LA FRANCE PITTORESQUE
7 août 1834 : mort de l’inventeur
du métier à tisser semi-automatique
Joseph-Marie Jacquard
(D’après « Biographie universelle, ancienne
et moderne » (Tome 20), édition de 1858)
Publié le lundi 7 août 2023, par Redaction
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Heureux continuateur des efforts de Vaucanson, qui comme lui a perfectionné à Lyon les machines à tisser, Jacquard inventa une machine bien simple et peu coûteuse, à la portée de la classe pauvre des tisseurs, qui forma une époque mémorable et une nouvelle ère dans l’art des tissus
 

Né à Lyon le 7 juillet 1752, Joseph-Marie Jacquard était fils d’un simple ouvrier à la grand’tire, c’est-à-dire en étoffes brochées ; sa mère, Antoinette Rive, était liseuse de dessin. Lire un dessin, c’est disposer les fils de chaîne d’une étoffe dans l’ordre indiqué par le dessinateur sur une carte divisée par petites cases, de manière à élever tour à tour un certain nombre de ces fils au moyen de ficelles, pour composer et reproduire sur une étoffe un dessin semblable à celui qui est tracé sur la carte.

Ses ancêtres étaient de pauvres cultivateurs du petit village de Couson, situé sur la rive droite de la Saône, à deux lieues de Lyon. Son père, qui le destinait à suivre sa propre carrière, ne lui fit donner aucune instruction ; mais le jeune Jacquard apprit pour ainsi dire de lui-même à lire et à écrire. Dès sa plus tendre enfance, il avait montré le goût le plus marqué pour la mécanique ; tous ses moments étaient employés à faire des machines propres à différents usages. Il construisait de petites maisons en bois, des tours, des églises, de petits meubles. Ces divers ouvrages étaient remarquables par l’exactitude des proportions.

Joseph-Marie Jacquard

Joseph-Marie Jacquard

Arrivé à sa douzième année, il fut placé par son père dans un atelier de relieur de livres, puis ensuite dans celui d’un des meilleurs fondeurs de Lyon. Employé à la fonderie des caractères d’imprimerie, il montra de l’habileté, et, toujours guidé par son goût pour la mécanique, il fit plusieurs outils à l’usage des couteliers, toujours avec le même succès. Sa mère étant morte, il revint auprès de son père, dont il reprit la profession. Celui-ci étant mort aussi quelques années après et ne lui ayant laissé qu’une succession très modique, il en employa une partie à monter un atelier d’étoffes façonnées ; mais son génie ne se prêtait point à diriger un établissement semblable : son entreprise ne fut pas heureuse ; il fut obligé de vendre ses métiers pour payer ses dettes. Peu de temps après, il épousa la fille d’un armurier nommé Boichon, dont il espérait obtenir une dot ; mais son espoir fut déçu, et, dans la gêne où il se trouvait, il fut obligé de vendre sa maison paternelle.

Jacquard était doué d’un caractère si doux et si peu intéressé, que, malgré les désagréments qu’il essuya de la part de la famille de sa femme, il n’en conserva pas moins pour celle-ci le plus tendre attachement ; il est vrai qu’elle était un modèle de patience, de douceur et d’activité ; il n’en eut qu’un fils. Jacquard, sans fortune, sans ambition, sans prévision pour son avenir, ne rêvait qu’inventions et perfectionnements des métiers pour le tissage des étoffes façonnées, la coutellerie et l’art typographique ; mais, comme il ne gagnait pas une obole, il fut réduit à se mettre au service d’un chaufournier de la Bresse. Sa femme resta à Lyon pour faire valoir une petite fabrique de chapeaux de paille qu’elle avait établie.

L’état de pénurie et d’obscurité où Jacquard vécut jusqu’au moment où sa principale invention commença à être connue, sa timidité naturelle, sa modestie, ont laissé ignorer les circonstances de sa vie, et même celles qui se rattachent à cette invention. On sait seulement qu’il fit une étude particulière du métier à samples ; que déjà bien avant 1790 il avait conçu l’idée de la suppression du tir des lacs. On trouve la preuve de ce fait dans l’exposé de sa demande du brevet d’invention qu’il obtint le 23 décembre 1801. En 1792, Jacquard embrassa avec ardeur la cause de la Révolution ; il revint à Lyon en 1793 et fut un des défenseurs de cette ville durant le siège mémorable qu’elle soutint contre l’armée de la Convention, alors qu’on vit une poignée de Lyonnais, jeunes et sans expérience dans les armes, lutter pendant soixante-six jours contre la famine et contre une armée de soixante mille hommes de troupes aguerries. Nommé sous-officier, Jacquard combattit presque toujours aux postes avancés, ayant à ses côtés son fils, âgé de quinze ans.

Après la reddition de Lyon, la terreur y amena l’échafaud et les mitraillades : Jacquard, dénoncé et poursuivi, s’enfuit avec son fils, qui avait alors dix-sept ans. Tous deux s’enrôlèrent dans le premier bataillon des volontaires du département de Rhône-et-Loire, et ils partirent pour l’armée du Rhin. Nommé membre du conseil de discipline, Jacquard avait en cette qualité la surveillance d’un certain nombre de disciplinaires prisonniers dans un petit village près de Haguenau ; tout à coup on entend le canon : « Camarades, s’écria-t-il, qui m’aime me suive ! Je promets rémission à ceux qui iront demander des fusils pour se battre. » Quelque temps après, le fils fut blessé à mort sur le champ de bataille et il expira dans les bras de son père.

Jacquard, désespéré de la perle de son fils unique, revint à Lyon. Il y chercha vainement la maison qu’il avait habitée : elle avait été la proie des flammes. Il ignorait le sort de sa femme, qu’il n’avait pu ni prévenir de sa fuite, ni informer du lieu de sa retraite ; il la retrouva enfin dans un grenier, occupée à tresser de la paille pour les chapeaux. Il se vit d’abord réduit par le besoin à partager ce travail ingrat. Cependant Lyon commençait à se relever de ses ruines, et déjà plusieurs de ses fabricants qui s’étaient réfugiés en Suisse, en Allemagne et en Angleterre, avaient rapporté dans leur patrie leurs pénates et leur industrie.

Jacquard, poursuivant son idée première de trouver un moyen mécanique capable de remplacer la tireuse de lacs, se mit à y travailler de nouveau, et il parvint à fabriquer une machine qui remplissait assez imparfaitement ce but ; il la présenta, en septembre 1801, à l’exposition des produits de l’industrie nationale, dont le jury lui accorda une médaille de bronze. La même année, il obtint pour cette machine, à laquelle il donna le nom de tireuse de lacs, un brevet d’invention pour dix ans. Il fit un métier sur ce modèle, et, en 1802, à l’époque où la consulta se réunit à Lyon pour l’élection du président de la république cisalpine, la machine de Jacquard fixa l’attention de cette assemblée, dont les membres allèrent, avec le ministre de l’intérieur Carnot, la visiter dans l’humble domicile de l’inventeur, rue de la Pêcherie.

Cependant les sociétés des arts de Paris et de Londres mirent au concours un prix considérable pour l’invention d’une machine propre à fabriquer des filets pour la pêche maritime et le bastingage des vaisseaux de guerre. Jacquard entreprit cette œuvre extrêmement difficile ; il y réussit ; mais tels étaient son désintéressement et sa modestie, qu’il se borna à s’entretenir avec ses amis de sa découverte sans avoir la pensée d’en tirer parti, et négligeant les perfectionnements dont son invention était susceptible, il la laissa de côté. Le préfet de Lyon, informé de cette invention, envoya Jacquard et son métier à filet à Paris ; l’essai en fut fait, et la société d’encouragement lui décerna la grande médaille d’or le 2 février 1804. A cette occasion, Carnot, qui ne concevait point ce mécanisme, lui dit brusquement : « C’est donc toi qui prétends réussir à une chose qu’il n’appartient pas aux hommes de faire, c’est-à-dire un nœud avec un fil tendu ! » Jacquard, sans s’intimider de cette interpellation, répondit au ministre avec la simplicité de langage qui lui était naturelle et le laissa pleinement convaincu.

Placé au conservatoire des arts et métiers, sous les ordres de Molard, il y fut employé à restaurer et à mettre en état les machines et les modèles ; il y inventa les métiers tisseurs pour fabriquer des rubans de velours à double face, et d’autres pour des tissus de coton à doubles et triples navettes. Il monta le fameux métier de Vaucanson, destiné à remplacer le tireur de lacs que Jacquard recherchait depuis quinze ans, et le mit en état de fonctionner. Mais cette machine, très compliquée, opérait lentement ; c’était une espèce de cylindre à serinette dont les effets étaient trop restreints : elle n’aurait pu servir que pour des dessins de deux pouces au plus et elle aurait coûté dix mille francs, somme infiniment au-dessus des moyens d’un ouvrier ; c’est pourquoi elle fut mise au rang des machines curieuses, mais inutiles.

Le métier Jacquard

Le métier Jacquard

Jacquard, rappelé à Lyon en 1804, fut placé à l’hospice de l’Antiquaille pour y établir un atelier d’étoffes façonnées et de tapis façon des Gobelins, par les procédés dont il était l’inventeur. Dès lors il s’occupa des moyens de faire adopter dans les manufactures de Lyon ses deux inventions, celle du métier à fabriquer les filets et le mécanisme pour la suppression des lacs. Il fut puissamment secondé par l’influence du riche fabricant Camille Pernon, qui le mit en rapport avec le conseil municipal et la chambre de commerce de Lyon. Une commission composée des plus habiles fabricants fut chargée de reconnaître les avantages de ce dernier mécanisme, et son témoignage fut unanime en faveur du procédé de Jacquard. Enfin un décret impérial, daté de Berlin le 27 octobre 1806, autorisa l’administration municipale de Lyon à acheter de Jacquard le privilège de son procédé, moyennant une rente viagère de trois mille francs réversible par moitié sur la tête de sa femme en cas de survivance ; son brevet tomba ainsi dans le domaine public.

Jacquard avait en outre demandé au gouvernement qu’il lui fût accordé une prime de cinquante francs pour chaque métier de son invention. Napoléon, en signant le décret qui assurait ce droit au modeste fabricant, s’écria : « En voilà un qui se contente de peu ! » Cette même année, l’académie des sciences et arts de Lyon lui décerna la médaille du prix fondé par le consul Lebrun.

Jacquard s’occupa dès lors à introduire sa machine dans les ateliers d’étoffes façonnées et brochées ; mais il n’y réussit que difficilement, malgré la prime que lui avait accordée Napoléon pour chacune de celles qu’il placerait. Les ouvriers tisseurs, craignant de manquer de travail par cette invention, se liguèrent contre lui, gâtèrent des étoffes afin de faire croire que ce mécanisme fonctionnait mal, et en brûlèrent même sur les places publiques. Traduit devant le tribunal des prud’hommes, Jacquard eut plus d’une fois à essuyer des outrages et des sévices ; un jour même, près de la porte Saint-Clair, on le retira des mains d’un groupe de furieux qui voulaient le jeter dans le Rhône.

Heureusement que quelques fabricants sensés lui firent construire une nouvelle machine dont ils tirèrent un parti si avantageux que bientôt de toutes parts on s’empressa de la mettre en usage. Connue à Lyon en 1805, mise en pratique en 1809, elle fut généralement adoptée en 1812 ; il y avait alors dix-huit mille métiers battant à la Jacquard. Son invention se répandit successivement en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Amérique, et les Chinois mêmes s’en servirent, malgré leurs préjugés et leur vieille routine. Jacquard fut sollicité par des fabricants de Rouen et de Saint-Quentin d’aller organiser chez eux des ateliers de tissage pour des étoffes de coton et de batiste. La ville de Manchester, en Angleterre, lui fit offrir pour le même objet une somme considérable et un traitement capable de lui procurer une existence opulente ; mais son patriotisme lui fit refuser ces brillants avantages, et il resta à Lyon.

Quelques années après, Jacquard fut décoré de la croix de la Légion d’honneur. Ce brave homme, ayant perdu sa femme, se retira à Oullins, joli village situé à une lieue de Lyon, dans une petite maison dont on lui avait légué la jouissance durant sa vie ; c’est là qu’il passa ses dernières années, partageant son temps entre la culture d’un petit jardin et les exercices de la religion catholique. Il termina sa carrière paisiblement le 7 août 1834, à l’âge de 82 ans. Les habitants d’Oullins lui consacrèrent dans leur église l’épitaphe suivante :

A la mémoire
De Joseph-Marie Jacquard,
Mécanicien célèbre,
Homme de bien et de génie,
Mort à Oullins, dans sa maison,
Le VII août MDCCC XXXIV,
Au sein des consolations religieuses.
Au nom des habitants de la commune,
Hommage
Du conseil municipal
Dont il avait fait partie.

Le corps municipal de Lyon fit exécuter, par le directeur de l’école de peinture de cette ville et du vivant de Jacquard, son portrait en pied, vrai chef-d’œuvre, qui fut placé au Muséum. On organisa ensuite une souscription pour lui élever une statue. Ce monument, ouvrage de Foyalier, auteur du Spartacus, fut inauguré le dimanche 16 août 1840, sur la place Sathonay. Un concours immense de curieux et toute la population manufacturière de Lyon se pressaient à cette cérémonie, à laquelle assistaient les autorités civiles et militaires. Des discours à la mémoire de Jacquard furent prononcés par le maire de la ville, par le préfet du département, et par le président de la commission du monument.

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