LA FRANCE PITTORESQUE
Bague de Poilu : expression
de l’art de tranchée
(D’après « Le Magasin pittoresque », paru en 1916)
Publié le mardi 28 août 2018, par Redaction
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Les soldats de la Première Guerre mondiale s’adonnaient, lors des attentes dans les tranchées, à la création artistique manuelle, donnant naissance à ce que l’on appela l’artisanat de tranchée ou l’art du Poilu : confectionnant des bibelots tels que bagues, briquets, couteaux ou encore objets de piété et boîtes à bijoux, à l’aide de l’aluminium ou de laiton entrant dans la composition des douilles des munitions, ils occupaient de la sorte leur temps lorsqu’ils disposaient de quelques loisirs.
 

Parmi les occupations favorites journalières et amusements des soldats de la Première Guerre mondiale, la fabrication des souvenirs de la tranchée était la plus importante, et la bijouterie y occupait le premier rang. La matière première n’était pas des plus riches ; elle avait un avantage cependant : celui de la gratuité et de l’abondance ; souvent même elle était teintée par le sang de celui qui l’employait.

Cette matière première si abondamment fournie, c’était l’aluminium, l’un des métaux servant à la préparation des munitions. La pureté du métal était des plus relatives et n’avait pas besoin d’être absolue pour l’usage auquel il était destiné, et c’était tant mieux pour nos Poilus à qui cette impureté de la matière première procurait une plus grande facilité de main-d’œuvre.

Bague de Poilu

Bague de Poilu

L’aluminium pur est cassant, son point de fusibilité est de 1000° ; le plomb auquel il est mélangé lui donne la souplesse et abaisse son point de fusion. Par contre, l’aluminium pur, inaltérable à l’air et brillant, prend sous cette forme d’alliage une couleur terne et noircit la peau. On n’aurait donc pas pu en faire un objet de grand luxe, mais nos braves soldats aux mains souillées par la vie des tranchées et les combats n’y regardaient pas de si près ; en cela, comme en beaucoup d’autres choses, ils savaient se contenter de peu.

Comment fait-on une bague en aluminium alors que l’outillage le plus rudimentaire fait complètement défaut ? Ce serait faire injure à nos troupiers que de douter de leur ingéniosité. Les outils indispensables sont le moule, la poche de fusion, des burins et des limes. Au front, rien de tout cela n’existe, mais on y supplée.

Le moule, ce sera un objet cylindrique quelconque un peu plus gros que le doigt, prélevé par exemple sur un pétard explosé ; à défaut, l’embase de la baïonnette présente justement la forme cylindrique voulue. A l’intérieur du moule on place un bâtonnet de longueur quelconque, rond si possible, et d’un diamètre approximativement égal à celui d’un doigt.

La poche de fusion, ce sera la gamelle ou plus simplement la cuiller de fer ; peut-être reste-t-elle encore grasse des résidus point ou mal lavés des précédents repas, ceci n’a pas d’importance ; la coulée du métal fondu n’en sera que plus facile. Le haut fourneau sera constitué par quelques tisons prélevés sur le feu du cuistot. Le métal en fusion est versé dans l’espace laissé libre entre le bâtonnet-calibre et l’intérieur du moule. Quand le métal est refroidi, on le sort du moule ; il s’agit maintenant de façonner la bague.

C’est ici que l’adresse, le goût de nos soldats se montrent dans tout leur éclat. Point de burin, de lime ou d’autre outil spécial au bijoutier. Le couteau, le bon gros couteau, dont les usages sont encore plus divers à la guerre que dans la vie ordinaire, est l’unique instrument utilisé. Par son seul emploi, en procédant par de petites tailles, d’autant plus aisées que la présence du plomb rend le métal plus facile à travailler, l’intérieur de la bague sera d’abord égalisé pour former un anneau absolument circulaire, puis les bords seront arrondis afin qu’ils ne blessent pas la peau de l’heureux possesseur du bijou. Enfin on s’occupe de la forme extérieure, grave affaire : soyez certains que tous, en cette circonstance, témoignent de facultés artistiques très développées.

La bague chevalière est celle qui rencontre le plus d’amateurs. Le plateau de sa partie supérieure reçoit généralement les initiales du destinataire, initiales souvent encadrées d’un filet continu ou pointillé tracé à la pointe du couteau. D’autres préfèrent une ornementation plus compliquée dont le trèfle à quatre feuilles constitue l’élément le plus fréquent ; ce trèfle se trouvera souvent accosté au plateau de la bague chevalière. Il y a aussi les formes géométriques, le cœur et, comble de l’art, les bagues ajourées.

Bague de Poilu

Bague de Poilu

La bague, ébauchée dans la très relative quiétude du cantonnement, est façonnée, décorée, fignolée pendant le séjour à la tranchée, lorsque l’artiste n’est pas occupé au créneau, au poste d’écoute ou envoyé dans quelque périlleuse reconnaissance.

L’article de Paris ne se fabriquait alors plus dans les mille petits ateliers du Marais, il nous venait des tranchées, « Made in front » ; comme toujours sa valeur intrinsèque était à peu près nulle, mais combien grand était le prix que nous y attachions, car il évoquait la vaillance, la bonne humeur, la parfaite santé morale aussi bien que l’adresse manuelle de tous ceux qui défendaient notre belle France.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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