour sonder les dispositions du public et solliciter en même temps des communications de documents. Quatre ans après, il préluda à l’émission de cet ouvrage par les Recherches sur les antiquités de Vienne. C’était la première partie d’une suite de publications du même genre qu’il se proposait d’exécuter sur les principales villes de la province. D’après son plan, les recherches topographiques formaient le complément nécessaire de l’histoire générale ; mais il ne donna pas de suite à ce projet pour s’occuper exclusivement de son grand travail.

Sur ces entrefaites, un arrêt du conseil de 1658, qui supprimait la cour des aides, vint interrompre un moment ses études. Cet événement dérangeait tout à fait sa position, car, auprès du seul tribunal qui restât encore à Vienne, le bailliage, il ne pouvait pas espérer un aussi grand nombre d’affaires qu’auparavant. Chorier songea d’abord à se fixer à Bourg, où une partie des magistrats de la cour supprimée avaient été appelés à former un conseil souverain, mais, mieux inspiré, il se décida pour Grenoble, et, vers la fin de juillet 1659, il alla y tenter la fortune.

Sa réputation, qui l’avait précédé, le fit réussir au delà de ses espérances : à peine arrivé, tous les beaux esprits de cette ville, tous les hommes haut placés qui avaient quelque amour pour les lettres s’empressèrent de l’aller saluer. De son côté, le parlement, en signe de bienveillance, le fit inscrire au tableau des avocats à la même date qu’il l’avait été à la cour des aides ; enfin, peu de jours après, on lui donna une cause à défendre et il plaida avec tant de talent qu’il s’attira des applaudissements unanimes. D’aussi heureux débuts lui permettant d’espérer une belle position à Grenoble, il y fit venir sa femme et ses enfants, et, désormais sans inquiétude pour l’avenir, il reprit avec une nouvelle ardeur ses travaux historiques.

A son départ de Vienne, Chorier avait presque terminé le premier volume de sa grande Histoire générale de Dauphiné. Il y mit la dernière main à Grenoble, en 1660, et le publia l’année d’après. Ce fut un grand succès : de toutes parts Chorier reçut des lettres de félicitations et des encouragements à continuer son œuvre. A ces témoignages de la gratitude des érudits vint se joindre celui de la province entière. Sur la proposition du marquis de Sassenage, les états assemblés à Grenoble vers la fin de 1661 lui votèrent solennellement, comme récompense nationale, une gratification de 500 louis d’or. Malheureusement le roi refusa d’approuver cette libéralité, en sorte que la considération publique et les louanges furent son unique salaire. Mais sans se décourager, Chorier songea bientôt à entreprendre le second volume de son grand ouvrage dont il publia le prospectus en 1662.

Aloisia Sigea (Louise Sigée)

Aloisia Sigea (Louise Sigée)

Vers ce temps-là, il sortit clandestinement des presses d’un libraire de Grenoble s’appelant Nicolas, un petit livre qui devait acquérir une célébrité : c’était un recueil de dialogues érotiques intitulé Aloisiae Sigeae Toletanae satyra sotadica de arcanis Amoris et Veneris, recueil connu depuis sous les noms de l’Aloysia, du Meursius et de l’Académie des dames. Son apparition attira tout d’abord l’attention du monde littéraire par la manière vraiment remarquable dont le sujet était traité. Bien différente, en effet, des productions platement ordurières à l’usage de simples débauchés, celle-ci était une sorte de poème écrit en latin, avec pureté et élégance, pleine de souvenirs classiques, de citations empruntées aux écrivains de la Grèce et de Rome, d’allusions aux mœurs et aux usages de l’antiquité, un livre enfin destiné aux intelligences cultivées, que les érudits seuls pouvaient lire et comprendre.

Deux éditions successives furent rapidement épuisées. Cet ouvrage causa un grand scandale, d’autant plus que l’auteur, afin de ne pas se faire connaître, l’avait successivement publié sous les noms d’une fille savante de Tolède, Aloisia Sigea — Louise Sigée, poétesse et humaniste espagnole (1522-1560) —, puis d’un antiquaire et philologue hollandais, Johannes Meursius (1579-1639), deux écrivains morts. Les gens de lettres se hâtèrent de démasquer la fraude, de défendre la mémoire de ces deux graves personnages qui n’auraient pas pu écrire pareille chose, et ils cherchèrent en même temps à percer le mystère dont s’entourait le véritable auteur, à connaître l’homme capable de prostituer ainsi son érudition et son talent.

Toutes leurs recherches furent longtemps inutiles, mais le mystère ne tarda pas à être connu en Dauphiné. Les aveux de Chorier, ou les indiscrétions de ses amis étaient venues lui restituer la paternité de cette composition. On voit, par un passage de ses Adversaria, qu’en 1680 c’était, depuis longtemps, un fait notoire dans Grenoble : il s’en plaint, il est vrai, comme d’une calomnie émanant de l’évêque Le Camus, mais, comme s’il eût été plein d’une tendresse excessive pour ce produit de sa plume, il se défend faiblement et n’oppose que des dénégations.

Johannes Meursius

Johannes Meursius

Depuis lors, les gens de lettres ont ouvert une sorte d’enquête bibliographique, ont recueilli le témoignage de plusieurs de ses contemporains, et aujourd’hui il est avéré que Chorier en est bien réellement l’auteur : au milieu de ses graves études, il laissait son imagination s’égarer dans les rêves d’un libertinage impossible. Mais l’impartialité exige de préciser que l’œuvre le dut en partie aux hauts personnages, ses patrons, pour l’amusement desquels Chorier l’écrivit et, qui, peut-être, la lui commandèrent ou prirent part à sa rédaction. Peut-on, en effet, doute run instant, sinon de leur collaboration, du moins de leur approbation et de leur complicité, en face de ce fait rapporté par Lancelot et l’abbé d’Artigny ? « Ce fut l’avocat général du parlement, M. Du Mey, qui fit les frais des deux premières éditions de l’Aloysia et donna l’ordre au libraire d’en envoyer 50 exemplaires à Vienne, à l’adresse de Chorier. » Ne peut-on pas ajouter que cet honnête magistrat, chargé par la loi de veiller à la morale publique, retira le reste des exemplaires et s’en fit le distributeur ?

En dépit de l’événement, les habitants de Grenoble élurent Chorier avocat de la ville (18 décembre 1665), puis il fut attaché en qualité de procureur du roi à la commission établie en Dauphiné pour la recherche des usurpateurs des titres de noblesse (13 septembre 1666). Ces dernières fonctions le mettant à même de compulser une quantité considérable de titres de familles, de chartes et de cartulaires, il puisa dans ces divers documents une foule de renseignements qui lui servirent pour son Histoire générale. Il conçut en même temps l’idée de composer l’État politique de la province. Il travailla simultanément à ces deux ouvrages : l’État politique fut publié en 1671, et le deuxième volume de l’Histoire générale de Dauphiné, que le public attendait avec impatience depuis 10 ans, parut enfin en 1672.

Ce deuxième volume eut encore plus de succès que le premier, et lors d’un nouveau voyage que Chorier fit à Paris, vers la fin de 1672, pour des affaires de palais, il reçut des grands personnages auxquels il le présenta, beaucoup de compliments et de promesses. Hélas, ce fut tout. Le pauvre historien, qui avait usé une partie de sa vie à reconstituer les annales de sa patrie, quitta Paris les mains vides et le cœur froissé contre les puissants et les riches. De retour en Dauphiné, il continua à être recherché par tout ce que la province avait de plus distingué dans les lettres, la magistrature et le barreau : tous les hommes remarquables qui passaient à Grenoble s’empressaient de l’aller visiter : sur les recommandations de son ami René Le Pays, il fut créé comte palatin de l’Église romaine (11 mars 1674) ; les académies d’Arles et des Recuperati de Padoue le reçurent au nombre de leurs membres (6 mars 1678 et 22 décembre 1680) ; mais à tous les vains honneurs dont on le gratifiait, Chorier eût préféré quelque chose de plus réel, car il n’avait pas de fortune.

Gravure extraite d'une édition du XVIIIe siècle de l'Académie des dames ou Le Meursius français

Gravure extraite d’une édition du XVIIIe siècle de
l’Académie des dames ou Le Meursius français

Aussi, après la publication de son Histoire de Dauphiné, quand il vit combien peu rapportaient les travaux sérieux, quand il sentit approcher la vieillesse sans avoir recueilli autre chose que de stériles compliments et une réputation enfermée dans les bornes étroites d’une province, songea-t il à se faire courtisan, à flatter les puissants du monde, afin de se créer des protecteurs et en obtenir des secours. Au XVIIe siècle, les gens de lettres pauvres ne croyaient pas s’abaisser par des sollicitations de ce genre. Il trouva trois riches mécènes : le comte de Sault et les présidents Salvaing de Boissieu et Prunier de Saint-André, qui lui vinrent généreusement en aide et le soutinrent de leurs bienfaits.

Malheureusement la mort vint lui enlever les deux premiers en 1681 et 1683. Dès lors privé de ses deux plus généreux protecteurs, courbé sous le poids des ans, quelles mains le secoururent ? Quels furent ensuite les derniers événements de sa vie ? Ici les Adversaria nous abandonnent tout à coup et l’on ne trouve rien dans les écrivains contemporains pour suppléer à ce document précieux. Probablement le président Prunier de Saint-André, qui lui survécut de peu de jours seulement, continua à Ie soutenir, mais il ne paraît pas s’être montré bien généreux, car, d’après une tradition locale dont Chalvet nous a conservé les restes, la vieillesse de Chorier languit tristement dans les plus dures nécessités de la misère.

De ses nombreux flatteurs, de ses amis d’autrefois, les uns étaient morts, les autres l’avaient abandonné peu à peu, à mesure que l’éclat de ses succès littéraires s’effaçait, et ne voulaient plus voir en lui que l’auteur de l’Aloysia, afin de se dispenser de le secourir. Il mourut à Grenoble le 14 août 1692, à l’âge de 80 ans, et fut enterré dans l’église Notre-Dame.

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