LA FRANCE PITTORESQUE
Julie-Victoire Daubié (1824-1874) :
première bachelière française
(D’après « Bulletin de l’Académie du Var », paru en 2006)
Publié le mardi 5 juillet 2016, par Redaction
Imprimer cet article
C’est le 17 août 1861 qu’une femme, Julie-Victoire Daubié, force pour la première fois les portes de nos facultés et passe brillamment son baccalauréat, âgée de 37 ans. Repoussée à plusieurs reprises, tant par les professeurs à la Sorbonne que par le ministre de l’Instruction publique, elle s’était adressée, en désespoir de cause, à l’Université de Lyon, ayant trouvé en un industriel lyonnais dans les milieux académiques un solide soutien. Son succès vaut à la première bachelière de France les félicitations des célébrités du temps.
 

Benjamine d’une famille de huit enfants, Julie-Victoire Daubié est née le 26 mars 1824 dans l’enceinte d’une manufacture de fer blanc battu à Bains-les-Bains, dans les Vosges. Son père, Jean-Nicolas Daubié, en est le caissier, et sa mère Victoire élève ses quatre fils et ses quatre filles. Jean-Nicolas décède alors que Julie-Victoire n’a que dix-neuf mois.

Petite fille studieuse mais têtue, elle va à l’école de Fontenoy-le-Château. Très jeune, elle déclare vouloir « devenir savante » sous la risée de ses frères et sœurs, sauf de l’aîné Joseph. Ce jeune séminariste soutient la scolarité de sa petite sœur et lui enseigne grec et latin. Sérieuse, volontaire, Julie-Victoire obtient à l’âge de vingt ans le brevet de capacité pour l’instruction primaire supérieure. Le même jour, elle reçoit un certificat d’aptitude après avoir présenté un certificat de bonnes mœurs. Le brevet de capacité a été officialisé en 1816 : nul laïque ne peut enseigner sans l’avoir obtenu et, surtout, il doit avoir une parfaite connaissance des principes et dogmes de la religion.

Julie-Victoire, diplômée, devient préceptrice chez un riche papetier vosgien. De 1853 à 1857, elle suit des cours de zoologie à Paris avec Isidore Geoffroy Saint-Hilaire — professeur de zoologie à la faculté des sciences, il inaugure en 1854 la Société impériale zoologique d’acclimatation. Puis elle a la chance d’entrer au service de la femme de lettres Marie d’Agoult, qui devient pour elle une précieuse alliée. Marie d’Agoult — de son nom de plume Daniel Stern — reçoit de nombreuses personnalités que rencontre Julie-Victoire, appréciée pour sa culture et sa forte personnalité.

Julie-Victoire Daubié

Julie-Victoire Daubié

Elle apprend qu’un concours est ouvert par l’académie impériale de Lyon. Il est organisé, entre autres, par un important négociant lyonnais et disciple de Saint-Simon : François-Barthélemy Arles-Dufour. Le thème du concours est « Étudier, rechercher et indiquer aux gouvernants, aux chefs d’industrie, les meilleurs moyens et mesures pour élever le salaire des femmes à l’égal des hommes et leur ouvrir de nouvelles carrières ». Vingt-trois candidats présentent un mémoire. L’académie impériale de Lyon couronne le 21 juin 1859 celui de Julie-Victoire Daubié, intitulé La Femme pauvre par une femme pauvre.

Dans ce mémoire de dix chapitres et quatre cent quarante-sept pages, elle déclare essayer de « faire ressortir les conséquences funestes d’un état de chose qui blesse à la fois la morale, la justice, l’humanité, le droit individuel, le droit public... » Elle démontre avec une certaine audace que la femme est cantonnée dans un rôle de courtisane ou de ménagère. Elle s’inspire, pour trouver les moyens et mesures qui pourraient convaincre et aider à améliorer le statut des femmes, des brodeuses qu’elle a côtoyées dans son enfance. Dans une bâtisse de Fontenoy-le-Château, quelque six cents femmes, gagnant plus que leur père ou leur mari, étaient employées et préservées des tâches domestiques assurées par les hommes, afin de conserver la finesse de leurs doigts et de leurs mains. Les brodeuses ont ainsi ouvert « un mouvement d’émancipation, de partage et de bon sens économique ».

Julie-Victoire se voit décerner une médaille d’une valeur de huit cents francs. Elle devance des candidats de grande renommée : un docteur ès lettres, professeur de logique à Cherbourg, un conducteur des Ponts et Chaussées ardéchois et Jean Boucher de Perthes, fondateur de la science préhistorique.

Mais elle poursuit un objectif précis, devenir professeur. Pour cela il faut qu’elle passe le baccalauréat. Son frère lui communique que le principal obstacle est l’exclusion des femmes des universités. Avec obstination, elle étudie tous les textes et découvre qu’aucun ne mentionne cette exclusion mais qu’en réalité l’abstention des femmes fait croire à cette exclusion. C’est par un décret du 17 mars 1808 que date l’organisation du baccalauréat qui ne comportait que des épreuves orales sur les auteurs grecs et latins, la rhétorique, l’histoire, la géographie et la philosophie. En 1830 on introduit la première épreuve écrite et, en 1853, une langue vivante.

En 1874 le baccalauréat est scindé en deux séries d’épreuves à subir à une année d’intervalle : c’est donc l’origine des deux parties que nous avons connues. En 1919, un baccalauréat spécifiquement féminin est instauré. Il est l’égal du bac masculin. Les programmes seront unifiés en mars 1924. Il faudra attendre 1938 pour que les femmes mariées puissent s’inscrire à l’université sans l’autorisation de leur époux.

Julie-Victoire Daubié décide avec fermeté de s’inscrire aux épreuves de ce fameux baccalauréat. Refusée successivement par l’université de Paris puis celle d’Aix-en-Provence, forte de son premier prix, elle met tous ses espoirs sur la faculté de Lyon. Arles-Dufour, surpris par cette demande inhabituelle, devient désormais un de ses meilleurs alliés. Elle reçoit enfin, le 8 juillet 1861, une lettre du secrétaire de la faculté des lettres qui lui demande de choisir entre le 13 et le 16 août pour le premier jour de son examen de bac ès lettres, avec la recommandation suivante : « Si vous désirez éviter une trop grande affluence de curieux, vous feriez bien de choisir le 13 au lieu du 16 et de le laisser ignorer autant que possible » ; elle doit aussi payer cent francs de frais de règlement.

Vingt-deux candidats se présentent au palais Saint-Pierre, place des Terreaux : vingt et un jeunes garçons et Julie-Victoire qui a... trente-sept ans. Les épreuves écrites et orales se déroulent sur deux jours. La notation est des plus originales : une boule rouge est attribuée pour un avis favorable, une blanche pour une abstention et une noire pour un avis défavorable. Ce curieux jeu de loto fera de Julie une exceptionnelle gagnante avec cinq boules rouges, deux blanches et une noire. Elle fut particulièrement brillante en version et discours latin. Sa réussite fait l’admiration des candidats masculins qui lui offrent spontanément un anneau en or. Pour l’anecdote, cette bague a été perdue par une héritière de Julie-Victoire qui, installée à Madagascar, se la fit voler lors d’un cambriolage !

Le ministre de l’Instruction publique, Roland, qui s’était opposé à son inscription à Paris, fut obligé de reconnaître que nul texte de loi n’interdisait aux femmes d’accéder à cet examen, mais il refusa de signer le diplôme. Sur les instances de l’impératrice Eugénie alertée, ce diplôme fut délivré à Julie-Victoire Daubié le 17 mai 1862 : il aura fallu neuf mois de pourparlers pour qu’elle puisse obtenir enfin son diplôme. Sur ce diplôme qui, jusqu’alors, n’était destiné qu’aux garçons, le secrétaire ajoute « Melle » à coté du mot « Sieur », mais il ne renouvelle pas à la ligne suivante et écrit « Sieur Daubié bachelier ».

Julie-VIctoire, très proche de sa famille, reçoit les conseils d’un de ses oncles : « Souviens- toi que ton parchemin te sera parfaitement inutile dans la vie si tu n’as ni méthode, ni courage, ni volonté qui restent à mes yeux les trois facteurs décisifs de succès dans l’existence. » Méthodique, courageuse et volontaire, elle n’a pas encore conscience d’avoir ouvert un important sillon que suivent bientôt deux jeunes filles, cinq ans après, toujours à Lyon. Ce jour-là, deux huissiers de justice et un cordon de police encadrent ces deux audacieuses entourées d’une foule de curieux. Julie-Victoire ne saura jamais qu’en 1882, alors que Jules Ferry fait appliquer des lois qui bouleversent l’Instruction publique, il y aura dix bachelières.

L’esprit frondeur de Julie-Victoire Daubié et son opiniâtreté ne peuvent lui attirer que l’amitié de personnalités qui, admiratives, la soutiennent et l’encouragent mais aussi l’animosité et la jalousie de certaines autres. Peu de temps avant de se présenter au baccalauréat, elle a participé à un concours organisé par le ministère de l’Instruction publique sur les besoins de l’instruction primaire en commune rurale : son manuscrit est repoussé car elle critique les fameuses lettres d’obédience permettant aux religieuses d’enseigner sans diplôme alors que le brevet de capacité est obligatoire pour les laïques. En 1862, sa réussite lui ouvre des portes et les saint-simoniens publient son manuscrit intitulé Du progrès de l’Instruction Primaire. Justice et Liberté et ils l’envoient au ministre de l’Instruction publique. Curieusement, ce manuscrit est égaré. Marie d’Agoult sollicite alors un ami, éditeur du Temps, qui publie un vaste compte rendu de cet ouvrage.

Diplôme de bachelier de Julie-Victoire Daubié

Diplôme de bachelier de Julie-Victoire Daubié

Julie-Victoire voyage entre Paris et Fribourg où elle enseigne le français et se perfectionne en allemand. Elle est sollicitée de toute part et s’engage pour défendre de nombreuses causes. Jules Duval, rédacteur de l’hebdomadaire L’Économiste français, organe politique des intérêts métropolitains et coloniaux, l’invite à une conférence sur l’immigration. Elle écrit quelques articles pour ce journal et devient ainsi la première femme collaboratrice d’un grand périodique. Dans le n° 8 de juin 1865, sous le titre « Les Colonies Maternelles. Réformes sociales et légales », elle souligne « le bienfait des colonies maternelles pour les enfants des classes laborieuses et urbaines généralement envoyés à la campagne chez des nourrices négligentes et mercenaires. » Elle insiste aussi sur le fait d’imposer aux pères le devoir de fournir l’alimentation de leurs enfants. Elle veut enfin « discuter des meilleurs moyens d’établir les droits de filiation pour soumettre ces conditions aux assemblées législatives. »

Toujours en 1865, la rédactrice d’une revue anglaise souhaite qu’elle devienne correspondante pour une série d’articles sur la condition des femmes françaises. Elle ne peut répondre à cette demande car sa connaissance de la langue anglaise est insuffisante. Par contre, son mémoire La Femme pauvre par une femme pauvre, qui avait obtenu le premier prix à Lyon, est publié par les éditeurs Guillaumin en 1866, puis Thorin en 1869. Cet ouvrage, qui a été réédité en 1992 en trois volumes, est un exceptionnel recueil de références pour les historiens d’aujourd’hui. En 1867, il reçoit une mention honorable du jury international de l’Exposition universelle. Cette même année, Julie adresse une requête aux sénateurs et députés sur l’inégalité des salaires.

Impétueuse, certes, pas toujours très diplomate, Julie-Victoire Daubié s’engage dans les mouvements pacifistes alors que les conflits grondent. Elle collabore à la Ligue internationale permanente de la paix, fondée en 1867 par Frédéric Passis qui sera prix Nobel de la paix en 1901. Travailleuse infatigable, elle étudie encore pour passer une licence. L’accès à l’université lui étant refusé, elle travaille seule. En 1871, le recteur de l’académie de Paris l’autorise à s’inscrire à l’examen en lui rappelant toutefois que « tout candidat doit justifier du diplôme de bachelier » ! Ce fait nouveau et exceptionnel attire encore la curiosité. Eugène Manuel, professeur à l’École normale, auteur d’un drame social sur les ouvriers en 1820, lui écrit : « Vous seriez bien aimable de me donner avis du jour où vous passerez votre examen, l’événement est assez nouveau et intéressant pour que j’en parle au Ministre et il me serait agréable d’assister aux épreuves orales pour mon propre compte d’abord, puis pour le représenter. »

Le 16 octobre 1871, Julie-Victoire Daubié devient la première femme licenciée ès lettres. Elle reçoit les félicitations du ministre de l’Instruction publique et des Cultes qui lui déclare : « Je ne perds pas un instant de vue la nécessité d’organiser de façon sérieuse l’éducation des femmes. C’est une cause au succès de laquelle vous avez grandement contribué. » Il lui offre quelques volumes afin de « l’aider dans des études ultérieures. » De plus, l’Académie accepte de mettre un mot nouveau dans le dictionnaire : « bachelière ». Par contre, sur son diplôme, on ne met pas de « e » à « licencié », mais le secrétaire écrira en biais : « Attention Demoiselle ». Julie-Victoire a quarante-sept ans et un nouvel objectif : passer un doctorat.

Elle demande au maire de Paris son inscription sur les listes électorales ce qui lui est refusé. Elle continue ses activités journalistiques. L’Association pour l’émancipation progressive de la femme crée de petites brochures distribuées gratuitement. Julie y écrit de nombreux articles. Dans un style percutant et passionné, elle aborde divers sujets tels que la recherche de paternité, la lutte contre la prostitution clandestine, le droit de vote pour les femmes obtenu en 1862 en Autriche, en 1869 en Angleterre. Elle s’élève aussi contre le fait que les femmes ne puissent bénéficier de places assises dans les omnibus parisiens alors qu’elles payent le trajet plus cher que celui d’un homme. Elle critique Alexandre Dumas fils qui traite les femmes « d’animaux femelles ».

Bref, elle dérange par la véhémence de ses propos et, bien que la liberté de la presse existe, on interdit celle du colportage de certaines revues. En conséquence, la diffusion de ces petites brochures gratuites est suspendue en février 1873. Cette année-là, elle a la douleur de perdre sa mère et son ami Arles-Dufour. Elle entretient une riche correspondance avec Juliette Adam qui se bat contre ceux qui condamnent la femme à un rang inférieur. Juliette Adam, qui tient un salon réputé, devient un excellent agent de vente des œuvres de Julie-Victoire qui publie L’Émancipation de la femme, Le Manuel du jeune homme, La Question de la femme, La Tolérance légale du vice.

Tout en préparant son doctorat, elle étudie la botanique, crée un herbier qu’elle offre à une jeune condisciple paraplégique. Puis elle tombe malade. Atteinte de tuberculose, elle se soigne en suivant les conseils de Raspail qui préconise le camphre comme antiseptique. Malgré la maladie, elle prépare une thèse sur la femme dans la société romaine. Fatiguée, elle quitte la capitale pour retrouver son pays natal. Le 26 août 1874, la mort la surprend à sa table de travail alors qu’elle écrit son testament. Julie-Victoire a cinquante ans. Elle est enterrée dans le cimetière du Priolet à Fontenoy-le-Château, simplement et sans faire-part.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE