LA FRANCE PITTORESQUE
Jeunesse romancée du paladin Roland,
neveu de Charlemagne
(D’après « Roland ou la chevelarie » (Tome 1) par E.-J. Delécluze, paru en 1845)
Publié le lundi 22 juillet 2019, par Redaction
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Un roman de chevalerie longtemps populaire, intitulé Reali di Francia, écrit en italien vers le XIIe siècle et passant pour être la traduction d’un texte latin ou français que l’on n’a plus, fut faussement attribué à un ami et conseiller de Charlemagne, Alcuin (730-804) : sorte d’histoire cyclique des événements concernant les diverses familles romanesques qui se rattachent de près ou de loin à celle de Charlemagne, il relate, non sans anachronisme, les premières années du célèbre Roland, mort à Roncevaux et que la légende affirme être le neveu du célèbre roi de France et Empereur d’Occident.
 

Divers ouvrages intéressants, des contes, des romans, des recueils poétiques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles furent successivement imprimés, tant en France qu’à l’étranger, appartenant à la classe des épopées romanesques de Charlemagne.

Ainsi de l’Historia de vita Caroli Magni et Rolandi, connue sous le nom de Chronique de Turpin, faussement attribué à Turpin (ou Tilpin), archevêque de Reims (748-795) mort en 806, et qui a notamment pour objet de célébrer les exploits et la mort de Roland à Roncevaux, à la suite de l’expédition que Charlemagne avait faite en Espagne, pour rétablir le tombeau de l’apôtre saint Jacques, à Compostelle, en Galice. En réalité, cette Chronique de Turpin est une compilation tirée des chants populaires écrite d’abord en latin, vraisemblablement par un moine de Saint-André de Vienne (Dauphiné) au XIe siècle, puis traduite en français au siècle suivant.

Attribuant à Roland une force surhumaine, la légende lui prête d'avoir combattu durant plusieurs journées le géant Fernagu (Ferracutus)

Attribuant à Roland une force surhumaine, la Chronique de Turpin lui prête
d’avoir combattu durant plusieurs journées le géant Fernagu (Ferracutus).
Chromolithographie du début du XXe siècle

Ainsi encore des Reali di Francia, récit controuvé abordant l’histoire de Bertrade de Laon — surnommée Berthe au grand pied, mère de Charlemagne — et les débuts du célèbre paladin Roland. Voici la traduction française d’un passage se rapportant à ce personnage fabuleux :

« Charlemagne avait régné plusieurs années avec gloire et rempli l’Europe de sa renommée. Il avait une sœur cadette, nommée Berthe comme sa mère, dont le jeune chevalier Milon d’Anglante devint amoureux. Milon, arrière-petit-fils du fameux Beuves d’Antone, tenait de près à la famille royale, et était même de la branche aînée des descendants de Fiovo qui venait directement de Constantin.

« Mais sa fortune était loin de répondre à sa naissance, ce qui ne l’empêcha pas cependant de plaire à la jeune princesse Berthe. Ils eurent des rendez-vous dont les résultats devinrent si visibles, que l’empereur ne tarda pas à en être instruit. Au milieu de sa gloire, Charlemagne en était d’autant plus sévère pour sa famille, et dès qu’il sut la faute de sa sœur, il la fit enfermer dans une tour, et résolut de la faire mettre à mort ainsi que son amant.

« Vainement le duc Naisme essaya-t-il de faire usage de son crédit auprès de l’empereur, pour obtenir le pardon des deux jeunes gens. Trouvant toujours le souverain inflexible, Naisme prit le parti de délivrer Milon et Berthe de leurs prisons, et, après les avoir fait marier devant l’église et avec le témoignage d’un notaire, il leur donna la liberté. Charlemagne, furieux de cette évasion, met Milon au ban, s’empare de ses biens et fait excommunier les deux époux par le pape. Milon et Berthe se décident à aller à Rome. Mais privés d’argent et de toutes ressources, ils s’arrêtent aux environs de Sutri, s’établissent dans une caverne, où la malheureuse Berthe donna le jour à un fils.

« Or, voici pourquoi et comment ce fils acquit le nom de Roland qu’il a rendu si fameux. Dès sa naissance, il était doué d’une force si prodigieuse, qu’il se roula du fond de la grotte jusqu’à l’entrée. Milon qui était absent pendant l’accouchement de sa femme, y trouva l’enfant à son retour. La première fois que je le vis, dit Milon à Berthe, je le vis se roulant, comme cela se dit en français. Et en souvenir, je veux qu’il porte le nom de Roorlando, Roulant ».

Pendant cinq ans, affirme l’auteur des Reali di Francia, Milon, sa femme et son fils n’eurent d’autres ressources pour vivre, que les aumônes qu’il allait demander et recevoir à Sutri. Mais, ne pouvant plus supporter cet état misérable, Milon prit enfin le parti d’aller tenter la fortune. Il dit donc adieu à sa femme, lui recommanda son fils et partit. Il va d’abord en Calabre, passe de là en Afrique et se met au service du roi sarrasin Agolant, qui joue un rôle si important dans les époques carolingiennes, et avec ce prince et ses deux fils, il va jusqu’en Perse et dans l’Inde où il fait d’admirables exploits au profit de ses patrons.

En cet endroit du roman des Reali, on perd tout à fait Milon de vue, et il n’est plus question que de son fils Roulant ou Roland. Cependant Roland enfant, resté dans la grotte de Sutri avec sa mère, à qui il donne tout à la fois les espérances et les craintes les plus grandes, se fait remarquer entre les enfants de son âge par sa force, sa témérité et son courage. Il devient leur chef ; il les bat et les protège tour à tour, moyen sûr de dominer, et finit par leur inspirer une sorte de respect qui les porte à se cotiser pour acheter de l’étoffe et offrir un habillement au petit Roland. Deux d’entre eux font choix d’un drap blanc, et deux autres d’un drap rouge, et de ces quatre pièces réunies, on fit un habit où le blanc et le rouge étaient divisés par quartiers, circonstance honorable qui donna à Roland l’idée d’en conserver le souvenir en prenant, par la suite, le nom de Roland du Quartel (Orlando del quartiere).

Selon le roman, ces choses se passaient pendant que Charlemagne était à Rome pour se faire couronner empereur d’Occident, par le pape Léon III, en 800. Or, il est bon, pour faire juger des amphigouris chronologiques entassés dans ce livre, de rappeler que la déroute de Roncevaux et la mort de Roland datent de 778...

Quoi qu’il en soit donc, Charlemagne, étant à Rome, eut l’idée d’aller passer quelques jours à Sutri. Le monarque y mangeait en public, et un jour le petit Roland porta la témérité jusqu’à s’approcher de la table du roi et y prendre un plat de mets pour le porter à sa mère. Enhardi par l’impunité, il revint jusqu’à trois fois faire le même larcin, tant qu’enfin Charlemagne, voulant intimider le héros futur, se mit à tousser en grossissant sa voix.

La légende affirme qu'ayant terrassé le géant Fernagu, Roland s'empara du joyau de son bouclier

La légende affirme qu’ayant terrassé le géant Fernagu, Roland s’empara du
joyau de son bouclier. Chromolithographie du début du XXe siècle

Mais, loin d’être intimidé, le jeune Roland quitta le plat, prit Charlemagne par la barbe — barbe que l’on sait ne pas avoir existé —, et lui demanda d’une voix et avec un regard plus assurés que ceux du monarque même : « Qu’as tu ? » Puis ayant repris son plat, il se sauva comme les autres fois. Le roi, étonné de cette action, et préparé ensuite par un songe, fait suivre l’enfant par trois chevaliers contre lesquels il défend l’entrée de la caverne où est sa mère. Mais ils persistent, et après avoir reconnu Berthe pour la fille du feu roi Pépin — père de Charlemagne — et la sœur de Charlemagne, les trois chevaliers se jettent aux pieds de la princesse, et jurent de demander sa grâce au roi, ce qu’ils finissent par obtenir.

Charles révoque le décret de bannissement porté contre Milon, ainsi que l’excommunication obtenue du pape, et après avoir adopté Roland pour son fils, il rentre en France. De retour à Paris, Charlemagne rend à son neveu les terres et les seigneuries de Milon, et lui donne les titres de comte d’Anglante et de marquis de Brava.

A compter de ce moment, la faveur de Roland va toujours en croissant auprès de Charlemagne. Il devient l’un des soutiens de ce prince, de la chrétienté même, ce qui lui vaut, disent les Reali, l’honneur d’être nommé par le pape sénateur des Romains et gonfalonier de l’Église.

Telles sont, selon toute apparence, les traditions fabuleuses les plus anciennes relatives à Roland. Pour ceux qui seraient curieux de connaître celles non moins extravagantes qu’on y a ajoutées depuis, indiquons les volumes de novembre et décembre 1777 de la Bibliothèque des romans, qui leur laissera peu à désirer sur ce sujet. Seulement n’oublions pas, pendant et après la lecture, la phrase laconiquement historique d’Éginhard (770-840), ministre de Charlemagne : « Roland, préfet des marches de Bretagne, périt à Roncevaux, en l’an 778. »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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